La fin de la campagne contre BlackRock, et comment quelqu’un m’a filé des données

Antoine Kopij
Show Me Finance
Published in
5 min readApr 12, 2022
La carte de l’enfer, Sandro Botticelli, vers 1485

Au cours des premières semaines de ma participation, j’ai eu du mal à trouver ma place au sein de la coalition Change Finance. La plupart des habitués des réunions étaient des professionnels et je ne pouvais pas rivaliser avec leur expérience et leur connaissance de la réglementation financière. Alors j’ai bluffé, une façon plus aimable de dire que j’ai fait un peu fait semblant. J’ai prétendu que je pouvais trouver de nouvelles données sur les investissements de BlackRock domiciliés dans des paradis fiscaux en utilisant les sources de données de Show Me Finance, mon projet précédent.

Techniquement, ce n’était pas faux, mais les données publiques européennes utilisées par Show Me Finance ne fournissaient pas de détails sur les gestionnaires des produits financiers, seulement des listes d’investissements avec des volumes de transactions. Suivre chaque entreprise où BlackRock gère une position aurait demandé un travail énorme, pour lequel je n’avais ni le temps ni les compétences. Ma contribution lors des réunions de Change Finance s’est limitée à me plaindre de l’absence de discussion sur l’évasion fiscale des entreprises dans les débats sur la finance durable, alors qu’un panel des Nations Unies a inclus le problème de l’évasion fiscale dans la partie Gouvernance des principes ESG pour la finance durable.

En novembre 2020, Emily O’Reilly a reconnu le conflit d’intérêt dans le contrat attribué à BlackRock par la Commission européenne. Cependant, la médiatrice n’a pas annulé le contrat, sous prétexte que le règlement régissant les conflits d’intérêts dans les contrats avec les institutions européennes n’était pas assez clair. Ça va devenir un thème récurrent dans cette histoire, BlackRock prospère dans les failles juridiques. Le verdict de la médiatrice fut une demi-victoire pour Change Finance. Mais en vrai, on avait l’impression de recevoir une petite marque d’appréciation. “Merci pour votre contribution, on s’occupe de tout.” Encore plus après que la Commission a refusé de montrer les emails qu’elle avait échangés avec BlackRock. BlackRock et la Commission continuaient à travailler à huis clos.

Le rapport finalement produit par BlackRock n’a pas apporté d’éléments concluants sur la manière de réglementer la finance durable. Les analystes de BlackRock semblent hésiter entre différentes options, avec un penchant pour l’autorégulation par les banques, et de rares mentions de la législation plus forte soutenue par Change Finance.

Au cœur du débat se trouve la taxonomie européenne, qui a été promise pour le début de 2022, mais personne n’a retenu son souffle. L’idée principale de cette taxonomie est la classification des investissements en fonction de leur impact sur l’environnement. Établir des normes pour les investissements écologiques (verts) et polluants (bruns), mais il pourrait aussi y avoir une norme pour les investissements sociaux. Le rouge ? Quelqu’un a une idée pour la couleur ? Les implications politiques derrière l’idée d’une taxonomie des investissements sont énormes. Qui sera responsable de l’établissement des normes ? Qui les fera respecter ?

Change Finance soutient une taxonomie basée sur la science, appliquée par des institutions publiques contrôlées démocratiquement, couvrant tous les produits financiers avec des mesures financièrement dissuasives sur les investissements polluants. En bref, une taxonomie “brune”. Le projet de BlackRock est très différent. Ils ne veulent pas que les institutions publiques se mêlent de finance, et ils ne veulent pas payer plus pour les investissements polluants. Mais ils seraient heureux de payer moins d’impôts sur les investissements verts. Cependant, ils préféreraient ne pas laisser les scientifiques décider de ce qu’est un investissement vert. Ils le décideront eux-mêmes, avec les banques. C’est ce qu’on appelle l’autorégulation financière. “Circulez, le mouvement climatique, laissez les adultes faire leur travail.”

Ces positions ne sont pas soutenues en termes explicites dans le rapport que BlackRock a produit pour la Commission, mais le financier a montré ses intentions véritables à travers le lobbying qu’il soutient dans les institutions européennes. 30 millions d’euros par an, selon Reclaim Finance et l’Observatoire des multinationales, envoyés à des organisations promouvant une taxonomie verte et l’autorégulation financière, financées conjointement avec les plus grandes banques et gestionnaires de fonds.

La préoccupation actuelle au sein de la coalition Change Finance est que la taxonomie européenne ressemblera exactement à l’idée de BlackRock.

À l’automne 2020, au moment où Change Finance luttait contre l’influence de BlackRock sur la politique européenne, je cherchais un moyen d’interpeller BlackRock sur la question de l’évasion fiscale des entreprises. Il y avait une piste intéressante dans la brèche fiscale des ETF, parce que les Exchange Traded Funds sont les produits financiers les plus populaires de BlackRock, mais rien de nouveau ou de strictement relatif au débat autour de la finance durable. Ma chance a tourné quand j’ai rencontré Annemieke lors d’un des appels de groupe de Change Finance. Elle travaillait pour une organisation consacrée à la dénonciation du réseau financier soutenant la déforestation. Son nom est fictif, mais le reste est raconté tel que je m’en rappelle.

“Ok, Antoine, merci.” Annemieke coupa court à ma trop longue introduction. “Désolée mais j’ai eu une longue journée avec beaucoup de réunions”.

“Tu as dit que tu peux trouver des données sur le financement via les paradis fiscaux, alors comment ça marche ?”.

Je lui donnai les détails techniques du processus, que vous pouvez lire dans l’appendice du rapport que j’ai écrit suite à cette rencontre.

“Tu penses pouvoir trouver quelque chose sur XXXX ? Nos partenaires sur le terrain ont du mal à trouver des preuves incriminantes.”

Elle demandait des preuves de fraude fiscale, qui est illégale, à ne pas confondre avec l’évasion fiscale, qui est légale. Difficile à défendre, mais légale. Il vaut mieux que je ne mentionne pas le nom de l’entreprise qu’elle visait. L’intention d’Annemieke était d’aider les militants locaux à dénoncer l’activité destructrice des entreprises internationales directement impliquées dans la déforestation. Sa priorité n’était pas BlackRock, mais plutôt les groupes que BlackRock finance.

Je lui ai proposé un compromis. Enquêter sur les groupes posant un risque de déforestation qui sont financés par BlackRock via les paradis fiscaux. Elle fut d’accord. Un accord informel, naturellement. Je n’étais pas payé, mais j’avais l’espoir d’une publication. Spoiler alert, la publication n’a pas eu lieu.

Le premier ensemble de données envoyé par Annemieke contenait toutes sortes d’informations utiles sur les intermédiaires financiers entre BlackRock et les groupes liés à la déforestation, mais il manquait quelque chose. Le numéro d’identification de chaque produit financier, qui contenait un code à deux lettres permettant d’identifier le pays d’émission, et donc un potentiel domicile dans un paradis fiscal.

“Je vois”, dit Annemieke lors de notre deuxième réunion. “L’information dont tu as besoin ne se trouve pas dans nos données publiques, mais on l’a en interne, dans nos données de recherche. Je vais devoir en parler à Jasper.”

(Ce n’est pas son vrai nom)

Jasper était le consultant en finance durable qui avait fourni les données de recherche à l’organisation d’Annemieke. Son agence d’experts en finance durable était sous contrat avec Annemieke, et Jasper gardait un droit de regard sur l’accès aux données qu’Annemieke et son équipe utilisaient en interne. Je ne connais pas les termes exacts du contrat qui liait Jasper et Annemieke, mais Annemieke semblait se conformer à une obligation légale en me présentant à Jasper.

La semaine prochaine, la rencontre avec Jasper, où nous parlerons de paradis fiscaux et de forêts luxuriantes.

Cet article est le cinquième d’une série.

Article suivant: Comment se porte la forêt dans les paradis fiscaux ?

Lire depuis le début: Faire campagne contre BlackRock, presque tout ce qu’il faut savoir

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Antoine Kopij
Show Me Finance

Open data applied to finance, market transparency and sovereign debt. Learning python for citizen participation and collaborative analysis at ShowMeFinance.org