Lutter contre BlackRock au temps de la peste

Antoine Kopij
Show Me Finance
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7 min readApr 5, 2022
Humana Fragilitas (Fragilité humaine), vers 1657, par Salvator Rosa. Photographie DEA/A. DAGLI ORTI/Getty Images/DeAgostini

Durant l’été 2020, comme des milliards de personnes, j’étais exclu de toute vie sociale et je m’en sortais à peine par manque de travail. Entre la cuisine, le canapé et la promenade dans le parc, j’écrivais de longs courriels à des ONG et à divers médias d’investigation pour expliquer Show Me Finance et tenter d’obtenir un financement, ou au moins un soutien pour une publication. Sans succès. L’article ne promettait que beaucoup de codage complexe et pas de gros titres. J’en tirais tout au plus quelques marques d’intérêt, mais pas grand-chose d’autre. À l’époque, j’envisageais sérieusement de donner à Show Me Finance une entité légale, puis de rechercher des fonds auprès de donateurs publics et privés. Cela semblait être la seule façon d’aller de l’avant, mais la perspective de la paperasse administrative diluait ma confiance en paresse anxieuse. Je ne savais pas ce que signifiait gérer une organisation quand j’ai commencé à creuser les données financières.

Alors que mes collaborateurs-ices gagnaient en ambition et perdaient en patience, je commençais à prendre conscience de la quantité réelle de travail nécessaire pour professionnaliser un projet comme Show Me Finance. C’est dans un moment comme ça que j’ai reçu une réponse à l’un des emails que j’avais envoyés. Une réponse de Loris, qui travaillait pour Finance Watch.

Loris n’est pas son vrai nom, je vais donner des pseudonymes à toutes les personnes impliquées dans la campagne contre BlackRock. Les noms des organisations sont réels.

On s’est fixé une réunion en ligne. C’était encore sommaire à ce moment-là, chaque appel était interrompu par des bugs de connexion. Loris avait lu mon email sur Show Me Finance et écoutait patiemment ma présentation. “C’est impressionnant,” dit-il. Il aurait pu s’arrêter là et faire ma journée. Je ne cherchais rien d’autre qu’un peu de validation, probablement depuis plus longtemps que je ne me souvienne. Il a aimé la recherche sur les transactions financières dans les données publiques, le laboratoire civique composé de geeks bénévoles, le projet axé sur la transparence. “Mais je ne vois pas vraiment ce qu’on peut faire avec ça.” Aille. Exactement ce que j’espérais que Loris m’aiderait à comprendre. “Nous avons peu de personnes qui sont des économistes de formation professionnelle et ils ont un calendrier serré. Ça ne fonctionne pas comme ça, nous ne pouvons pas simplement inclure de nouvelles analyses de données dans l’organisation. Nous planifions notre stratégie des années à l’avance et mettons en place nos équipes et notre budget en conséquence.” Pas un job pour les amateurs. Loris était sympathique mais il m’épargna les faux espoirs.

J’ai pensé à retourner enseigner en école secondaire, face à des adolescents qui poseraient des questions sur le fonctionnement du monde. Sur l’argent, la politique et la justice. L’option de la recherche de financement pour Show Me Finance était une pente raide. “Ecoute,” dit-il en regardant ma tristesse en basse résolution. “Il y a cette nouvelle campagne pour laquelle on a besoin de bénévoles. Il s’agit de BlackRock, tu vois ce que c’est ?”.

La première fois que j’avais entendu ce nom, c’était en 2008, quand BlackRock a été engagé par la Réserve fédérale américaine pour régler le problème des “credit default swaps”, les produits structurés qui ont provoqué un krach financier cette année-là. “Cette fois-ci, BlackRock a été engagé par la Commission Européenne pour étudier les aspects techniques de la réglementation de la finance durable.”

Il poursuivit .

“Beaucoup de gens dans la société civile, mais aussi au Parlement européen, ne sont pas d’accord avec ça et y voient un cas évident de conflit d’intérêts. Alors un groupe d’ONG et de syndicats s’est réuni pour former une plateforme dont l’objectif est d’annuler le contrat. La plateforme s’appelle Change Finance”. Loris me donna une adresse email à laquelle écrire et clôtura la réunion pour retourner à son travail. “Ils pourraient être intéressés par ton projet là-bas, en tout cas ils ont besoin d’aide pour la campagne.”

Ce ne sont pas exactement les mots de Loris, je dramatise un peu.

Voici mes souvenirs de la première réunion de Change Finance à laquelle j’ai assisté.

Je chipotais à un bic au-dessus de mon ordinateur portable, tapotant son extrémité avec mon pouce pour faire tomber des cendres imaginaires.

“Veuillez patienter, l’hôte de la réunion va bientôt vous laisser entrer”.

Hans apparut enfin. Un visage grand et calme qui semblait me scruter de l’autre côté du réseau. Son ton accueillant contrastait avec le sérieux de son expression.

“Salut Antoine, ravi de te rencontrer. Loris m’a dit que tu viendrais.”

Hans travaillait pour Finance Watch et avait été nommé pour coordonner la coalition Change Finance. Il a pris la plupart des notes sur lesquelles cette histoire est basée.

“Les autres seront bientôt là. Comment ça va ? Comment se passe le confinement là où tu es ?”

Briser la glace. Je lui dis que les restrictions à Liège étaient lentement levées. Seuls les cafés et les restaurants étaient ouverts, jusqu’à une certaine heure.

“Salut Hans! Bonjour Antoine, enchanté.”

Graham apparut. Il était assis sur une chaise de bureau à côté d’une armoire pleine de fardes, le visage légèrement flouté par la distance de sa caméra et la mauvaise connexion.

“C’est b// de vo// une n///elle tê//, Anto///, ////venue. t/ //ux /ne peti// /////duction ?”

Graham venait de Corporate Europe Observatory, il facilitait les réunions de Change Finance et d’habitude s’exprimait de façon claire et articulée, quand son wifi fonctionnait correctement. À au moins une occasion, son réseau fut piraté pendant une réunion de Change Finance.

Les autres étaient en train d’arriver et le brisage de glace fut vite expédié. Sept autres participants issus d’autres organisations et impliqués à des degrés divers dans la coalition. Des sponsors, des administrateurs, des chercheurs et des bénévoles, tous mélangés.

“Dans ce contrat avec BlackRock, les objectifs de la Commission sont doubles. D’abord, elle vise à protéger la stabilité financière européenne contre les risques non pris en compte par les indicateurs financiers classiques (objectif prudentiel), en d’autres termes, à éviter une nouvelle crise financière.”

Laura, une chercheuse engagée par Change Finance, avait commencé à parler rapidement pour résumer le message de la campagne. Un bébé pleurait en arrière-plan et elle quitta sa caméra une ou deux fois pendant la réunion. Mais elle termina d’abord sa présentation.

“Cela concerne particulièrement le “E” dans ESG, car les risques financiers environnementaux sont de plus en plus perçus comme des risques systémiques par les régulateurs financiers. Ceux-ci englobent à la fois les risques physiques qui rendent les entreprises moins rentables (augmentation des catastrophes naturelles, vagues de chaleur, diminution de la fertilité des sols, etc.) et les risques de transition (certaines industries devenant soudainement obsolètes et leurs actifs connexes sans valeur).”

J’ai levé la main pour poser la question. ESG est l’acronyme de principes environnementaux, sociaux et de gouvernance. L’application des principes ESG dans la réglementation financière était au centre du contrat de BlackRock avec la Commission européenne.

“Le deuxième objectif est de faire en sorte que le secteur bancaire modifie l’allocation du capital vers le financement de la transition juste (objectif transformateur) et se sépare rapidement des projets et entreprises liés aux énergies fossiles.”

Je n’ai pas compris quand quelqu’un est intervenu pour mentionner les propositions du pilier II et du pilier III. La plupart du jargon et des acronymes m’ont échappé lors des premières réunions.

“Ce que nous (Change Finance) attendons de la Commission, c’est une portée ambitieuse : tous les produits bancaires et les financements doivent passer par un screening ESG, et pas seulement une niche de produits labellisés environnementaux ou sociaux.”

Ok jusqu’ici. Laura ne voulait pas que la prochaine réglementation européenne soit une nouvelle occasion de greenwashing.

“Nous avons besoin d’une approche de double matérialité, abordant à la fois les risques outside-in (impact des changements environnementaux sur l’investissement) et les risques inside-out (impact des investissements sur les changements environnementaux).” *

Là j’étais vraiment perdu. J’ai dû poser la question plusieurs fois pour intégrer ce concept de double matérialité, qui est utilisé abondamment dans le rapport rédigé par BlackRock. La “matérialité” est la notion d’impact direct, matériel. Les risques outside-in concernent l’impact du changement climatique sur le secteur financier. Les risques inside-out concernent l’impact du secteur financier sur le changement climatique. Ce que Laura et Change Finance craignaient, à juste titre, c’est que BlackRock ne s’occupe que des risques environnementaux qui ont un impact sur le secteur financier, et non des risques environnementaux causés par le secteur financier.

À ce stade de la campagne, en septembre 2020, l’objectif de Change Finance était de convaincre l’ombudsman européen d’annuler le contrat pour cause de conflit d’intérêts. L’ombudsman (ou médiateur) est une personne, en l’occurrence Emily O’Reilly, et une institution européenne dont le travail principal est d’enquêter sur les plaintes des citoyens contre d’autres institutions européennes.

Change Finance a déposé une plainte pour annuler le contrat entre la Commission et BlackRock, puis a fait campagne pour convaincre le grand public et les députés européens de soutenir cette plainte. Nous avions des alliés au Parlement, mais le problème le plus difficile était d’atteindre les organisations de la base, pour transmettre le message et empêcher que la campagne ne reste invisible en dehors de la bureaucratie européenne. La pandémie ne facilitait pas les choses, avec la quasi-impossibilité de rassembler une foule dans la rue, et les informations donnant la priorité à des problèmes immédiats et vitaux. Notre petit groupe tentait de synthétiser la campagne en une seule page de texte compréhensible par tous, pendant que BlackRock dépensait des millions en lobbying pour faire passer une réglementation qui convenait à ses intérêts.

La semaine prochaine, la conclusion de la campagne contre BlackRock, et comment quelqu’un m’a filé des données.

*La présentation de Laura est traduite de l’anglais à partir d’un document interne de Change Finance destiné à la communication.

Cet article est le quatrième d’une série.

Article suivant: La fin de la campagne contre BlackRock, et comment quelqu’un m’a filé des données

Pour lire depuis le début: Faire campagne contre BlackRock, presque tout ce qu’il faut savoir

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Antoine Kopij
Show Me Finance

Open data applied to finance, market transparency and sovereign debt. Learning python for citizen participation and collaborative analysis at ShowMeFinance.org