Storytelling (II) : je répète, tu répètes, il/elle/on répète, nous répétons des valeurs

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S’ils ne devaient servir qu’à une chose, les récits ne serviraient au sein d’un groupe qu’à répéter des valeurs. Les valeurs que partage le groupe ; les valeurs qui le fondent.

Oui, les récits de nos sociétés sont un peu comme des mythes…

C’est souvent la question que nos esprits cartésiens se posent : est-ce que les récits de nos sociétés, médiatiques ou non, partagés par de petits ou de grands groupes, ne sont pas un peu comme des mythes ?

Et bien la réponse est bien-sûr : Oui. Si c’était votre seule interrogation, elle est résolue c’est bon.

Mais si nous sommes cartésiens, ce n’est pas seulement que nous aimons les plans, c’est aussi que nous aimons l’idée de pouvoir dire que la science et la raison nous gouvernent. Et qu’ils sont bien meilleurs maîtres que ne l’est la mythologie quand il s’agit de savoir quoi penser et quoi faire.

Et voilà pourquoi la question de savoir si nos récits et les mythes antiques ont un quelconque lien pose problème : faire la liaison c’est dire que, même aujourd’hui, même dans nos sociétés hyper-modernisées par la science, il nous faut faire appel à ces bons vieux récits pour être une communauté, un groupe. Et pas seulement en partageant des récits fictifs, mais également en partageant des récits médiatiques. Des récits sur des faits réels.

…parce qu’ils nous servent à partager des valeurs

Et cela depuis l’antiquité donc. Depuis la préhistoire même. En fait depuis toujours, depuis que les hommes ont commencé à se réunir pour former des sociétés, depuis qu’il a bien fallu les réunir autour d’un point de vue et d’un agir commun.

Mais bon, revenons aux mythes tels qu’on pouvait les utiliser dans l’antiquité. Ils avaient ce que Bronislav Malinowski définissait comme un rôle fonctionnaliste dans la société. C’est-à-dire qu’ils font partie des éléments qui permettent à une société d’assurer sa stabilité. Et cela tout simplement parce qu’ils répètent et revalident en permanence les valeurs du groupe. Ou, pour le dire autrement, ils légitiment les normes sociales et culturelles en les illustrant.

Par exemple, on peut voir l’Odyssée comme une vaste légitimation d’une valeur centrale de la Grèce antique : l’hospitalité.

En effet, dans le monde antique, où l’individu n’est pas encore protégé par un corpus de lois, l’hospitalité est un devoir sacré. Et les règles en sont simples : 1) celui qui accueille doit offrir à boire et à manger, offrir également une place au coin du feu, un lit, voire des vêtements ; 2) de son côté l’invité ne doit pas abuser des bienfaits qu’il reçoit et, une fois qu’il a reçu tout ce qui lui est dû, il doit dire son nom, celui de son père, d’où il vient et où il va.

Et c’est cet ensemble de règles simples, mais fondamentales pour une société qui se construit progressivement, que les histoires d’Ulysse et de Télémaque, son fils, vont illustrer pour que chaque grec qui les entend et les réentend s’y retrouve.

Sanctionner les méchants et récompenser les gentils

L’illustration des valeurs d’un récit marche d’une manière très simple : ceux qui respectent les valeurs sont récompensés, le plus souvent en étant montrés comme les vainqueurs ; et ceux qui ne les respectent pas sont sanctionnés, en étant tués, emprisonnés, exilés ou en subissant tout l’éventail des violences symboliques et/ou physiques imaginables.

Si l’on revient à l’Odyssée, à ses personnages et au rôle d’hôte et d’invité, on voit comment l’ensemble du récit illustre ces valeurs. Ainsi, Télémaque est l’hôte parfait : il offre le gîte et le couvert aux prétendants de sa mère, il leur ouvre sa maison, leur donne à boire et à manger et les loge. Son père, lui, est l’invité parfait : retrouvé nu par Nausicaa, princesse des Phéaciens, il racontera à ces derniers toute son histoire après avoir été habillé, nourri et avoir dormi.

Finalement, le père et le fils, incarnations de l’invité et de l’hôte idéal, seront récompensés en retrouvant le pouvoir sur Ithaque.

Par contre, si l’on regarde du côté des “méchants” de l’histoire, eux ne respectent pas les règles de l’hospitalité : 1) les prétendants de Pénélope sont indignes de leur hôte, ils mangent toutes les réserves, boivent les meilleurs vins et, surtout, tentent de coucher avec la mère de celui qui leur ouvre sa maison ; 2) Polyphème, lui, le cyclope qui trouve Ulysse et ses compagnons dans sa grotte, est loin de se comporter en bon hôte puisque au lieu de leur offrir de la nourriture, il les tue pour les manger, bref, il les transforme en nourriture au lieu de leur en offrir.

Mauvais invités et mauvais hôtes seront sanctionnés. Respectivement en étant tués et rendu aveugle. Au point que, même aujourd’hui, les règles de l’hospitalité restent ancrées dans cette représentation : nous continuons, lorsque quelqu’un vient chez nous, de lui offrir à boire et à manger ; et, en tant qu’invité, nous veillons à ne pas tout dévorer et à apporter notre part du repas.

Les valeurs et le groupe

Voilà donc la première utilité des récits : ils permettent de répéter, d’intégrer et de partager les valeurs d’un groupe. C’est à partir de ces valeurs fondamentales que nous pourrons construire un point de vue collectif sur un événement donné.

Ainsi, les valeurs partagées que construisent les récits peuvent venir tout autant des récits médiatiques (sur des faits réels) que des récits de fiction. Elle se mêlent tous pour devenir notre mémoire collective et nous permettre de définir ce qui bon ou mauvais, ce qui mérite d’être récompensé ou sanctionné.

Les récits d’une société la construisent donc progressivement, fixent ses limites en les définissant comme ceux qui partagent les mêmes valeurs. Y compris dans les médias qui doivent construire le récit des événements qui surgissent dans l’agenda en en fixant les héros et les méchants, ceux qui respectent les valeurs et ceux qui ne les respectent pas, ceux qui doivent être récompensés et ceux qui doivent être sanctionnés.

De cette façon, les récits médiatiques définissent notre agir collectif face au désordre auquel doit répondre le récit.

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Benjamin Berut
Storytelling : théorie et mise en oeuvre

Le #web, les nouveaux #médias, le #storytelling #mooc et le #gamedesign aussi et, ah, aussi le #jdr