[Rapport Villani] Chap. 1 : Je refuse…!

Arthur Le Menec
Stury
Published in
8 min readJun 4, 2018

Avant propos :

Le rapport Villani, intitulé “Donner du sens à l’intelligence artificielle — Pour une stratégie nationale et européenne”, n’en est pas moins un petit pavé.

234 pages, 100 969 mots et 612 415 caractères plus tard : voici son histoire.

À travers 5 chapitres fictionnés, librement inspirés du travail de Cédric Villani, l’idée est de vulgariser les innombrables bonnes idées qu’il contient pour mieux les appréhender. Le premier chapitre entame ce récit avec le contexte ayant donné naissance à ce rapport, raconté sur un ton… particulier !

Monsieur le Président,

Me permettez-vous de parodier Zola pour mettre le “holà” à votre inaction ? Me permettez-vous de poser 2–3 punchlines pour crier que notre pays est menacé d’une honteuse débâcle ? On ne va pas fermer les yeux : une guerre est en marche et rien ne l’arrêtera. Même Gilbert la verrait venir peper.

Oui, une guerre : elle s’installe et redessine les équilibres, ambitionne la domination des autres nations. Bien loin des conflits ouverts, elle ressemble beaucoup à sa grande soeur du siècle dernier. Les protagonistes se livrent une guerre technologique acharnée pour dominer économiquement et militairement, appuyés par de féroces idéologies qui se déploient. Elle oppose plusieurs blocs qui aujourd’hui nous ignorent et demain nous soumettront. Aux anciens rivaux américains et russes s’ajoute aujourd’hui la Chine, mais l’Europe et la France : miskine. Pris en étau dans un conflit qui nous dépasse, nous sommes aujourd’hui les spectateurs impuissants d’une “Guerre Fade” sans saveur pour le Vieux Continent.

Le nerf de cette guerre technologique ? L’intelligence artificielle. Sous couvert de progrès pour l’Humanité, elle va pourtant la diviser. Et son objectif démiurgique dépasse de loin la simple prouesse scientifique : en nous dépassant sur de plus en plus de tâches, elle sera demain l’avantage compétitif le plus puissant dans de nombreux secteurs. Tentaculaire, elle s’immisce dans tous les pans de notre société, de notre économie. Tout comme la conquête spatiale du siècle dernier, l’intelligence artificielle est le prochain pas de géant pour l’humanité, qui n’aura pas lieu sur la Lune mais bien sur Terre pour mieux nous bousculer.

En joug moderne, l’IA sera bientôt un véritable outil de domination pour certaines puissances mondiales. La maîtrise indépendante de cette technologie est l’unique garantie de libre arbitre pour les états, et de réelle liberté pour ses sujets.

Battle de répliques idéologiques…

Dès lors, le duel aura lieu. Les déclarations en ce sens sont sans équivoques. Poutine affirmait bien le 1er septembre dernier que “Celui qui deviendra leader dans le domaine de l’intelligence artificielle sera le maître du monde”. Vlad et Vald : même combat, des punchlines pour dominer le game. Il dut y avoir là une minute psychologique pleine d’angoisse dans votre bureau. Mais si la nation est frappée de stupeur, la torpeur vous laisse muet. Face au 6-pack de Poutine, on ne fait pas le poids avec nos abdos-kro. Guess who’s back.

La Chine s’est également emparé du sujet avec son implacable logique : devenir d’ici 2025 le leader mondial de l’intelligence artificielle. Dans cette déclaration de guerre, il est facile de lire entre les rimes de MC Xi, même écrites en chinois, et de deviner que le sujet n’est pas qu’économique mais aussi militaire et sociétal. L’empire du milieu planifie alors ses efforts pour parvenir à cette domination — domination déjà réelle dans le domaine de l’apprentissage profond où la recherche chinoise publie un bien plus grand nombres d’articles que les US. Les meilleurs experts de l’intelligence artificielle y sont attirés à coups de permis de séjour, de bourses, de laboratoires de recherche et de rachats d’entreprises étrangères. En un mauvais jeu de mot : le deep learning chinois va nous la mettre profond.

Moins belliqueux dans leurs déclarations, les Etats-Unis utilisent, eux, une arme d’influence massive qu’on se prend depuis un demi siècle dans les gencives. Eh oui mon coeur, je parle du Soft Power. L’intelligence artificielle en est un outil : Barack Obama lui-même l’évoquait en 2016 dans le magazine Wired. La stratégie américaine en matière d’IA constitue un retour aux sources même du concept de Joseph S. Nye : structurer la situation mondiale de telle sorte que d’autres pays fassent délibérément des choix en accord avec ceux des USA. La puissance culturelle des USA en est le résultat et nous autres, français européens, nous assistons alors tous les jours au spectacle infâme des GAFAM qui rythment notre quotidien. A tel point que le Danemark a récemment nommé un ambassadeur dédié à ces entreprises plus importantes que des Etats. Pourtant, quelles valeurs la Silicon Valley a-t-elle à proposer : “Chouette, la tech va sauver le monde !” (Morozov 😡 this), ou encore “Make the world a better place fake”

Certains s’inquiètent pourtant du retard que pourrait prendre les USA avec la navigation aléatoire du capitaine Trump. Mais s’il donne l’impression de rejeter les nouvelles technologies (coupes budgétaires dans la recherche, défiance à l’égard de ses propres géants sur la côte ouest, etc.), il ne faut oublier ce qui constitue le fondement et la force du modèle américain : laisser la main aux entreprises sans trop les réguler. “Nous n’avons pas étouffé Edison sous la paperasserie quand il a inventé l’ampoule électrique”, disait le 25 mai un des conseillers scientifiques de Trump lors du premier sommet sur l’IA sous sa présidence. Echo glaçant aux efforts de régulation de l’Europe avec la RGPD. En clair : la Maison Blanche a entière confiance en son économie de marché et dans sa main invisible, renforçant par là sa meilleure arme en laissant ses géants poursuivre leurs recherches sans entrave.

…et militaire (mon cher Watson).

Si hier l’arme d’intimidation était le nucléaire, aujourd’hui c’est le software. Il attaque des systèmes informatiques étatiques, peut déséquilibrer tout un pays. Et c’est déjà le cas aujourd’hui ! Les accusations réciproques d’ingérence dans les affaires intérieures se multiplient, faisant état d’attaques à grand coups de piratage : manipulation d’élections, détournement de l’information, espionnage industriel 2.0, etc.

Le risque de e-conflit est plus que jamais présent. Chaque bloc a de bonnes raisons de craindre une avance technologique supérieure de ses adversaires et tous s’équipent rapidement avec les meilleurs systèmes de défense à base d’IA. Certains craignent même un nouvel élan plus Musklé : “La compétition pour la supériorité IA au niveau national pourrait déclencher la troisième guerre mondiale”.

La conscience d’un péril proche grandit et les déclarations chocs visent à prendre un ascendant psychologique et militaire sur ses ennemis. La rhétorique et la punchline sont pour l’instant les armes de cette guerre fade, mais demain ?

Quid de la data dans tout ça ?

L’IA qui menace de nous asservir a besoin de données. De beaucoup de données. Faut-il vous rappeler que ce sont elles qui permettent de construire les intelligences artificielles ? Cette dernière est globale par nature car elle performe davantage lorsqu’elle est alimentée par le plus grand nombre. Les avancées d’aujourd’hui sont presque uniquement le fait de l’apprentissage automatique : ces algorithmes datavores apprenant seuls à partir de millions d’exemples issus de nos données. Dans cette datafication du monde, le contrôle des sources d’approvisionnement en données est primordial. L’or a eu les conquistadors, la data aura les GAFA.

Mais pas que les GAFA ! Contrairement à nous, les trois blocs possèdent leurs propres sources de données personnelles. Vous pensiez naïvement que le monde entier utilisait Google et Facebook ? Détrompez-vous ! Si notre quotidien est depuis trop longtemps imbibé de l’influence américaine, Google s’appelle Yandex en Russie et Baidu en Chine, Facebook se prononce VKontakte, WeChat ou QQ quand Youtube s’écrit Rutube ou Youku

Et le beau résultat de cette situation prodigieuse est que l’Europe et la France font aujourd’hui figure d’exception. Les données de ses utilisateurs, nos données, fuitent vers les entreprises américaines et alimentent leur influence, alors que la Russie et la Chine disposent de millions (voire de milliards) d’utilisateurs usant de technologies nationales, conservant ainsi leur gisement de données. Qui aujourd’hui, des Etats ou des GAFA, nous connaît le mieux ? Qui nous impacte le plus ? Qui, surtout, dessine notre avenir en fonction de sa propre idéologie ? Le futur, notre futur, se dessine sur la rive ouest de Etats-Unis. Et demain de plus en plus en Asie ou en Russie. Ironie de l’Histoire, notre vieux continent devient une colonie numérique (cc Laurent).

Mais cette lettre est longue, Monsieur le Président, et il est temps de conclure. Tout ceci n’est, en gros, que le résumé d’une histoire dont les lignes tristes noirciront un jour la nécrologie de nations européennes dénaturées ou opprimées.

Où est-elle, la politique forte ? Le patriotisme confiant ? Les mesures qui oseront tout refondre et entreprendre ? L’Europe et la France doivent se réveiller. La civilisation technologique s’approche de son dernier degré de sauvagerie, et il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre la catatonie servile ou la guerre hostile. Et vous ne pourrez pas dire que les rimes d’Émile Booba n’étaient pas là.

PS : tu as envie de te suicider après cette lettre apocalyptique d’Émile Booba ? Ou tu as envie de crier au collapsologue, au Nostradamus, à la prophétie pleine de raccourcis ? Alors jette-toi vite le Chapitre 2 pour découvrir derrière ce lien un peu putaclic ce que va faire Cédric !

[Chapitre 1] Et sinon, que dit le vrai rapport Villani ?

Avec un peu moins de virulence qu’Émile, Cédric Villani ne manque pas de rappeler dans son introduction le contexte global de la course à l’intelligence artificielle.

Evoquant à la fois les propos de Mr. Poutine (IA = maitre du monde), de Mr. Jinping (plan chinois vis-à-vis de l’IA) ou de Mr. Obama (soft power), il met en lumière le risque de duopole (US + Chine), voire d’oligopole avec la Russie, dont l’Europe serait de facto exclue sans stratégie sur l’intelligence artificielle.

Il rappelle alors qu’aujourd’hui l’essor de l’IA est dû à l’apprentissage automatique, qui se base sur les données et la “datafication” du monde. Que l’Europe fait figure d’exception avec des données qui fuient majoritairement vers des entreprises non-européennes (comme les GAFA), au risque de devenir une colonie numérique.

L’enjeu de son travail est alors de redonner du sens à l’intelligence artificielle, avec la mise en place d’une stratégie nationale mais surtout européenne (seule échelle pertinente pour jouer contre la Chine, les US ou la Russie).

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