[Rapport Villani] Chap. 2 : Le Plan (avec un grand P).

Arthur Le Menec
Stury
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12 min readJun 4, 2018

Ses doigts tapotaient machinalement sur son bureau. Il s’écrasaient tour à tour sur l’ébène sombre avec un bruit sourd. Poc, poc, poc. Le rythme était parfait.

On frappe. Ces trois coups secs gèlent la cavalcade effrénée de ses doigts, dont il reprend soudainement conscience. Encore sous le coup l’atonie, E. marmonne : « Entrez, entrez ! ». Aucune chance que la personne derrière la porte n’ai compris ses mots bafouillants. Pourtant la porte s’ouvre…

« Bonjour, Monsieur le Président. J’espère ne pas arriver trop tard, j’ai fait aussi vite dès que j’ai lu.

E. a beau s’entretenir avec l’homme presque chaque mois, il ne peut s’habituer à son apparence. Sa tenue attrape systématiquement son regard en premier lieu, comme si la couleur du noeud ornant son cou ou la broche décorant son col exerçaient un magnétisme mystérieux. Après quelques secondes d’apprivoisement, il parvient en général à lever les yeux vers le visage de l’homme, que de longs cheveux noirs et raides emprisonnent. Comme si ce qui se trouvait à l’intérieur de sa tête ne devait pas s’échapper. Ses yeux, bien que sombres eux aussi, transmettent pourtant une bienveillante chaleur et ne cessent de s’agiter, donnant l’illusion qu’un éclair de génie les traversent à chaque instant. En fixant ce regard sagace, E. reprend peu à peu pied.

«Trop tard, trop tard, est-ce qu’hier ou l’an dernier, ce n’était déjà pas trop tard… Mais merci d’être venu aussi vite, C. Vous savez donc ce qui m’amène à vous réclamer aussi tôt ?

- Oui Monsieur le Président, je l’ai lu moi aussi.

- Bien sûr…

- Je comprends votre empressement. Il faut dire que l’article n’est pas tendre !

- On m’avait prévenu que ça nous pendait au nez. Que ce n’était peut-être qu’une question de temps et qu’un jour au l’autre ça pourrait péter. Mais d’ici à une telle explosion ! Voilà que le sujet retentit dans tous les tympans français.

- Ça s’est répandu comme une trainée de poudre. Je regardais justement les chiffres avant d’entrer : l’article est repris dans presque tous les journaux de ce matin. Et son intervention d’hier a déjà été vue 1,2 millions de fois sur Youtube et 117 fois sur Dailymotion.

- Pas de doute, soupire E, on est bien en France. »

La plume cassante et clashante d’Émile Booba était redoutée. Elle attaquait, dénonçait, trainait dans la boue les responsables apparents de divers maux sociétaux. Agriculture, cyber-sécurité, immigration, équitation ou géopolitique : on ne savait où ses foudres allaient frapper, à part qu’elle pouvaient tomber partout. Et surtout sur n’importe qui. Cyber-individu totalement anonyme, son blog “En phase Germinal” était aujourd’hui un des plus influent de l’Hexagone.

« Quel merdier, C. ! A travers les innombrables crises que la France ait connu, le pourcentage de journalistes emmerdeurs est le seul qui n’ait jamais baissé.

- Sans doute, mais il faut avouer qu’il n’a pas tort. Même si on est situé au centre sur nos planisphère, on est carrément à l’Ouest en terme d’IA.

- Vous voulez rire ! Ce n’est pas nous qui sommes à l’Ouest, c’est l’Ouest qui est chez nous. Et demain le Nord-Est et le Sud-Est. Voilà qu’on nous appelle déjà une colonie numérique. Pourtant je croyais que c’était fini ces conneries de colonisation, il faudrait qu’on se mette d’accord sur l’époque !

- Ce qui est certain, reprit C. après une courte pause, c’est que sans donner du sens à l’intelligence artificielle sur ce continent, on finira immanquablement par pencher dans un sens ou l’autre… On doit réagir, Monsieur le Président. On doit rentrer dans cette “Guerre Fade”, comme il l’appelle.

- Un peu oui ! On n’a pas le choix ! L’autre chauve qui se prend pour le mâle absolu, c’est un fou furieux. Comme son petit père à moustache, il s’en tamponne un peu du peuple et ne pense qu’à nous écraser. De l’autre côté il y a l’autre chauve mais avec une perruque et qui laisserait sa côte Ouest vendre des abonnements à l’air qu’on respire si ça pouvait lui rapporter un dollar. Et le Mao 2.0, lui, il s’est arrangé pour rester président à vie afin d’être sûr de rien lâcher. Ce monde est absurde, C.

- Ce qui est absurde dans ce monde, c’est que tout le monde a ses raisons d’être persuadé d’avoir raison. C’est bien trop stratégique, l’intelligence artificielle, pour la laisser à des inconnus. Ca peut vous pourrir vos élections, vos systèmes espions, vos matchs sur certaines applications… C’est assez vaste en fait…

- Mais je le sais bien, C. ! Et je sais bien que demain la bagnole autonome, la télé augmentée et le tiercé assisté sera l’opium du peuple de France. Et le roi des cons assis sur son trône : c’est moi !

- Pourtant on pourrait peut-être…

E. explosait. Plus cette conversation avançait, plus il avait l’impression de ne rien maitriser. Que tout lui échappait. Que la bataille était perdue d’avance. Il allait devoir faire comme ci de rien n’était, faire croire que tout était sous contrôle, que vendre 2–3 Rafales démontrait encore l’avance de la France… en croisant les doigts pour que la société civile ne se rende compte pas trop rapidement que leur grand pays était foutu… Continuer cette hypocrisie le rendant fou.

« Peut-être faire quoi, C. ? On a plus de données, gémit E., et personne n’a pipé mot quand tout à commencé. “Donnez vos données pour pouvoir liker !” Bah voyons... Mais voilà, il faut toujours laisser les américains vendre du rêve sans rien dire. Un jour ils arriveront à nous faire croire que boire du coca à crédit rend intelligent, j’en suis sûr…

- C’est là où vous vous trompez, Monsieur le Président. En France et en Europe, on a des données, et même des tonnes. En général, on n’a pas de chance avec les matières premières. On n’a pas eu l’or, on n’a pas eu le pétrole… Mais croyez-moi, en France, on n’a pas de pétrole, mais on a des données.

- Et où ça donc ? Dans des smartphones made in France ? Vous allez faire croire qu’utiliser des réseaux sociaux français c’est la panacée ? Nos Jean-Kevin ne goberont jamais que surfer sur TonTube est un symbole de liberté mon vieux…

- Pour nos Jean-Kevin, comme vous dites, c’est compliqué. Mais ne vous inquiétez pas : j’ai un Plan.»

Il se penche légèrement vers E., comme pour lui faire une confidence, et ajoute en chuchotant :

« Vous savez, si la bataille des données personnelles est vaine, celle des données sectorielles pourrait être notre veine.

- Comment ça, les données sectorielles ? Celles des entreprises ?

- Totalement ! Encore mieux que les données de nos Jean-Kevin, il y a les données issues des secteurs de pointe. Et où on trouve des données de secteurs de pointe ? Je vous le donne en mille : dans les entreprises de pointe. Or, par chance, il nous en reste encore quelques unes en Europe.

- Très bien, C. Je sais pas vous mais moi, je n’ai jamais constaté qu’elles savaient quoi en faire, nos industries de pointe, de leur foutues données. Au final, on ne peut pas dire qu’elles ont toute inventé l’eau chaude ces dernières années…

- C’est seulement que pour l’instant, elles n’ont pas compris qu’à leur petite échelle, elle ne peuvent pas les valoriser, ces données. Le secret des solutions d’intelligence artificielle qui marcheront demain : des données en quantités, agrégées, structurées, annotés, et surtout partagées dans tout un secteur d’activité.

- Un peu utopique, non ? Dans notre pays de coqs, les entreprises restent des poules qui couvent jalousement leurs oeufs d’or. Et les coqs, ça ne partage pas. Ni son comté, ni ses données.

- Pour ça, Monsieur le Président, on est obligé de lancer une politique agressive de la donnée. Et c’est là qu’on peut faire la différence : les US sont incapables d’inciter leurs business à partager leurs données à cause de leur sacro-sainte économie dérégulée. La Russie et la Chine, si, mais ils n’ont pas encore les industries de pointe historiques qu’on a. C’est là qu’on a un intervalle où jouer. »

E. prit une légère pause, se gratta le menton, puis l’oreille, puis le menton. Ça ne servait strictement à rien, mais ça permettait de souffler un brin.

« Ok, très bien. Dans les grandes lignes, ça se tient. Une politique de donnée agressive ? C’est bien ça ? Et comment je met en place une politique de donnée agressive, moi ?

- C’est simple : vous faites intervenir l’Etat et incitez les entreprises à mutualiser leurs données. Il faut leur expliquer que des données seules, ça ne vaut pas un clou. Mais qu’avec des données croisées avec d’autres, contextualisées et sectorisées, on construit un palais grâce à ces quelques clous.

- Partagez vos données, et Dieu vous les rendront au centuple ! Quel prophète vous-faites, C. !

- Mais attention, on ne force pas non plus à tout donner, on ne va pas transformer nos fleurons en kolkhozes. Ça, se sont les russes et les chinois. Enfin à ce qu’on dit. Il faut plutôt faciliter l’échange, et surtout inciter. Mon idée, c’est de se concentrer en priorité sur 4 secteurs : la santé, les transports, l’environnement et la défense.

- Pas bête : ces 4 là fonctionnent déjà tellement avec nous qu’on ne devrait pas avoir de mal à les remuer un peu. Et vous pensez à quoi pour faciliter le partage de données ?

- C’est simple : on met en place des plateformes sectorielles où chacun partage ses trésors. C’est un peu comme de l’open-data, mais régulée. Same same but different. On les incite à tout centraliser, avec des droits d’accès différenciés et régulés. On accompagne à la contractualisation et à l’échange aussi, ça devrait réchauffer les frileux.

- De l’open-data régulée… Votre oxymore me plait, C. !

- Oui, enfin du coup ce n’est plus vraiment “open”, mais bref… Le partage est facilité, c’est ce qui compte ! D’autant plus qu’avec un tel nombre de données de qualité et disponibles, normalement ça donne envie de les utiliser ! Tenez, prenez l’exemple de la voiture autonome : pour l’instant on a une bataille entre les constructeurs. Mais en vérité, ils auraient surtout intérêt à partager leurs données de conduite pour atteindre un niveau de fiabilité maximal le plus rapidement ! C’est pas sur la conduite qu’ils vont se différencier d’ailleurs, autonome pour autonome… Mais pourtant chacun essaie dans son coin, par peur de partager !

- Et vous pensez que ça suffirait ? Je veux dire, ces 4 secteurs c’est bien, mais je les connait, ils ont tendance à piquer du nez avec l’âge…

- Absolument, et ça m’amène au petit deux : faire rêver. Ou plutôt, on motive ces secteurs à se bouger en faisant rêver l’opinion publique autour de grands enjeux. La détection précoce des maladies, la mobilité urbaine optimisée et zéro émission, etc. L’avantage de ces secteurs, Monsieur le Président, c’est qu’ils relèvent de l’intérêt général. Or l’intérêt, et vous le savez bien, c’est inépuisable, surtout quand il est partagé par des millions de français ! Laissez-entendre qu’il est possible d’avoir de meilleurs transports tout en étant mieux soigné, et l’opinion publique sera votre meilleur atout pour inciter nos industries papis à innover. Et si ça ne suffit pas, on pourrait même obliger les entreprises à libérer certaines données au nom de l’intérêt général sur certains sujet. Ou inciter les citoyens au don de données personnelles, par exemple pour faire avancer la recherche. L’intérêt général, ça peut être drôlement pratique quand c’est bien utilisé. »

E. n’écoutait pratiquement plus C. parler. Il l’entendait, mais son esprit était déjà ailleurs. Il l’aimait beaucoup, ce Plan. Il s’imaginait déjà les discours à prononcer, les phrases à tweeter, les personnes avec qui s’entourer… Invoquer l’intérêt général, mais oui, bien sûr. Avec ça, il pouvait tout faire. Enfin au moins tout commencer, essayer d’initier un mouvement, mobiliser.

C. continuait son monologue, imperturbable. Il évoquait la mise en place d’expérimentations entre public et privé, avec des “bacs à sable d’innovation”, pour matérialiser des idées rapidement et les remodeler facilement, comme un château de sable. Il proposait encore un coordinateur interministériel pour faire avancer politique industrielle et numérique ensemble. Il énumérait ses idées, mais…

« C., il reste une chose me turlupine. Comment on fait, au juste, pour embarquer tout le monde dans votre Plan ? Je veux dire, comment on convainc les entreprises, l’opinion publique, l’Europe et le reste du monde, qu’en France on bouge enfin ? Parce que le progrès, c’est comme la Sainte Vierge. Si on ne le voit pas de temps en temps, le doute s’installe.

- Pour ça Monsieur le Président, il va falloir se remettre à la communication. Des filières attractives, ça s’organise au niveau de l’Etat. On devra mettre en place un guichet unique des entreprises de l’IA en France, où le reste du monde pourra s’adresser pour demander et acheter ce qu’on sait faire. On pourra aussi créer un label spécial avec la French Tech. Et nous aussi, on va devoir être exemplaire. On va faire de l’Etat un acheteur d’IA Français et Européen, pousser nos propres solutions. Et enfin, il faudra assurer un maximum de visibilité à nos projets et réussites pour remettre au goût du jour la touche française et européenne. Je ne vous dirai pas de faire de la propagande, mais un peu quand même ! Histoire de voir la Sainte Vierge de temps en temps, comme vous dites.

- Mais dites moi, C., une politique interventionniste, axée sur la technologie et appuyée sur beaucoup de communication, ça ne vous fait pas penser à quelque chose ?

- Que voulez-vous dire ?

- Rien, rien. J’ai peut-être une nouvelle idée de slogan pour refaire la nique aux américains.

Sceptique par rapport à cette politique “agressive” de la donnée ? Pour toi on est vraiment trop en retard et on n’arrivera jamais à innover ? Attends plutôt de lire le chapitre 3 et l’histoire d’Albert Mitty, le chercheur idéal Made in Villani qui pourrait te redonner la foi (en la science, bien entendu).

[Chapitre 2] Et sinon, que dit le vrai rapport Villani ?

Axe stratégique phare du Rapport Villani, la politique de la donnée envisagée par Cédric est le pilier obligatoire sur lequel devra reposer un développement de l’IA efficace en France et en Europe. Logiquement, cette partie est la plus longue du rapport.

Les principaux points de Cédric :

  1. Si la première bataille des données personnelles est perdue, la deuxième bataille des données sectorielles est bien en cours.
  2. Pour la remporter, Cédric Villani propose la mutualisation de la donnée et “l’APIsation” de nos entreprises (= interfaces pour faciliter la mise à disposition des données). L’idée : partager les données pour qu’elles gagnent en valeur.
  3. Le rôle de l’Etat dans tout ça ? Mettre en place une vraie gouvernance des données (basée sur la collaboration, le partage et la réciprocité) via des dispositifs dédiés et intégrés à de nouvelles plateformes sectorielles de partage de donnée (créées pour l’occasion).
  4. Le rapport propose de se concentrer sur 4 secteurs stratégiques (la santé, les transports-mobilités, l’environnement et la défense-sécurité) car ils concernent l’intérêt général et fonctionnent beaucoup avec les initiatives publiques mais subissent de nombreux freins organisationnels. Pour ces 4 secteurs, l’Etat assurera alors un soutien à l’innovation tout au long de la chaîne de valeur pour y imbriquer l’IA : plateformes sectorielles, politique de la donnée sectorielle, donner du sens en mobilisant autour de grands enjeux sectoriels, décliner ces grands enjeux de long terme en défis de court terme, repenser la gestion de projet publique (s’inspirer de la DARPA américaine par exemple) et mettre en place des bacs à sable d’innovation.
  5. En soutien, le rapport suggère d’initier la construction d’une infrastructure européenne d’IA (un supercalculateur, mais surtout cloud de GPU européen pour faciliter les calculs d’IA).
  6. De son côté, l’Etat devra aussi soutenir cette politique de la donnée via : un coordinateur interministériel sur l’IA, un pôle de compétences mutualisées pour l’Etat, intégrer l’IA dans la stratégie numérique de l’Etat, rendre visible l’écosystème IA français et Européen et développer son achat (guichet unique en France et label IA French Tech), limiter les achats d’IA extra-européens et pousser les solutions françaises et européennes, faire de l’état un acheteur d’IA (protéger davantage les acheteurs publics de l’obligation de résultat, référentiel documentaire pour les achats qui ont fonctionné, etc.).
  7. Cédric Villani propose également des outils innovant pour accéder à des données, comme utiliser la RGPD pour inciter des particuliers à récupérer leurs données personnelles et développer le don de données pour certains projets d’intérêt général (donner ses données à sa ville ou à la science par exemple).

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