[Rapport Villani] Chap. 3 : La vie rêvée d’Albert Mitty.

Arthur Le Menec
Stury
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11 min readJun 5, 2018

Albert était assis dans la ligne 9. A 8h12 et 47 secondes en ce jeudi 25 juin, le trafic était fluide et le haut parleur promettait quelques éclaircies. Albert s’était installé, comme à son habitude, dans un carré de quatre, sur le siège proche de la vitre et dans le sens de la marche. Le métro 6543 venait de quitter la station Grands Boulevards, et Albert n’avait pas perdu un seul instant avant de replonger le nez dans son livre. Il n’y avait en effet pas de temps à perdre : la Terre venait d’être contactée par le Grand Sage en charge d’admettre les autres civilisations dans la communauté intergalactique, considérant qu’elle avait franchi le seuil requis d’intelligence. Posant rêveusement la tête sur la vitre sur la fenêtre, Albert dévalait les lignes, et son imagination courait presque aussi vite.

« Albert, vieille branche ! Comment vas-tu ! C’est marrant de te voir ici ! »

Un temps surpris par cette intrusion, Albert ne tarda pas à reconnaître Inès, une ancienne amie de promo. Ils avaient étudié ensemble à l’Institut 3IA de Lyon.

« Oh, Inès ! Comment … heuu, très bien… qu’est-ce que… Ah ! Quelle surprise ! Ça va très bien merci, réussit finalement à articuler Albert. Et toi, qu’est ce que tu fais là ?! C’est génial de tomber sur toi ! »

Immédiatement, les joyeux souvenirs des années passées resurgirent par dizaines. Le 3IA de Lyon, quelle époque ! Lui y avait étudié en parallèle de son Master en mathématiques algorithmique à Lyon 1. Elle, en tant qu’étudiante de Centrale Lyon. Ce passage au 3IA de Lyon avait vraiment été formidable.

Comme les autres du réseau national, cet institut avait été créé à la suite de la prise de conscience de 2018. Jugeant qu’il fallait réunir les disciplines et les chercheurs ensemble, 6 puis 9 instituts avaient rapidement vu le jour. L’idée du gouvernement de l’époque avait alors été de rapprocher toutes les sciences autour de l’intelligence artificielle, en plein développement à l’époque.

Et la démarche s’était avéré concluante ! Loin d’être suffisante à elle même, la recherche en intelligence artificielle s’était alors mixée avec d’autres disciplines pour créer un cercle vertueux : ces dernières apportaient les problèmes que l’IA pouvait aider à résoudre, faisant progresser à la fois la recherche dans le domaine concerné et en IA. Ces nouveaux espaces d’enseignement formaient alors des étudiants de tous bords, IA et autre, et surtout dans de nombreux domaines : entrepreneuriat, design, éthique… et intelligence artificielle bien sur. Chacun venait avec sa spécialité et apprenait des autres. Quelle réussite !

« Tu me fais rire avec ta tête ahurie, reprit Inès. C’est pas comme-ci j’étais un hologramme dis ! Je suis juste de passage à l’Institut de Saclay pour une conférence. Tu sais ça m’arrive souvent en ce moment. Avec cette tête, j’ai l’impression de revoir à chaque fois la tronche que t’as tiré le soir de cette finale à Bratislava ! Un des meilleurs moments de ma vie haha, inoubliable grâce à internet en plus ! »

Il faut dire qu’Albert avait bel et bien tiré une drôle de tête ce soir de 2021 en Slovaquie ! Avec Inès et Sean, leur ami designer de l’école de Saint-Etienne aussi passé par le 3IA de Lyon, ils avaient remporté un concours assez particulier…. l’Eurovision 2021 ! Mais pas de la manière conventionnelle, évidemment. Dans le cadre d’un programme européen de Projet Omnisciences Créatif (POC), ils avaient du unir leurs compétences pour créer une solution scientifiquement innovante et créativement percutante. Ce genre de projets rapides et très concrets étaient alors très communs au sein des 3IA — les entreprises et institutions de France et d’Europe y avaient souvent recours pour dénicher de nouvelles innovations tout en faisant avancer les étudiants et la recherche.

Pour celui, là, Albert avait partagé ses compétences en algorithmique de réseaux profonds avec celles en transmission de communications d’Inès et celles en design sonore expérientiel de Sean. Ils avaient alors mis en place un système de traduction instantané par conduction osseuse : une fois la voix traduite et transformé instantanément en signal par l’algorithme d’Albert, les vibrations sonores étaient d’abord transmises à une bague réceptrice qui elle même conduisait le son par conduction osseuse. Pour l’Eurovision 2021, ils avaient alors eu la chance de former un groupe avec la chanteuse française à la mode du moment. Celle ci avait alors chanté en français, et tous les spectateurs équipés de bagues dans la salle avait pu entendre la chanson dans leur langue natale rien qu’en posant le doigt sur leur oreille. La traduction instantanée en 28 langues et tactile avait alors remporté l’Eurovision 2021, et la tête béate de surprise d’Albert, filmée au meilleur moment, était devenue un mème.

« Oui, cette soirée restera toujours gravé dans ma mémoire… et dans les data centers de Youtube ! Heureusement que je ne suis pas rancunier. Tu participes à quelle conférence du coup ? Et au fait, comment se passe tes recherches ?

- Je suis ici pour le Driverless Europe ’27 et j’y présente justement les dernières trouvailles de mon équipe lors de la conférence principale ! On a vraiment beaucoup avancé ces derniers temps et l’organisation nous a réservé une place de choix. »

Inès travaillait beaucoup sur les voitures autonomes et sur la communication inter-véhicules. Une chose inouïe s’était en effet produit en Europe : dès 2020, les principaux constructeurs automobiles européens s’étaient tous affiliés aux différents Réseaux Intersciences Européens dont les 3IA français avaient été les pionniers. Peugeot, Renault, Fiat, Daimler et autres, qui à l’époque essayaient tous en vain de bâtir un système de conduite autonome 100% sûr, s’étaient alors convaincu que s’associer aux instituts de recherche en y mutualisant leurs données de conduites n’étaient finalement pas une si mauvaise idée.

Et les résultats furent fulgurant : en à peine 2 ans, le SEUCA — Système Européen Unique de Conduite Autonome, était opérationnel et 100% sûr. Les milliards de données mutualisées avaient permis d’entraîner cet algorithme révolutionnaire, et l’Europe avait doublé les USA et la Chine dans le dernier virage de la course à la voiture autonome. La contribution d’Inès dans cet avancée avait été capitale : après la chanson en 28 langues, son expertise en propagation de signaux de communication lui avait servi à révolutionner la communication inter-véhicules. Les voitures autonomes “parlaient” entre elles et était maintenant capables de savoir en une fraction de seconde ce que le véhicule situé 30km devant savait, le tout à plus de 200 km / h.

« Et tu sais, enchaîna Inès, on réutilise toujours beaucoup de tes travaux ! À chaque fois, je me répète que t’es un génie ! »

Après l’Eurovision et la célébrité sur Youtube, Albert avait lui aussi fait avancer la recherche. Cette fois un peu plus fondamentale, en algorithmique adaptée à la détection de signaux faibles dans d’immenses quantités de données. Les solutions d’intelligence artificielle développée sur la base de ses algorithmes étaient désormais capable de détecter des anomalies dans des flux de données colossaux, et ce temps en temps quasi-réel. Les applications étaient nombreuses en médecine ou en météorologie, etc. Mais aussi et surtout pour la communication inter-véhicule d’Inès, où ces systèmes permettaient aujourd’hui d’anticiper les accident en détectant de micro-anomalies parmi le flux immense d’informations échangées entre les voitures !

« Ah, merci ! Mais je suis pas un génie, c’est juste des mathématiques au final…

- En fait, coupa Inès, génial pour l’émission de la semaine dernière ! J’en ai pas raté une miette ! T’as été top ! »

Albert (à la suite d’un pari perdu il faut l’avouer) avait participé à la nouvelle émission de télé-réalité à la mode : Master Chercheur. Et ça cartonnait vraiment ! Le principe était simple : 5 équipes de chercheurs s’affrontent pour développer le projet le plus révolutionnaire sur un sujet donné, et ce en une soirée ! Eh oui, en 2027, les hackathons étaient désormais plus médiatisés que la chanson. Albert trouvait cela un peu ridicule, surtout le côté paillettes, mais il était obligé d’admettre que ce n’était pas une mauvaise chose : la science était revenue à la mode et 54% des jeunes collégiens de 2027 voulaient maintenant devenir scientifique. Ce type d’émissions avaient largement été poussé par le Réseau National des 3IA dans leur stratégie de communication et de vulgarisation de la science.

« Haha mince, j’espérais ne pas avoir été regardé par trop de mes connaissances… Tu sais, même si c’est marrant, ça reste quand même un peu fake Master Chercheur… La production aide pas mal les équipes en coulisse, on aurait jamais pu développer un détecteur de rhumes en une soirée sinon !

- J’imagine mais à l’écran on y voit que du feu !

- Oui, c’est bien pour ça que la télé marche encore de nos jours.

- Tes nouveaux collègues n’ont pas été trop jaloux ? »

Albert avait récemment été nommé responsable des recherches de la Division Aérospatiale du RN3IA, l’institut chapeautant les 9 autres 3IA en France.

Il faut dire qu’il avait tout intérêt à continuer son métier de chercheur ! Depuis la prise de conscience de 2018, la boutade un peu lourde “c’est une bonne situation ça, chercheur ?” était devenue complètement obsolète ! Ces derniers étaient choyés : l’environnement de recherche était devenu attractif et prestigieux, du top niveau. Et surtout les salaires de chercheurs juniors avaient doublé. Tout simplement. Aaah, enfin ils respiraient. Avec les conditions mises en places dans les 3IA, il n’en fallait pas moins pour rebooster la recherche en France : accès aux données partagées par les entreprises affiliées, capacités de calculs quasi illimités avec le nouveau cloud européen dédié à la recherche, … Un vrai Disneyland IA !

Ces initiatives avaient alors réussi la prouesse d’endiguer la fuite des cerveaux français en seulement quelques années. Aujourd’hui, les chercheurs travaillaient sur des sujets majeurs tout en ayant de bons salaires, et surtout en gardant le vin et le fromage ! Et dire qu’à une époque pas si lointaine certains l’abandonnaient pour s’expatrier et gagner plus aux US ou en Chine, quelle tristesse.

D’autant plus que cette situation avait aussi mit fin à l’absurde guéguerre public — privé. Les chercheurs pouvaient maintenant travailler à temps partiel dans des instituts publics de recherche et dans des boîtes privées, et même cumuler les salaires. Albert plaisantait souvent à ce sujet, disant qu’il valait mieux être chercheur tout court que chercheur d’or en 2027. Et cette irruption du privé dans la recherche publique n’avaient finalement pas été si mal perçue : étant donné que dans de nombreux secteurs, les sujets de recherche des entreprises se rapprochaient de plus en plus des sciences fondamentales pour pousser l’innovation toujours plus loin, les intérêts s’étaient naturellement rejoints. Entreprises et industriels étaient maintenant affiliés au RN3IA en échange de financements et surtout de la libération de leurs données, qui une fois mutualisées, avaient permis d’accélérer les progrès de façon spectaculaire.

« Je ne crois pas qu’ils ont été très jaloux… A vrai dire, on m’a à peine reparlé de l’émission ! C’est qu’on a du pain sur la planche tu sais…

- Oui d’ailleurs, comment se passe ton nouveau poste ?

- Bien bien, on vient tout juste de commencer mais je suis déjà super excité à l’idée de ce qu’on va pouvoir trouver ! »

Au sein de la division aérospatiale, Albert venait d’être associé au prochain grand objectif Européen : relancer la conquête spatiale. Pour cela, les Réseaux Intersciences Européens et les 3IA étaient largement mis à contribution. Leurs moyens étaient maintenant plus que conséquents : en plus du cloud de recherche européen, le nouveau supercalculateur avaient été mit en service il y a à peine quelques mois. Avec ça et les campagnes de communication, il y avait de quoi flatter l’égo des chercheurs de haut niveau ! D’ailleurs, le métro d’Albert et Inès passait par la station Jasmin et…

Dans sa nouvelle Division, Albert avait justement été nommé responsable d’un projet ultra secret : la détection… de signes de vie à l’extérieur du système solaire ! Une découverte récente avait identifié une activité anormale du bruit cosmique provenant d’une planète du système voisin : THX1138. Les premières estimations avaient évalué à 60% de chances que ces anomalies soient le fruit d’une activité issue d’une vie là-bas… potentiellement intelligente ! L’expertise reconnue d’Albert dans la détections des signaux faibles devait alors confirmer cette hypothèse… et donc l’éventuelle présence de vie intelligente extraterrestre à seulement quelques années lumières de la planète Terre !!

Albert se mettait alors volontiers à rêver aux signaux qu’il allait découvrir et aux sons qu’il pourrait peut être détecter. Peut-être même un langage ! Ou intercepter des communications de cette planète ! Cela ressemblerait peut être des fdsfjkdshf, ou des grgrgrgr, des fsffsfs… ou des toum doum toum doudoum…

Le réveil fut douloureux pour Albert : arrivé à Pont de Sèvre, il avait perdu 90% de son salaire de chercheur et ne cherchait plus d’extraterrestres. On était en 2018 et la “prise de conscience” n’avait pas encore eu lieue, à moins qu’un certain rapport…

Quelle vie de rêve a eu Albert Mitty durant son trajet quotidien ! Mais en parlant de quotidien, comment toute cette IA pourrait bouleverser le trin trin des travailleurs et des étudiants ? Sur ce point, Charles Marc (homonyme français d’un type célèbre qui voulait libérer l’humain des chaînes du travail) a 2–3 réflexions salées à nous partager, et ça se passe au Chapitre 4.

[Chapitre 3] Et sinon, que dit le vrai rapport Villani ?

Afin de redonner du “peps” à la recherche française, le Rapport Villani propose la création d’Instituts Interdisciplinaires d’Intelligence Artificielle (les fameux 3IA), chapeautés par un réseau national : le RN3IA.

Ces instituts auraient alors vocation à développer un environnement de recherche attractif et prestigieux de très haut niveau. Multidisciplinaires, ils permettraient la facilitation des échanges, centrés autours de l’IA qui épaulerait la recherche dans de multiples disciplines. Ils serviraient également de point de rencontre entre les secteurs public et privé, où l’agilité et la rapidité y seraient priorisés (via des POC notamment).

Des industriels et entreprises seraient affiliés à ces instituts (en échange de financements + du partage de données, IA oblige), permettant le transfert rapide des résultats de recherche et jouant ainsi le rôle de tremplin pour valoriser ces derniers. Ces affiliations, aux droits différenciés, ne concernerait pas que les grands groupes (qui ont eux les moyens d’investir en recherche fondamentale) mais aussi et surtout les PME, leur permettant une veille et des conseils technologiques + la possibilité de concrétiser rapidement des POCs voire des projets plus ambitieux. Concernant le partage inévitable de la propriété intellectuelle, le rapport suggère alors de séparer l’aspect fondamental (pour les instituts) de l’aspect applicatif (pour les entreprises) des résultats de recherche.

Au-delà de la recherche, ces 3IA seraient aussi de nouveaux espaces d’enseignement où former les étudiants d’autres domaines à l’IA (cursus interdisciplinaires), intégrant formation éthique entrepreneuriale.

De gros efforts seraient porté à l’attractivité de ces instituts : moyens de calculs quasi-illimités (supercalculateur + cloud adapté européen), accès aux données des entreprises affiliées, procédures administratives simplifiées, communication et publicité de ces instituts, doublement des salaires des chercheurs, temps partiel public — privé, suppression de la règle du non doublement des salaires, chercheurs pouvant siéger aux conseils d’administration d’entreprises, aide à la création de startups, etc.

Cédric Villani propose enfin de trouver un équilibre entre quelques projets “stars”, en liens avec les 4 secteurs et bénéficiant de l’essentiel des financements et efforts + un saupoudrage sur d’autres projets et secteurs moins prioritaires.

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