#SwitchSociety : pourquoi il faut revoir notre système de santé et prévention des risques au travail

par Denis Maillard

SWITCH COLLECTIVE
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9 min readNov 26, 2016

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Switch Collective publie la tribune d’un auteur invité. Denis Maillard est directeur stratégie et communication chez Technologia, cabinet de prévention des risques professionnels. Il est l’un des experts français sur le sujet des mutations du travail.

Invité à débattre sur l’avenir de la prévention des risques liés au travail, à l’occasion du salon expo-protection de Paris, j’ai tenté de dessiner à grands traits les nouveaux contours d’un métier que l’ère du switch invite à repenser de fond en comble.

Le travail c’est la santé ?

Notre système de protection sociale est fondé depuis la fin du 19ème siècle sur l’idée que le travail peut générer des accidents spécifiques qui doivent être indemnisés pour une part par l’employeur et pour une autre par la collectivité. Il s’agit d’une réparation pour un préjudice subi (invalidité, maladie ou même chômage). La France n’a pas une grande culture de prévention, pourtant celle-ci s’est peu à peu invitée dans les entreprises à travers la médecine du travail et aujourd’hui les politiques de qualité de vie au travail. L’objectif est de réduire le coût de la réparation : prévenir plutôt que guérir ou indemniser.

La santé au travail et la prévention des risques se sont développées tout au long de l’ère industrielle en réponse aux transformations de l’économie et à l’évolution de ses dangers potentiels. Il est donc normal que la mutation actuelle du travail entraîne un renouvellement symétrique de la prévention. Comme il est raisonnable de penser que les risques eux-mêmes évolueront avec cette transformation. On parle d’ores et déjà plus de risques psychosociaux que de risques physiques, même si les derniers calculs de la branche « accidents du travail-maladies professionnelles » de la Sécurité sociale indiquent une recrudescence des troubles musculo-squelettiques dans les services.

Une lassitude nommée travail

Toutes les études européennes le montrent : les Français sont ceux qui attendent le plus de leur travail et ceux qui en sont le plus déçus. Résultat : la lassitude gagne tous les secteurs de l’activité salariée même lorsqu’on s’estime heureux au boulot -ce qui reste encore vrai dans la majorité des cas.

La lassitude dont on parle ici touche des dimensions précises du travail : la reconnaissance de la qualité ou de l’utilité de ce qu’on fait et le sens qu’on y trouve. Burn-out, bore-out, brown-out, bullshit jobs, absentéisme, présentéisme, toutes ces expressions expriment la lassitude d’individus cherchant ce qu’on appelle un « travail expressif ». C’est-à-dire un travail qui permette de donner libre cours à l’autonomie, la créativité et la singularité de chacun. Force est de constater que l’intensification du travail, directement liées à la taylorisation des industries tertiaires (banques, assurances mais aussi services publiques), n’aide pas à l’expression personnelle.

En 1970, le sociologue américain Albert Hirschmann (1915–2012) a montré qu’il existe trois solutions possibles à la défaillance d’une organisation ou d’un service (en l’occurrence, ici, le travail) : fuir, donner de la voix ou jouer le jeu. Ce qu’il traduit par Exit (la défection, la séparation, le départ, le switch), Voice (la prise de parole, la réclamation, la contestation, la lutte) and Loyalty (le renoncement, la résignation, l’acceptation, l’allégeance). Le monde du travail affronte aujourd’hui ces trois postures.

Exit, Voice and Loyalty (at Work)

Jouer le jeu (Loyalty) est encore l’attitude la plus répandue. Mais le prix à payer pour supporter des organisations du travail impersonnelles devient chaque jour plus élevé en termes de souffrance, de maladies professionnelles, d’absentéisme et de perte de sens. Au printemps dernier, durant la contestation de la loi travail, le succès du mot d’ordre #OnVautMieuxQueCa et les témoignages associés illustrent parfaitement la prise de conscience d’une urgence à sortir de cette situation.

Face à cela, le rapport de force n’est pas favorable actuellement aux syndicats qui peinent à donner de la voix (Voice) et à transformer les organisations dans le sens d’une meilleure qualité de vie au travail. Reste alors la fuite (Exit) qui représente les tentations du switch, du job-out ou de la « libération » de l’entreprise : reprendre du pouvoir d’agir sur son existence et redonner ainsi à son travail ou son métier le sens qu’ils ont perdu.

Ce triptyque est relativement classique désormais pour ne pas s’y arrêter plus longtemps. En revanche, il dessine des scénarios d’avenir pour le travail qui induisent de facto des risques spécifiques et donc des types de prévention sur lesquels j’aimerais m’arrêter.

La réinvention de l’entreprise

Tous les salariés ne sont pas indépendants ou créatifs. Il reste du travail contraint ou administratif souvent répétitif, même si la manière de l’exercer reste irréductible à chaque individu. On peut penser qu’on n’assiste pas non plus à la fin du salariat lui-même. La promesse n’est donc pas, comme aux beaux jours du syndicalisme révolutionnaire, l’abolition du salariat (jusqu’en 1995, la CGT défendait cet objectif dans ses statuts). L’urgence, c’est la réinvention de l’entreprise autour de la notion de qualité : qualité de vie au travail, qualité du travail, qualité des produit du travail.

La transformation est en cours mais les voies empruntées ne sont pas forcément les plus efficaces. En effet, les acteurs ont d’abord misé sur le dialogue social. En 2013, un accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail a été signé. Mais pour quels résultats ? Le poids des syndicats est trop faible aujourd’hui pour imposer un rapport de force favorable au travail. L’Etat a donc pris le relais en imposant ce qu’il sait le mieux faire : une obligation de négocier sur cette question. C’est la loi Rebsamen d’août 2015. Mais c’est la même logique avec le compte personnel de prévention de la pénibilité : des mesures contraignantes, pas toujours adaptées et que les acteurs vont tout faire pour contourner.

Il reste une voie prometteuse qui permettrait de pousser les entreprises à améliorer concrètement la qualité de vie au travail : les assureurs, notamment les groupes de prévoyance. Ce sont eux qui assument finalement les coûts indirects générés par le mal-être au travail. Ils l’indemnisent.

En France, à partir de 2016, chaque entreprise a dû proposer à ses salariés une complémentaire santé. Toutefois, les groupes de prévoyance ne sont plus désignés de manière impérative aux entreprises de la branche, mais seulement recommandés à celles-ci. Aussi, ces groupes doivent-ils améliorer de manière substantielle leur gestion en faisant baisser les coûts de prévoyance et de santé de leurs comptes les plus dégradés, afin de préserver leur clientèle globale. En effet, une entreprise peu concernée par les accidents, les maladies professionnelles et l’absentéisme a tout intérêt à s’émanciper de cette logique de branche et à trouver toute seule un assureur qui lui coûte moins cher. Au bout du compte, les groupes de prévoyance liés aux branches risquent de ne plus assurer que des petites entreprises, qui n’ont guère le temps de comparer les prix des mutuelles, et des entreprises à forte sinistralité qui supporteront la revalorisation des primes d’assurance. Tout pousse donc les acteurs de la prévoyance à changer leur fusil d’épaule en matière de prévention et à aider les entreprises à protéger la santé. Ainsi le monde de la prévoyance change d’attitude vis-à-vis de la qualité de vie au travail : il déplace ses efforts d’une prévention dite « tertiaire », adressée aux seuls individus et limitée au bien dormir, bien manger et bien bouger, vers une prévention appelée « primaire », orientée vers la transformation de l’organisation et des conditions de travail.

Le métier de la prévention va donc se transformer lui aussi pour accompagner cette logique. Une plus grande proximité devrait bientôt voir le jour entre le monde de l’assurance (paritaire ou privée) et celui de la prévention en santé et sécurité au travail. On peut imaginer un croisement entre les données des risques en entreprises et celles des assureurs et de la sécurité sociale sur la consommation de soins ou le recours à tels généralistes. A la demande de leurs salariés et des assureurs, les entreprises vont devoir se transformer en organisations permettant la promotion de la santé. Cela va aller du bien-être à l’amélioration des conditions de travail et de l’épanouissement individuel à la préservation du sens du travail. Leur survie est à ce prix.

Les risques liés au switch

La prévention des risques va devoir s’adapter également à l’Exit. On est ici dans le schéma inverse de ce que l’on vient d’examiner précédemment : les individus font défection. En effet, le rêve de toute personne en position de switch est d’adapter son activité professionnelle à la vie qu’il souhaite mener et non l’inverse comme dans l’entreprise classique. Cette organisation repose sur trois caractéristiques, décrites par l’universitaire Séverine Le Loarne dans un article récent de The Conversation consacré au triomphe de l’hyper-individualisme.

Pour les personnes qui abandonnent l’entreprise classique ou le salariat, « le travail rémunéré n’est pas perçu comme une contrainte ». Il est « combiné, et subordonné, à d’autres travaux qui, cumulés, constituent l’identité de l’individu ». Un individu par conséquent particulièrement auto-centré puisqu’il fait passer son bien-être et le sens de ce qu’il fait avant tout le reste.

Ce sont donc de nouveaux risques liés au travail que l’on voit émerger depuis peu, à la hauteur du phénomène d’Exit dont l’investissement frénétique dans des start-up fait également partie. Il est important, en effet, de tenir ensemble tout le mouvement de remise en question de l’entreprise de type fordiste. Qu’il s’agisse de la défection individuelle d’un cadre ou d’un consultant préférant devenir artisan ou créateur, tel Matthew Crawford dans son Eloge du carburateur, ou de la défection collective d’une génération qui invente avec l’économie numérique une autre façon de travailler.

Dans un mode de vie et de production reposant essentiellement sur l’individu et sa capacité à se réaliser seul, le risque est celui qui touche les métiers de passion et d’engagement : l’épuisement.

Un épuisement particulier toutefois qui tient pour une bonne part au sentiment de toute-puissance que ressent un individu créateur de lui-même, de son activité et qui, dans certains cas, peut arriver à lever extrêmement rapidement des centaines de milliers d’euros. L’individu se sent en quelque sorte « hors-limite » : au départ, tout lui renvoie la confirmation qu’il peut plier la réalité à son désir grâce à son seul travail. C’est malheureusement son corps qui va venir lui rappeler qu’il est pris dans un temps et un espace qui possèdent des règles dont la volonté ne peut s’affranchir. Il n’est pas dans mon propos de dire que l’évitement du brown-out précipite inévitablement dans le burn-out. C’est seulement un risque à prendre en compte de la part de personnes qui sont dans une situation où ils ont du mal à l’entendre.

La seule prévention qui existe en la matière est de sortir de l’isolement que peut générer l’indépendance ou la création de sa propre activité. Il s’agit de renouer des liens collectifs venant palier à l’absence d’une vie de bureau qui était, certes, pesante mais relativement protectrice. Les lieux de co-working ou les fab-lab, par exemple, que les collectivités locales ou les grands groupes mettent à la disposition des créateurs d’entreprises et des travailleurs indépendants doivent être dotés d’une fonction ressources humaines, qu’on l’appelle Chief happiness officer ou Facility manager. En matière de prévention, il s’agira alors pour ces personnes de faire entrer la prévention primaire dans la prévention tertiaire. C’est-à-dire d’aller au-delà d’un rôle d’animateur, préoccupé du bien-être et des facilités logistiques, pour embrasser un rôle de préventeur qui, sans moralisme ni hygiénisme, sera capable de parler des risques inhérents au travail. Il lui revient de sortir d’un rôle parental expliquant qu’il faut se nourrir sainement et dormir au minimum 6h et d’embrasser une fonction de soutien responsabilisant ; et notamment cette règle toute simple : quel est l’effet de mes actes sur le travail de ceux qui m’entourent ? Un mail à 2h du matin, un brief expédié au dernier moment, une commande annulée sans prévenir etc. On a là les prémisses d’un métier permis par l’ère du switch et promis à l’un de ceux qui switchent

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