De la nécessité de dépasser le design “centré-utilisateur” : vers une vision des externalités

Proposition pratique pour mieux identifier les impacts et anticiper les dérives des services que nous concevons

Nicolas Borri
The Experience Center Paris
8 min readNov 19, 2019

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Trop court-termiste, éloigné de la réalité… le design “centré-utilisateur” débouche aujourd’hui trop souvent sur des réponses qui détruisent bien plus qu’elles n’améliorent. Comment dépasser cet échec et mieux servir l’ensemble de la société ? Pour tenter de répondre à cette interrogation qui nous semble aujourd’hui critique, nous avons imaginé un kit “clé-en-main” pour aider à remettre une pensée plus systémique au coeur de notre travail de designer. L’occasion de vous le partager, après un aperçu des quelques réflexions qui nous mené vers cette réponse.

Une prise de conscience de ce que le design détruit

Au moment d’écrire ces quelques lignes, il semble qu’un ensemble croissant d’acteurs du design commence à prendre à coeur d’évoquer l’enjeu d’un “design éthique”.

Si Papanek alertait déjà sur ces enjeux au milieu du siècle dernier (lire “Design for the real world”, paru en 1971), une nouvelle voie semble s’être ouverte ces dernières années, alimentée par la manifestation des conséquences catastrophiques d’un bon nombre “d’innovations” conçues par les GAFAM. Nous avons alors pu voir l’émergence de la voix de Tristan Harris (qui alertait déjà au sein de Google dès 2013), de Mike Monteiro (voir sa conférence “How designers destroyed the world”), un certain nombre de mouvements de protestation (walk out, tribunes…) au sein même de ces GAFAM… mais ces réactions ne se cantonnent pas uniquement à la Silicon Valley, en témoigne notamment la création louable de l’association Designers Éthiques en France (à l’origine d’un événement consacré à ces questionnement en octobre 2018).

Si la maturité et la profondeur de ces questionnements varient fortement, il apparaît bien que le vernis illusoire d’un design dépolitisé commence à s’effacer. Nous reprenons collectivement conscience que derrière les interactions, les boutons, les services (aussi digitaux soient-ils), il y a un monde physique, des travailleurs et des conséquences.

Bien évidemment, le procès fait ici au design, à “l’user experience”, vaut plus globalement pour toute forme de création participant au développement et au maintien des dynamiques de prédation de l’attention, de création de dépendance, de prolétarisation… Ces problématiques sont globales, systémiques, et les GAFAM ne sont ainsi qu’un des avatars de ce que nous pourrions plus globalement caractériser comme des dynamiques de contrôle.

Quand être “centré-utilisateur” nous fait oublier tout ce qui entoure cet utilisateur

Est-il étonnant que cette pensée systémique ne soit pas prise en compte ? De toute évidence non : l’approche du “Design Thinking” n’accorde pas de place à ces questions. Elle est intentionnellement conçue pour produire dans un temps limité des produits et services à même de séduire et de satisfaire une cible d’utilisateurs potentiels. Mais de quels “utilisateurs” parlons nous ? De la phase de recherche à la conception du service ou de l’interface, l’entonnoir des personnes considéré se réduit de plus en plus. Si un service n’a pas nécessairement vocation à intéresser tout le monde, ses impacts vont bien au-delà de la cible prévue en amont…et bien d’autres groupes sociaux seront touchés.

Si nous reprenons le cas d’Airbnb, son activité s’appuie fondamentalement sur la mise en relation du duo voyageur — loueur. Elle a donc été pensée pour les servir, a priori du mieux possible. Cependant, pour fonctionner elle s’appuie aussi sur le travail des employé.e.s potentiel.le.s venant exercer les tâches de ménage après chaque location; et par ce qu’elle produit (gentrification, changement de la population, hausse des loyers…) elle affecte aussi les voisin.e.s, les commerces locaux, les hôtels et par extension tou.te.s les autres habitant.e.s de la ville.

Cartographie “360” des acteurs affectés par l’activité d’Airbnb (source : Katerine M. Zhou, designethically.com)

Au-delà du/des utilisateur(s) concernés, quelle place accordons-nous aux autres acteurs affectés (de manière directe ou indirecte) par ce nouveau service ? À quel moment prenons-nous ces impacts en compte ? Par quel moyen ?
La réponse est souvent : aucun.

Aujourd’hui, nous faisons le constat d’échec des méthodes “classiques” du design “centré-utilisateur”. Celles-ci tendent en effet à encourager une vision réduite et court-termiste. Elles se concentrent sur l’apport de solutions à des problématiques soulevées par des individus plutôt que celles vécues par des communautés, des éco-systèmes… en oubliant que l’apport d’un bénéfice peut se faire au prix de conséquences négatives à plus long terme pour la communauté, voire pour l’utilisateur lui même.

Dès lors, comment ré-introduire cette vision systémique dans nos approches ? Comment explorer un “humanity-centered” design ? Est-ce seulement possible ?

Pour mieux identifier les impacts et anticiper les dérives des services que nous designons, nous avons conçu un kit clé-en-main

Il n’y a naturellement pas une réponse magique. Il y a en revanche des terrains à défricher, des brèches à ouvrir, des pistes à explorer pour faire rentrer la société et ses systèmes dans nos approches.

Ces pistes, nous en avons exploré une. Nous sommes partis de ce qui nous paraissait le plus fondamental : trouver un moyen de rendre visibles ces problématiques complexes. En effet, pour reprendre la formule de Cléo Collomb : “dire c’est déjà agir” (Designing Community, avril 2019). L’action d’identifier est loin d’être anodine : faire émerger ces problématiques, c’est les faire exister dans l’espace, créer un échange à leur sujet et forcer à se positionner explicitement vis-à-vis d’elles.

Si plusieurs ressources très pertinentes avaient déjà été explorées (les Tarot Cards de Artefact, le toolkit de DesignEthically…), aucune méthode n’avait jusque là été proposée pour transformer ces outils isolés en une démarche complète et auto-porteuse. L’objectif était donc d’imaginer une démarche permettant d’identifier facilement les principales implications éthiques d’un produit ou service vis-à-vis de la société. Considérant la contrainte de temps, cette démarche devait être la plus simple à s’approprier et déployer.

Nous avons donc élaboré un kit clé-en-main, conçu pour être utilisé pendant un atelier de moins d’1/2 journée et permettant d’aboutir à une première vision des enjeux clés avec peu de préparation : tout l’enjeu étant ici de se poser les bonnes questions !

Aperçu du kit et des cartes de relance

Destiné à être utilisé aussi bien “en chambre” au sein d’une équipe de designers qu’avec des client.e.s, le déroulé proposé est le suivant :

1.Débattre collectivement et s’aligner sur la promesse que nous souhaitons porter à travers le service ou produit

2.Cartographier les acteurs clés de l’éco-système et leurs relations en s’appuyant sur des questions de relance :

Par exemple : Qui est impacté par le service ? Qui intervient dans sa production ? Toutes les communautés ou sous-groupes sont-elles affectées de la même façon ? Qui est exclu ou marginalisé (genre, classe sociale, handicap…) ?

3. Identifier les effets du service sur ces acteurs en se questionnant sur les impacts et les dérives potentielles :

Par exemple : Qu’est ce que cela change pour l’espace public ? Pour les individus et les services en place ? Pour les produits actuellement utilisés ? Qu’est-ce qu’un usage intensif ou à grande échelle peut provoquer ?

4. Prioriser les problèmes les plus critiques, selon leur gravité et selon la facilité avec laquelle nous pensons pouvoir y apporter une réponse

Mise en pratique : le cas des trottinettes électriques en “free-float”

Pour enrichir et affiner ces questions, nous avons appliqué l’exercice aux services de trottinettes électriques en libre-service (free-float), en prenant pour exemple le cas de Bird (complètement interchangeable avec les services similaires). Réalisé en chambre, avec une préparation minimale, des problématiques critiques apparaissent très vite. À l’état d’hypothèses lors de l’exercice que nous avions fait l’an dernier, bonne part de ces problématiques occupent désormais l’actualité et se retrouvent confirmées par les études produites depuis.

Citons notamment :

Plus intéressant encore, d’autres questions plus “prospectives” (identifiées également à travers le framework) ne se traduisent pas encore par des effets visibles…mais nous semblent valoir la peine de s’en préoccuper, telle que la remise en cause du modèle de transport mutualisé et le renforcement d’une économie du service (dépossédant encore plus l’individu de la capacité à s’approprier ses outils, les réparer et les entretenir).

Alors trêve de bavardages, nous vous laissons découvrir cette proposition d’approche en téléchargeant le guide et ses supports. Appropriez-vous le, testez-le…et ouvrez des brèches !

Et si vous souhaitez accéder directement au guide en .pdf sans les supports, vous pouvez y accéder : ici !

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Nicolas Borri
The Experience Center Paris

Designer • Enseignant • @designethique & @moutonnumerique • Enjeux éthiques et politiques du numérique, Technocritique, Luttes, Poésie. 🌱🏴