Yasir, sculpteur nomade

Louise et Baptiste Plantin font partie des ces pépites remplies à ras bord de talent qui ont décidé de s’investir, pour notre plus grande joie, dans la fabrication de Trait d’Union. Louise est illustratrice (admirez-donc cet article, celui-ci pour la rubrique Academia, ou encore celui-là tiens), et Baptiste graphiste. Il y a quelques mois, ils sont venus nous voir pour nous proposer un projet à deux : interviewer des membres du programme d’incubation de SINGA, qui accompagne des porteurs de projets, et en faire un journal, désigné et illustré par eux. Alors bien sûr, on a dit oui, et bien sûr, le résultat est magnifique…

Tido — tell it differently !
Tido Media
9 min readApr 30, 2019

--

C’est la première fois, nous dit-il, qu’il fait le portrait de quelqu’un en sculpture. Le réalisme de la terre brune et lisse est troublant : les sourcils prêts à se froncer, les lèvres charnues, le regard expressif. Les mains qui ont modelé ce visage ne sont pas celles d’un débutant. Sa maîtrise technique est évidente.

Les mains dans la terre

Yasir nous explique que la poterie traditionnelle se distingue totalement de la poterie moderne : ni les matériaux utilisés, ni les méthodes de fabrication, ni les machines, ni les méthodes et les températures de cuisson ne sont les mêmes. Dans la poterie traditionnelle, on trouve surtout des grands pots et vases, qui servent à garder l’eau au frais ou à y mettre des plantes. Dans certaines régions du Soudan, la poterie est une activité traditionnellement interdite aux hommes. Seules les femmes peuvent la pratiquer.

Mais c’est lui, Yasir Alamine, qui a ouvert le premier atelier de poterie moderne du Soudan. Et sa poterie à lui est différente. Il ne met pas de frontières à cette activité. Ni dans l’identité du créateur, ni dans le choix des sujets, ni dans le pays où sa créativité s’exerce. Il fait travailler la terre aux hommes comme aux femmes, crée des objets utilitaires comme des sculptures, aussi bien au Soudan qu’aujourd’hui à Paris. On devine à travers ses mots hésitants — il ne parle pas encore très facilement français — la force, le savoir-faire et la fierté du créateur.

Pourtant, il ne semble pas bien savoir pourquoi il a choisi cet art. « Je crois que c’est un peu par hasard », dit-il, semblant lui-même étonné de cette surprise de la vie.

Lorsqu’il entre en première année aux Beaux-Arts, c’est pour faire du design industriel, mais sur les conseils d’un professeur qui le trouve doué, il choisit finalement la filière « poterie ». Et cela lui plaît.

Après ses études, il ouvre donc un atelier et celui-ci connaît très rapidement un grand succès. Dans ce pays qui connaît alors une embellie économique, la poterie « moderne » plaît et les listes d’attentes pour des commandes de poterie et de décoration d’intérieur s’allongent sur trois ou quatre mois.

En France cependant, Yasir n’a pas vraiment trouvé de débouchés pour vendre son travail de potier. Il donne depuis un moment des cours de céramique grâce à l’association « La Fabrique Nomade ». Chaque fois qu’ils ouvrent les inscriptions, les gens affluent. La salle est petite et ils sont obligés de limiter le nombre de participants, il y a généralement une quinzaine de personnes. Yasir sent un vrai appétit chez la population d’ici pour la fabrication de poterie.

Avec l’association Singa, dans le cadre de l’incubateur Finkela, il développe un projet d’atelier « portable » : l’idée est de proposer des cours de poterie à des groupes constitués, dans n’importe quel lieu « par exemple, nous explique-t-il, même chez eux, si cinq à sept personnes se mettent d’accord pour faire l’atelier ensemble ». Les volontaires auront simplement à s’inscrire sur un site internet et Yasir viendra à eux avec son atelier mobile, dans une voiture aménagée pour cela. Seule la cuisson ne pourra pas être faite sur place, il leur renverra donc les objets quelques temps après de la séance.

Mais les projets de l’entrepreneur ne s’arrêtent pas là ; son projet au sein de l’incubateur comprend un autre volet : il rêve de faire découvrir aux touristes du Moyen-Orient la richesse culturelle qu’il a découverte en France et ne soupçonnait pas : « le deuxième aspect de mon projet est d’inviter les touristes arabes francophones, qui parfois n’ont jamais rien touché de la culture française, ou parfois en sont fous, à visiter les monuments, et mieux leur expliquer la culture française. »

Le jeu de l’amour et du hasard

En effet, quand Yasir est arrivé, il ne connaissait rien de la culture française. Il n’avait d’ailleurs pas prévu de s’installer au pays de Molière. C’est par hasard, encore, que ce quinquagénaire aux cheveux courts et à la barbe bien taillée s’est vu contraint de poser ici ses valises.

De ce que l’on comprend en quelques mots, la situation était devenue dangereuse pour lui au Soudan après son remariage : il a en effet épousé une femme d’une autre tribu. Par pudeur, par respect peut-être pour son épouse qui n’aime pas que l’on en parle, il ne nous en dira pas plus. On saura simplement que le mariage les a poussés à quitter un pays qui de toute façon ne lui était déjà pas favorable en raison de son métier de potier « moderne ». En effet, nous explique-t-il, dans la pratique majoritaire de l’Islam au Soudan, la sculpture d’humains et d’animaux est interdite et c’est pourquoi « il y a quelques groupes islamistes » qui détruisent les sculptures mais ne sont jamais inquiétés par le gouvernement. Plus de vingt sculptures d’un de ses collègues des Beaux-Arts ont été ainsi réduites en miettes. Un buste en bronze du fondateur d’une université a été volé.

Profitant d’un congrès auquel Theiba est invitée en France, le couple quitte donc le Soudan en avril 2014. « Ma femme et moi, raconte Yasir, on est venus ici pour six jours parce que ma femme — elle est médecin — avait une conférence à Paris. On est venus pour la conférence, et le septième jour, on est partis pour la Norvège. »

Ils pensent alors y demander l’asile et s’y installer. Mais conformément à la loi de Dublin, Yasir et son épouse doivent demander l’asile dans le premier pays européen où ils se sont posés. Ils sont donc ramenés manu militari en France par la police norvégienne. L’expérience n’est sans doute pas des plus faciles, mais avec le recul, Yasir s’en réjouit : « Je viens d’envoyer un message au gouvernement norvégien pour leur dire merci beaucoup, parce qu’en fait il n’y a rien, rien que j’aime en Norvège ! Je ne connaissais rien à la culture française, nous explique-t-il, ou seulement par des mauvais côtés. Mais maintenant c’est totalement différent ! »

Mise au vert

La police norvégienne passe donc le relais à la police française, qui les amène à la Croix-Rouge, à l’aéroport Charles de Gaulle. La Croix-Rouge les aide dans leurs démarches. Ils restent un mois à Paris puis sont envoyés par l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII) à Langeac, une bourgade de 4000 âmes au bord de l’Allier, en Haute-Loire. Yasir serait volontiers resté quelques jours, pour des vacances, dans cette ville que le site web municipal qualifie de « base d’accueil touristique idéale ». Ils ont là-bas un bon appartement et ne sont pas mal accueillis, mais ils se sentent vite bloqués : « Même les Français ne restent pas beaucoup là-bas. Il n’y a pas beaucoup de travail, c’est petit et fermé ». Les musées, la vie et le dynamisme de la capitale les appellent. Mais l’OFII les ayant placés à Langeac, ils doivent y rester.

Au bout de 8 mois, Thoiba trouve du travail en région parisienne (elle n’a pas encore obtenu l’équivalence pour travailler comme médecin, mais travaille pour un laboratoire pharmaceutique) et ils décident donc de partir, quitte à se priver de l’accompagnement associatif, ce que l’on appelle une « sortie sèche ». Cinq familles françaises les hébergent successivement : la situation n’est pas très pratique ni très confortable, mais ils sont sensibles à la gentillesse de ces personnes. Ils finissent par trouver une maison à louer à Châtenay-Malabry en « colocation » avec les parents d’une femme que Theiba a rencontrée. Ils y habitent encore aujourd’hui, et les deux couples s’entendent très bien.

« C’est aussi une grande chance »

Yasir ne pense pas qu’il puisse un jour faire librement de la sculpture au Soudan, car au-delà même de la présence de « groupes islamistes », c’est la société qui n’est pas prête à accepter cet art. Lui-même est musulman, mais ne compte pas arrêter la sculpture pour autant : « Si tout le monde était d’accord et disait « c’est interdit », ça serait différent, mais ils ne sont pas d’accord, il y a des interprétations différentes… Donc moi je fais ce que je veux ! » s’exclame-t-il, espiègle.

Aujourd’hui, en France, Yasir a un petit atelier chez lui et y fait de la sculpture. C’est ainsi qu’il a réalisé ce portrait d’un ami réfugié, soudanais comme lui, qu’il nous montre : « J’aime la liberté ici. Tu peux faire la poterie, tu peux faire la sculpture… Mais nous les Soudanais, normalement on aime bien rester chez nous. J’avais eu quelques expositions en Angleterre, en Suisse… mais je ne suis jamais resté plus d’un mois loin de chez moi, je ne le voulais pas. Cette fois… C’est différent ! » Il rit. La famille et les amis du Soudan lui manquent, mais « la technologie nous aide, dit-il, on s’envoie des photos ». Il n’a pas vu depuis quatre ans les enfants issus de son premier mariage : « Je suis comme tous les réfugiés je crois, j’attends le moment de pouvoir rentrer chez moi, dit-il en souriant. Mais je ne sais pas quand cela sera. »

Yasir paraît content de sa situation : « Je sais bien que la situation n’est pas facile en Europe non plus, nous dit-il, il y a beaucoup de problèmes partout et les gouvernements européens en souffrent, il y a beaucoup de réfugiés, c’est une situation compliquée. Je trouve que les associations ici ont bien, bien, fait leur travail. Chez moi les associations sont juste pour les personnes très très pauvres, il y a aussi beaucoup de réfugiés du Sud-Soudan, d’Éthiopie, d’Érythrée. »

De la France, il aime surtout la culture, les monuments et les musées. Heureux et enthousiaste, il nous annonce qu’un ami vient de lui offrir pour son anniversaire une carte permettant un accès illimité au musée d’Orsay et à l’Orangerie.

« C’est aussi une grande chance de pouvoir toucher toutes ces différentes cultures, conclut-il, ici en France, ce n’est pas seulement la culture française, il y a beaucoup de gens de différentes nationalités et on touche à toutes les cultures. Et c’est également une bonne façon pour mes amis soudanais et moi de faire découvrir la culture soudanaise aux Français ! »

Signé : Baptiste et Louise Plantin

Contribuer : contact@tido.media
Poursuivre la lecture : medium.com/tidomedia
Nous suivre : Facebook / Twitter / Instagram

--

--

Tido — tell it differently !
Tido Media

Média collaboratif où se retrouvent des histoires sur l’asile qu’on n’a pas l’habitude d’entendre …