Poésie ou Vérité ? Partie II : Brecht et le Grand Jeu

Suz
TJLC: The Johnlock Conspiracy
29 min readFeb 25, 2019

Sommaire

[Vous n’avez pas encore lu la partie I ? Commencez-par là !]

i. Le théâtre épique de Brecht

  • V-Effekt
  • Spass
  • Gestus
  • ‘Ostalgie’
  • “Ce n’est pas du hasard, c’est une partie d’échecs”
  • La scène de rue
  • Le cirque chinois- “Incroyablement prophétique”

ii. Le Grand Jeu

  • “Tout le monde se trompait”
  • “Un substitut au ‘moi’”
  • L’artiste s’observant lui-même

Nous disions donc ! Brecht. Nous en arrivons à parler de Brecht à partir d’Esslin, qui écrivit coup sur coup plusieurs ouvrages majeurs à propos de Brecht et du théâtre de l’absurde. Esslin était un grand universitaire qui considérait les premières œuvres de Brecht comme les premiers exemples du théâtre de l’absurde qu’il tentait lui-même de définir.

Mais Brecht s’est rapidement et définitivement tourné vers une philosophie et une méthode d’écriture dramatique plus personnelles, et il était suffisamment prolifique (et obstiné quant à son approche), pour faire partie des dramaturges dont on peut réellement étudier les intentions. Il appelait son approche “le théâtre épique”, par opposition au “théâtre dramatique”, qui désigne plus ou moins tout le reste, y compris Tchekhov et le théâtre de l’absurde lui-même.

Contrairement à Tchekhov, Brecht n’était pas du tout intéressé par le réalisme, mais tout comme Tchekhov, le but de Brecht était de créer un événement qui pousserait les spectateurs à remettre en question les décisions prises dans l’histoire, afin de les mener à faire l’inverse dans la vie réelle. Brecht propose cette distinction :

Le spectateur du théâtre dramatique dit : Oui, j’ai moi-même ressenti cela — Tout comme moi — C’est humain — Cela sera toujours ainsi — Les souffrances de cet homme m’épouvantent car elles sont inéluctables — C’est une grande pièce : elle semble dire la chose la plus évidente du monde — Je pleure lorsqu’ils pleurent, je ris lorsqu’ils rient.

Le spectateur du théâtre épique dit : Je n’y aurais jamais pensé — Cela ne se passe pas ainsi — C’est extraordinaire, on a du mal à y croire — Cela doit s’arrêter — Les souffrances de cet homme m’épouvantent car elles n’ont rien de nécessaire — C’est une grande pièce : rien de ce qu’elle dit n’est évident — Je ris lorsqu’ils pleurent, je pleurs lorsqu’ils rient. (x)

Il apparaît alors que l’approche brechtienne du théâtre est presque parfaite pour une adaptation de Sherlock Holmes.

i. Le théâtre épique de Brecht

Brecht voulait que son public reste objectif et détaché de tout investissement émotionnel, afin qu’il puisse produire un jugement rationnel et réfléchi sur les questions et les analyses sociales présentes dans ses œuvres.

La BBC nous offre un petit résumé des motivations de Brecht. Oui, la BBC. Le fait que le site de la BBC ait une page dédiée à la vulgarisation des idées de Brecht pour un lecteur moderne, est la première d’une série de coïncidences absolument charmantes. Je les laisse commencer :

Quand le théâtre naturaliste était à son apogée et tenait lieu de miroir pour ce qui se passait dans la société de l’époque, [Brecht] décida de l’utiliser comme un outil de changement. Il voulait faire réfléchir son public, et a un jour dit que les spectateurs du théâtre de l’époque “laissaient leur cerveau au vestiaire avec leur chapeau”.

Dans le théâtre naturaliste ou dramatique, le public est investi émotionnellement dans la vie des personnages qui évoluent sur scène. Il oublie sa propre vie pour un instant, et s’évade dans la vie d’autres personnes. Quand un public pleure pour un personnage, ou ressent des émotions dues aux événements qui se déroulent sur scène, on parle de catharsis.

Brecht était opposé au théâtre cathartique. Il pensait que lorsque le public croyait à l’action sur scène, et était investi émotionnellement, il perdait sa capacité à penser et à juger. Il voulait que son public reste objectif et détaché de tout investissement émotionnel, afin qu’il puisse produire un jugement rationnel et réfléchi sur les questions et les analyses sociales présentes dans ses œuvres. Pour cela, il utilisait toute une série de techniques ou de formules théâtrales pour que le public se rappelle tout au long de la pièce qu’il se trouve au théâtre, et qu’il est en présence d’une représentation de la vie, et non pas de la vie réelle.

En somme, Herr Bertolt “l’émotion est comme un grain de sable dans l’engrenage” Brecht, demande un ascétisme holmésien de la part de son public.

“Ne vous attachez-pas”, dit Brecht à son public.

“Est-ce que se soucier des gens nous aiderait à les sauver ?”

“Pourquoi les gens ne peuvent-ils pas simplement réfléchir ?”

L’attrait des méthodes de Brecht est immédiatement visible. Brecht écrit pour un public de Sherlock Holmeses.

Brecht a trouvé un nom à sa méthode qui consiste à rappeler au public qu’il est en présence d’une “représentation de la vie, et non pas de la vie réelle” : le Verfremdungseffekt, ou V-Effekt, ce qui se traduit par “ l’effet de distanciation”, ou “l’effet d’aliénation”. Son but correspondait précisément à cela : forcer le public à observer et analyser les événements de ses pièces sans éprouver d’empathie pour un personnage en particulier.

Ne suspendez pas votre incrédulité. Voyez et observez.

V-Effekt

Afin de vous convaincre de continuer à me suivre sur le chemin tortueux de l’intention auctoriale brechtienne, je vais ici présenter, sans commentaire pour la plupart, la liste proposée par la BBC elle-même à la page 9 de leur document sur Brecht, avec des scènes choisies et des captures d’écrans de BBC Sherlock intercalées.

Les techniques brechtiennes comme stimulus pour la conception d’une œuvre

Vous pouvez choisir d’adopter des techniques de Brecht parce qu’on vous a dit que vous deviez exploiter les idées d’un artiste majeur dans votre travail. Ou bien peut-être parce que l’objectivité de ce style correspond bien à votre œuvre. Voici les différents éléments que vous devriez prendre en considération si vous voulez créer une œuvre dans ce style :

- La narration doit être présentée sous la forme d’un montage.

- Des techniques pour briser le quatrième mur, afin de faire prendre conscience au public qu’il est en train de regarder une pièce.

[1) caméraman dans le champ — 2) toile de fond — 3) reconstruction du décor 4) le chef décorateur de la série]

- L’utilisation d’un narrateur. Comme ce dernier est extérieur au cadre normal des personnages, il modifie la relation avec le public.

[Voir plus bas pour ce point]

- L’utilisation de chansons ou de musique. Les chansons et les danses ont tendance à provoquer une lecture plus objective, en particulier si la scène est censée être sérieuse et non pas dans l’ambiance mièvre d’une comédie musicale typique.

- L’utilisation de la technologie. Si des idées sont projetées sur un écran comme un diaporama, ou même si une image fixe est présente au long de chaque scène, le public a tendance à vouloir analyser les choses de façon plus approfondie.

Des projecteurs, des projecteurs, des projecteurs…
… sans parler de “l’image fixe présente au long de chaque scène” pour que le public “analyse les choses de façon plus approfondie”.

- L’utilisation de panneaux. Si un acteur commence chaque scène avec un panneau indiquant le nom de la scène, ou s’il y a un tableau noir qui est changé au début de chaque scène par exemple, le public doit se rappeler le fait qu’il regarde une pièce de théâtre.

[“trois semaines plus tard” — “quelque chose”]

- L’utilisation d’arrêts sur images. Ceci sort du naturel, et pousse le public à réfléchir sur ce moment figé.

Bon. Tout le monde est sur la même longueur d’ondes ? Ne vous inquiétez pas, il y a bien mieux.

Spass

Le site de la BBC nous dit encore :

‘Spass’ se traduit littéralement par amusement (fun). Brecht voulait faire réfléchir son public, et il s’est rendu compte que lorsque nous rions, nous réfléchissons aussi. Au point qu’Eugène Ionesco l’appelait “le postier”, car il délivrait constamment des messages ! Mais l’œuvre de Brecht n’est pas ennuyeuse pour autant, et elle n’est absolument pas toujours sérieuse non plus. Même si le message en lui-même est sérieux, Brecht s’était rendu compte que l’humour pouvait être le moyen idéal de faire participer le public et de le forcer à réfléchir à des problèmes précis.

L’idée de ‘Spass’ n’est pas très lointaine de ce que l’on connaît déjà du modus operandi de Steven Moffat : envelopper des indices importants dans un moment de comédie. Le mélodrame de la Chute du Reichenbach était annoncée par la très comique scène de la sonnerie de téléphone de Moriarty, “Stayin’ Alive”, tout au début de la saison 2. C’était également l’une des astuces préférées de Tchekhov : juxtaposer le comique et le tragique, par exemple avec la scène de la corde brisée.

Alors même si les moments comiques de la série ne peuvent pas compter en eux-mêmes comme une référence directe à Brecht, les exemples donnés par le diaporama d’informations de la BBC sont carrément suspects…

“Par exemple, une œuvre très sérieuse développant le thème du suicide pourrait tout à fait interrompre l’action à un moment-clé du désespoir du personnage pour inclure une parodie d’une publicité américaine.”

… si l’on pense au fait que ce thème précis et cette exacte construction sont utilisés dans TLD, avec la publicité de Culverton Smith qui s’intercale dans la scène de la promenade nocturne de Faith et Sherlock.

Le plan de la rencontre de Sherlock et Faith sous l’auvent de Speedy s’enchaîne directement avec cette publicité politique de Culverton.

Gestus

Le gestus, la technique de jeu favorite de Brecht, est une méthode, elle aussi, créée pour susciter une distance émotionnelle entre le spectateur et le personnage. Plutôt que de faire en sorte que le jeu d’acteur vienne naturellement et instinctivement de la représentation de l’intériorité du personnage par l’acteur, Brecht met en scène un jeu très calculé, “construit”.

Selon la BBC :

Le gestus, une autre technique brechtienne, est un geste ou un mouvement du personnage, fait par l’acteur, dans le but de capturer un instant ou une position, plutôt que de plonger dans l’émotion. Ainsi, chaque geste était important. Brecht et ses acteurs étudiaient des photographies prises pendant les répétitions de la pièce afin de vérifier que chaque moment produisait l’effet escompté. Ils se demandaient si le spectateur pouvait déduire à partir des gestes de l’acteur uniquement, ce qui se passait dans la scène.

Initialement, je n’avais pas grand-chose à dire sur le gestus qui pouvait soutenir mon interprétation de la saison 4 ; tenter d’évaluer quelle technique un acteur utilise (secrètement) m’a semblé être le summum de la subjectivité, et le plus faible des arguments qui puissent exister.

Mais Darcy a attiré mon attention sur l’article de blog de Rachel Talalay, où elle expliquait en mars son travail sur TST. Ce qui m’a marquée est un lien qu’elle a inclus dans son billet, vers un article listant des choses à ne pas faire en tant que réalisateur si l’on veut obtenir une performance authentique et spontanée de la part de ses acteurs, et elle explique par la suite qu’elle avait décidé de briser toutes ces règles quoi qu’il en soit. L’article en question répète ad nauseam que le résultat obtenu, si ces règles ne sont pas respectées, “ressemblera à la performance d’un acteur, et non à une vraie personne”.

Il y a des ressemblances remarquables entre les propres mots de Talalay…

Au sein de cette approche, j’en suis venue à utiliser un nouveau terme : la réalisation “tournée vers le spectateur”. Pour chaque scène, je me demande : “Qu’est-ce que j’aimerais que le spectateur comprenne/ressente/voie”, et ensuite seulement je me lance dans la création d’une série de plans, de positionnements, de lieux de tournages, de décors, de jeu, etc, qui ont pour but de provoquer ces réactions-là.

…et le désir de Brecht d’utiliser ses acteurs pour capturer un “moment ou une position”.

Mais au delà de ça, nous savons que le théâtre dramatique et le théâtre épique ont des buts antithétiques. Cela est clair dans l’article fourni en lien, car nous pouvons remarquer que les conséquences négatives d’un dédain pour les conseils de mise en scène du théâtre dramatique sont quasiment synonymes des conséquences recherchées par l’effet de distanciation brechtien :

S’ils essayent de répéter et de copier les émotions et les réactions, cela enlève une part de vérité au film. On verra que les acteurs simulent leurs émotions, et cela laissera le public de marbre.

Dès que l’acteur tente d’être effrayé, en colère, excité ou amoureux, il ressemblera à un acteur, non à une personne réelle.

Toute anticipation est évidente et visible pour le spectateur, et rend le film kitsch.

La règle importante est celle-ci : le public doit pleurer après une représentation, mais pas les acteurs. Suis-je claire ? Le spectateur doit être impressionné et ému par l’interprétation, même sans que les acteurs ne montrent des émotions excessives (ils ne doivent pas surjouer).

L’un dans l’autre, il semble que Talalay décrive ici la méthode de réalisation qu’elle a intentionnellement choisie pour créer un résultat “produit”, anti-naturaliste, distanciant.

Et pensez au résultat : prenez par exemple la scène de l’aquarium. Ne diriez-vous pas que l’anticipation par Mary du coup de feu tiré par Norbury était incroyablement kitsch ? Les mugissements de douleur de John n’étaient-ils pas bizarres et n’ont-ils pas produit en vous un sentiment de distance ? Les derniers mots larmoyants de Mary ne vous ont-ils pas paru un tout petit peu surjoués ?

Si certains passages d’interprétation dans la saison 4 vous ont paru téléphonés et vous ont laissés de marbre, il y a de grandes chances que cela ait été voulu, et vous pouvez remercier le gestus.

‘Ostalgie’

Vous avez entendu parler de ce concept, en Allemagne ? “L’ostalgie”. Quand les gens regrettent l’ancienne époque, sous les communistes. Les gens sont étranges, n’est-ce pas ?

L’Ostalgie est un néologisme formé à partir des mots allemands Nostalgie (nostalgie) et Ost (l’est). C’est une forme spécifique de nostalgie de l’époque de l’Allemagne de l’est. Il n’y a… vraiment… aucune raison d’utiliser le mot allemand dans ce contexte.

A part que Brecht, qui devint un marxiste fervent vers 25 ans, avait passé la période de la Seconde Guerre mondiale en sécurité à Hollywood, mais est retourné dans son pays de naissance pour fuir la persécution au moment du maccarthisme, et qu’il a vécu le reste de sa vie dans un Berlin Est communiste. Il a repris sa carrière là-bas, et a reçu le Prix Staline de la paix en 1954.

“Ce n’est pas du hasard, c’est une partie d’échecs”

En exil en Europe dans les années 1930, Brecht se lia d’amitié avec son compatriote allemand et exilé juif Walter Benjamin. Benjamin était un philosophe de renom et un critique culturel à part entière, et il devint un genre de promoteur pour Brecht : il lisait, discutait, critiquait, soutenait et introduisait les œuvres de Brecht auprès d’éditeurs, comme l’aurait fait un agent littéraire. Il existe un ouvrage sur leur collaboration, leur correspondance et leur amitié.

Libre à vous de trouver autant de parallèles que vous le souhaiterez dans cette description de “l’assurance versatile de Brecht” et de “la concentration calme et endurcie de Benjamin” (x).

Durant cet exil commun, Benjamin passe plusieurs étés avec Brecht à Prague. Ils passent une partie de leur temps à jouer aux échecs, ce qui a donné cette série de photographies des deux hommes ensemble :

Pas de “flâneurs dans les jardins des échecs” ici !

Comme cette série de photos montre la progression de la partie, des passionnés d’échecs ont tenté de l’analyser pour déduire la stratégie des deux joueurs. (Ils ont tiré la conclusion attendrissante que “les deux hommes sont davantage que des ‘flâneurs dans les jardins des échecs’.”) (x)

Cela vous rappelle quelque chose ?

L’angle, la position, le jeu d’échecs, la progression chronologique d’image en image. Le fait que ces images elles-mêmes soient parues l’une après l’autre. Des fans de Sherlock ont même analysé la partie de la même façon.

Donc, pour résumer : entre la corde brisée de Tchekhov et la Partie d’Echecs de Brecht, nous avons pu identifier dans les images promotionnelles de la saison 4 des références aux deux dramaturges les plus représentés du répertoire moderne.

La scène de rue

Dans un de ses essais, Brecht utilise le modèle d’une “scène de rue” pour décrire son but de détachement objectif pour le théâtre épique : que ce dernier ait la même fonction qu’un témoin non impliqué décrivant un accident de voiture qu’il aurait vu.

Les témoins ont pu ne pas bien observer ce qu’il s’est passé, ou bien ils pourraient simplement ne pas être d’accord, “voir les choses d’une autre façon” ; mais dans la reconstitution, l’acteur montre le comportement du chauffeur ou de la victime ou des deux, de façon à ce que les témoins puissent se forger une opinion au sujet de l’accident. (x)

Il n’est pas nécessaire que le témoin soit un artiste, et la suspension d’incrédulité n’est pas le but recherché — on ne recrée pas l’accident en détruisant une autre voiture lors de la reconstitution !

La représentation de l’expert en reconstitution est par essence répétitive. L’événement a déjà eu lieu ; ce que l’on voit est une répétition. (x)

Malgré le fait que le cadre typiquement holmésien du client expliquant son histoire au 221B corresponde déjà à cette idée, la série Sherlock nous offre littéralement une première scène de rue dans TAB, en déplaçant l’intégralité du 221B dans la rue pour mieux observer le récit de Lestrade :

“Le suicide mis en scène comme du théâtre de rue, un meurtre par cadavre.”

Le plateau est prêt, le rideau se lève. Une démonstration de rue de la manière dont Moriarty aurait pu s’y prendre pour survivre.

La représentation de l’expert en reconstitution est par essence répétitive. L’événement a déjà eu lieu ; ce que l’on voit est une répétition.

Nous rencontrons d’autres scènes de rue dans la saison 4. Si, comme dans la théorie du théâtre épique, ce que nous voyons à présent est une répétition, s’agit-il d’un hasard si TST ouvre sur Lestrade relatant les faits d’un réel accident de voiture, comme celui que décrit Brecht ? Ne semble-t-il pas symbolique que la mort du jeune homme avait en réalité eu lieu une semaine auparavant et sans témoins, tandis que l’explosion exubérante qui semble l’avoir tué n’est en réalité que l’alerte qui nous apprend sa mort ?

[Et il tourne dans l’allée de garage de la maison des Welsborough pour tenter de s’enfuir.]

Tellement opportun pour un épisode portant le nom d’une enquête qui — selon le blog mais également la série vue à l’écran — était déjà résolue, mise par écrit, et publiée sur le blog de John au moment de la saison 2.

On peut comparer ceci avec le retour du code des sonnets, avec notre première référence possible à Shakespeare au cours de TST :

[Cinquante-neuf appels manqués.]

Le sonnet 59, dans son premier vers, médite sur le fait qu’il n’y a “rien de nouveau sous le soleil” — le verset biblique préféré du Holmes de Doyle dans Une Etude en rouge et la prédiction du biscuit de fortune de notre John dans ASIP :

If there be nothing new, but that which is

Hath been before, how are our brains beguil’d,

Which, labouring for invention, bear amiss

The second burthen of a former child!

S’il est vrai qu’’il n’y a rien de nouveau, mais que tout ce qui existe a existé d’abord, quelle déception pour notre cerveau qui, dans le travail de l’invention, porte à son insu pour la seconde fois le fardeau d’un enfant déjà né ! [trad. François-Victor Hugo]

Dans ce contexte, le nombre 59 est utilisé à dessein, pour indiquer que nous sommes témoins d’une histoire basée sur une affaire recyclée. Ce qui donne encore plus de poids aux vers suivants dans le sonnet, qui mettent en avant l’idée d’une mère donnant naissance au même enfant deux fois, comme métaphore du processus créatif. Non seulement l’affaire des Six Thatcher a été résolue depuis longtemps, mais la référence apparaît au moment où Mary est montrée en train de donner naissance à un enfant qui, à en croire ce que l’on a vu sur le blog de John à peine quelques instants auparavant, est déjà né.

Le motif de la “démonstration de rue” revient à nouveau dans TLD :

Dans cet épisode, Sherlock passe la nuit entière à se balader dans des “scènes de rue” : il peint des fenêtres et des tableaux de liège dans les airs, recrée la salle de conférence de Culverton dans la rue, sans raison apparente.

L’enchaînement nocturne de ces nombreuses scènes de rue se termine lorsque Sherlock fait une réelle scène au beau milieu de la rue à l’heure de pointe, avant que la toile de fond du 221B ne se déroule derrière lui pour le replacer chez lui, nous rappelant ainsi à nouveau que nous sommes en train de regarder une fiction.

Le cirque chinois

Bien entendu, Brecht n’a pas inventé le V-Effekt tout seul. Alors que l’idée d’illusion, du quatrième mur et de suspension d’incrédulité faisaient à cette époque partie intégrante du théâtre européen moderne, le théâtre chinois, lui, avait évolué dans une toute autre direction.

Brecht assista à une représentation de l’Opéra de Pékin à Berlin en 1935 et développa par la suite dans ses écrits l’idée qu’il adaptait sa propre méthode à partir de ce qu’il y avait vu :

Par-dessus tout, l’artiste chinois n’agit jamais comme s’il y avait un quatrième mur en plus des trois qui l’entourent. Il exprime sa conscience d’être regardé. Cela retire immédiatement l’une des illusions caractéristiques de la scène européenne. Le public ne peut plus avoir l’illusion d’être un spectateur invisible d’un événement qui se déroule réellement. Cela rend alors superflue la technique élaborée du théâtre européen qui consiste à dissimuler le fait que les scènes sont arrangées de manière à ce que le public puisse aisément les voir dans leur ensemble. Les acteurs peuvent choisir ouvertement les positions qui les mettront le plus en valeur devant le public, comme s’ils étaient des acrobates. De plus, l’artiste s’observe lui-même. (x)

Il est utile de mentionner ici le lien de Brecht et du théâtre chinois, à cause de l’épisode de notre chère BBC Sherlock qui serait autrement inexplicablement raciste. Dans cet épisode, nos héros se trouvent assister à une représentation de théâtre chinois. Un spectacle-de-cirque-chinois-dans-un-spectacle-de-réalisme-poétique-tchékhovien.

Un spectacle-de-théâtre-épique-dans-un-spectacle-de-théâtre-dramatique.

Le théâtre chinois est appelé indifféremment théâtre ou opéra, mais inclut une combinaison de musique, de chant, de mime, de danse et de cirque acrobatique. Le maître de cérémonie du Cirque du Dragon Jaune dans TBB apparaît au générique en tant que “Chanteur d’Opéra”, et la troupe semble inclure un acrobate, et surtout un “guerrier” virtuose de l’évasion qui tente d’éviter un énorme carreau d’arbalète.

J’écrivais dans la Partie I que cet épisode s’intitule The Blind Banker (“Le Banquier Aveugle”) d’après le poème de Conan Doyle à propos d’un ancien soldat touché par la Flèche d’Amour.

Pensez d’autre part à la dernière convention Sherlocked USA en mai dernier, où le thème de la soirée du vendredi était “Cirque Chinois”, ce qui serait autrement un rappel malheureux d’un épisode vieux de sept ans et objectivement impopulaire.

Pensez aussi à Wanda Ventham qui, à cette même soirée, a demandé à un petit groupe de fans si nous savions de quoi parlait vraiment la saison 4.

Vous commencez à vous faire une idée ?

Tu as parlé de cirque. Ce n’est pas un cirque. Regarde la taille du public. Sherlock, c’est… de l’art.

“Incroyablement prophétique”

En ce sens, les titres des épisodes de la saison 1 eux-même deviennent un exposé d’intention, démontrant depuis combien de temps les auteurs préparent ce jeu ; une fractale narrative qui trace à l’avance en miniature la trajectoire complète de la série.

Nous commençons avec Une Etude en Rose (A Study In Pink), littéralement une étude de personnage, qui établit la vie et le caractère de notre détective gay et maniéré et de notre bloggeur bisexuel et bougon préférés. Nous les voyons à travers le quatrième mur, bien poli et intact. Nous apprenons à les connaître suffisamment bien pour reconnaître un faux.

Le Banquier Aveugle (The Blind Banker) prédit une parabole-interlude de théâtre épique brechtien, où l’Amour Personnifié tirera sur John Watson. L’Archer de l’Amour réussit enfin son tir. (Il est presque trop louche pour en parler, que cet épisode a été réalisé par Euros Lyn.)

Et en quoi, demanderez-vous, ce tour théâtral obscur peut-il se justifier, dans ce qui devrait être un simple roman policier holmésien ? Et la réponse que je vous ferai, est le titre restant, prévu depuis le moment de la conception :

Le Grand Jeu.

ii. Le Grand Jeu

L’utilisation de Brecht dans la saison 4 est avant tout un commentaire intéressant sur la mise en abyme des histoires originelles de Doyle. Comme nous le savons bien, ces histoires sont filtrées par la narration du Docteur Watson, ce qui lui permet de tricher et de taire certains détails à sa convenance.

En d’autres termes, tout comme l’acteur chinois, le Docteur Watson est conscient d’être observé. Il exprime aussi cette conscience d’être observé de façon récurrente : il s’adresse directement aux lecteurs, les informe qu’il censure les dates et les identités des personnes concernées constamment.

D’après l’incipit de “L’Aventure de Charles Augustus Milverton” (x) :

Les événements que je décris ici se sont produits il y a des années, et pourtant c’est avec défiance que je les mentionne. Pendant longtemps, même avec la plus grande discrétion et la plus grande retenue, il eût été impossible de rendre ces faits publics, mais le principal intéressé est aujourd’hui hors d’atteinte des lois humaines, et, avec des suppressions appropriées, l’histoire peut à présent être racontée de manière à ne heurter personne. Elle rapporte une expérience absolument unique à la fois dans la carrière de M. Sherlock Holmes et dans la mienne. Le lecteur me pardonnera si je tais la date ou tout autre information à partir de quoi il pourrait rapporter l’histoire à l’événement réel.

Moffat et Gatiss adhèrent clairement à cette lecture des histoires. D’après une interview datant de 2014 (x) :

Moffat : Et si vous lisez [L’Aventure de] Charles Augustus Milverton, Dr Watson dit dans le premier paragraphe qu’il est sur le point de vous raconter un mytho. Il dit “Je me dois, même maintenant, d’être très réticent”. Je crois que ce que Doyle veut nous dire, c’est que Sherlock Holmes et Dr Watson se sont assis chez eux à Baker Street et se sont dit : “Nous allons être obligés de le tuer, n’est-ce pas ? C’est la seule manière d’agir.” Donc ils entrent par effraction, le tuent, et puis Dr Watson rédige une version de l’histoire qui attribue le meurtre à [quelqu’un d’autre].

Moffat et Gatiss jouent le Grand Jeu avec tellement d’entrain qu’ils font l’hypothèse que Magnussen a été tué par Sherlock lui-même, et que la version publiée est une couverture. Ils ne font pas seulement cette hypothèse, mais ils l’incluent dans leur adaptation comme le climax de la saison 3.

On voit cette interprétation porter ses fruits au début de TST, lorsque le meurtre de Magnussen est réécrit, et attribué — exactement comme ils l’avaient dit en 2014 — à quelqu’un d’autre.

[Soyez certains que nous avons la technologie nécessaire pour modifier quelques séquences de vidéo-surveillance. — Voilà à présent la version officielle.]

Suivant encore l’exemple de Conan Doyle, ils prennent poliment un instant dans la première scène de la saison 4 pour nous informer qu’ils sont “sur le point de [nous] raconter un mytho” :

[“Ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. — Maintenant si.”]

La série a insisté sur la différence entre la poésie et la vérité depuis la saison 1. Nous voyons d’abord Sherlock et John se disputer à propos de la description faite par John de leur première enquête dans l’épisode intitulé, bien sûr, Le Grand Jeu. Un commentaire sur la manière dont leurs aventures sont présentées sur le blog de John apparaît régulièrement. Le discours de Sherlock au mariage de John est centré sur une critique de son blog.

Un reporter, un photographe, un magnat de la presse, un présentateur télé — les arbitres des perceptions publiques et de la distribution du savoir — sont montrés comme les méchants. Les personnes qui recherchent et qui profitent d’informations exclusives. De révélations choquantes. De secrets. Il est constamment fait référence à la bataille pour le contrôle de la narration.

[“Il n’y a donc personne à qui vous pouvez parler ? Vous confier ? — Personne.”]

TAB s’étend sur tout cela, du nombre de répliques attribuées à Mrs Hudson, à “L’illustrateur est incontrôlable”, à “Est-ce qu’il y aura un vrai crime cette fois ?”. Ces scènes sont des rappels de conversations similaires dans La Vie privée de Sherlock Holmes, qui tourne aussi autour de l’idée centrale selon laquelle Watson n’offre pas la vérité toute entière à ses lecteurs.

[Psy : “Y a-t-il quelque chose que vous me cachez ?”]

Pastiche sur pastiche s’interrogent sur les détails des enquêtes que Watson mentionne en passant mais ne rapporte pas. Des tonnes de papier ont été dédiées à l’analyse et à l’explication des incohérences présentes dans le canon holmésien. La “vie privée” de Sherlock Holmes n’a aucun intérêt — elle n’existe même pas — sans une “vie publique” organisée pour laisser certaines questions sans réponses.

Pour faire court : la mise en abyme des histoires est en elle-même une composante majeure du mythe de Sherlock Holmes.

“Tout le monde se trompait”

En 1911 Ronald Knox écrivait l’essai satirique qui allait poser les fondations de toutes les études universitaires holmésiennes. Knox était un prêtre et théologien anglais, lui-même auteur d’une série d’histoires policières.

D’autre part, et parce qu’il serait contraire à l’esprit de cette analyse de ne pas le signaler, il est très probable que dans un contexte moderne Knox eût été considéré comme homosexuel (x) (x). Autour de ses vingt ans, il était “extrêmement attaché (et non sans réciprocité)” à son étudiant et futur Premier Ministre britannique Harold Macmillan, et sa biographie a été écrite par son ami de longue date Evelyn Waugh.

De manière plus notable, Ronald Knox écrivit le tout premier article universitaire holmésien. Il l’écrivit à l’âge de 23 ans en tant que professeur de théologie à Oxford, afin de faire la satire d’une branche particulière des études bibliques qui le dérangeait. (x)

C’est magistral.

[“S’il y a une chose agréable dans la vie, c’est de faire ce que nous ne sommes pas censés faire. S’il y a une chose agréable dans la critique, c’est de découvrir ce que nous n’étions pas censés découvrir.”]

En opposant un panel chamarré d’”universitaires étrangers aux noms absurdes” les uns aux autres, Knox non seulement propose la première lecture alternative des histoires de Sherlock Holmes, mais il invente également au moins cinq lectures différentes pour les déconstruire toutes d’un coup. Il se crée des ennemis universitaires, hommes de paille par excellence, dotés de noms tels que Piff-Pouff, Backnecke, ou Papier-Mâché.

Cet essai en lui-même est une oeuvre d’art : non seulement Knox fait preuve d’une connaissance du canon époustouflante, mais il cite des extraits dans trois langues différentes, et fait des parallèles avec Platon comme si de rien n’était. Il est clairement un obsédé vorace de nombreuses disciplines, mais tout particulièrement quand il s’agit de Sherlock Holmes. Knox est si minutieux que j’ai tout d’abord supposé que Piff-Pouf etc étaient de vraies personnes qu’il connaissait, qui avaient produit des textes de critique holmésienne sous des pseudonymes amusants. Il n’en est rien. C’est Knox contre Knox contre Knox.

Non seulement les études holmésiennes sont nées avec le travail de Knox ; mais elles sont nées avec le pouvoir de marcher, de parler, et avec des dents aiguisées. (x)

Dans un seul essai, Knox a inventé lui-même ce que nous appelons aujourd’hui le Grand Jeu.

Le Grand Jeu est, bien sûr, défini comme le fait d’utiliser les propres méthodes de déduction de Holmes pour résoudre les incohérences présentes dans les histoires elles-mêmes. Knox explicite tous les débats connus : Etait-ce John ou James Watson ? James Moriarty et son frère, James Moriarty ? En se basant sur ce qu’il considère comme des détails irréconciliables, Knox infirme les théories de ses “collègues” universitaires, qui se demandent lesquelles des histoires de Sherlock Holmes sont forcément des inventions, et pourquoi.

Prenez un moment pour réfléchir à cela : c’est une tradition des études Holmésiennes qui remonte aussi loin que 1911, que de débattre desquelles des histoires de Watson sont mensongères. Doyle a publié des nouvelles jusqu’en 1927.

Les points de conflit principaux que Knox mentionne concernent les histoires les plus récentes, qui étaient à l’époque les nouvelles de Le Retour de Sherlock Holmes, où Doyle reprend le récit au moment du retour de Holmes, qui avait disparu dans les chutes du Reichenbach dans “Le Problème Final”. D’un côté, M. Piff-Pouff “accepte les nouvelles du Retour comme vraies, et considère ‘Le Problème Final’ comme un événement inventé par Watson pour des raisons personnelles.” Au contraire, Backnecke “considère ‘Le Problème Final’ comme vrai, et les nouvelles du Retour comme une invention mensongère.”

Knox explicite systématiquement les preuves :

Les preuves portées à la charge de ces nouvelles peuvent être divisées en trois groupes : (a) celles suggérées par les changements dans la personnalité et les méthodes de Holmes, (b) celles qui reposent sur des impossibilités dans le récit lui-même, (c) des incohérences visibles par comparaison avec le récit précédant ces nouvelles.

Cela vous dit quelque chose ?

Après avoir pesé le pour et le contre, Knox offre son propre avis : toutes les nouvelles sont authentiques, sauf les dernières nouvelles du Retour, ce qu’il explique ainsi :

Je crois que toutes les histoires ont été écrites par Watson, mais tandis que le cycle originel a bien eu lieu, les aventures fallacieuses sont le fruit de son imagination spontanée. Nous pouvons ainsi certainement reconstituer les faits. Watson était quelque peu hédoniste. Il est dépensier : nous savons cela d’après le début d’”Une Etude en Rouge”. Son frère, comme Holmes le découvre en examinant les rayures sur sa montre, était un alcoolique confirmé. Watson lui-même, célibataire, hante le Criterion Bar. Dans “Le Signe de Quatre”, il reconnaît avoir bu trop de vin rouge à midi… […] Que se passe-t-il ? Son Elijah lui est retiré ; sa femme, comme nous le savons, meurt : il retombe entre les griffes de son vieil ennemi ; son cabinet, déjà mal en point du fait de sa négligence, disparaît ; il est forcé de gagner sa vie en inventant de maladroites parodies des aventures merveilleuses qu’il avait autrefois compilées. (x)

En utilisant des preuves textuelles que Watson est naturellement irresponsable en ce qui concerne la boisson et l’argent, Knox pose que…

  • … après la mort de Holmes et celle de sa femme…
  • … Watson tombe dans la dépression et l’alcoolisme…
  • … ne voit plus ses patients, et…
  • … commence à inventer de toutes pièces de nouvelles aventures avec Holmes qui sont…
  • … de pâles copies de l’article originel, et qu’il doit…
  • … publier pour pouvoir joindre les deux bouts.

Pour faire court :

[“Vous êtes suicidaire, seule, et à court d’argent.”]

“Un substitut au ‘moi’”

Notre John est généralement réticent à parler de son propre bien-être — “la nuit dernière ça n’allait pas” est tout ce que nous obtenons — mais les multiples miroirs de son personnages dans la saison 4 présentent une histoire cohérente.

Nous rencontrons d’abord Ajay, torturé par ses cauchemars, buvant seul dans un minuscule studio, nous rappelant les premiers plans de AsiP, hanté par ‘amo’ :

Puis, nous voyons les déductions agressives que Sherlock fait sur Norbury, la liant à John par son alcoolisme et le tremblement de sa main, et mentionnant dès le départ ses revenus modestes et son appartement minuscule :

[“Le léger tremblement de votre main — La tache de vin rouge au-dessus de votre lèvre — Eh bien, avec votre salaire, il doit être modeste.”]

Et bien sûr, Faith, avec son arme et sa canne et son désespoir, et toute une soirée de déductions dédiées à sa minuscule cuisine (lieu sans intérêt par ailleurs) :

[“Réduire vos dépenses est clairement une de vos priorités — Regardez la taille de votre cuisine, toute toute petite — Faith : comment avez-vous fait pour savoir que j’avais une petite cuisine ? — La pièce est petite.”]

Suicidaire, seul, et à court d’argent.

Culverton Smith, dans ce contexte, devient un miroir pervers des aspirations de John : “Et si vous étiez riche, et puissant, et nécessaire ?”

Lorsque Culverton dénigre les aptitudes professionnelles de notre John, une référence à l’insulte d’origine de Holmes dans “The Dying Detective” (“Le Détective Agonisant”), nous avons encore un aperçu de plus du dégoût que l’auteur éprouve envers lui-même. En réalité, est-ce que John fait toujours ses services à la clinique où il travaillait avec Mary ?

[“Etes-vous vraiment médecin ? — Oui, bien sûr.”]

Ainsi, quand Holmes lui-même insiste sur le fait que “la vie est infiniment plus étrange que ce que l’esprit humain est capable d’imaginer”, il n’est pas surprenant que les “élucubrations” de “l’imagination débridée” de John ne répondent pas à ces standards.

Ayant à faire face au deuil, à la dépression, à des problèmes financiers, et de façon plus importante à l’absence de son ‘Elijah’ et de la stimulation créative de leurs aventures ensemble, John s’est vu forcé d’inventer tout bonnement quelque chose.

Ce que cela signifie, c’est que la saison 4 nous semble n’être que l’ombre de la série que nous connaissons et que nous aimions, mais que c’est pour une bonne raison.

Cette saison est une auto-parodie intentionnelle, un message codé pointant vers une voie qui remonte jusqu’à l’hypothèse originale de Knox. Il n’y a pas d’autre explication possible pour la cohérence du langage sous-textuel utilisé tout au long de la série, et la clarté du message sous-textuel délivré ici. De ce point de vue là, le degré d’attention et de détail porté à la création d’une saison médiocre est éblouissant.

The Six Thatchers, The Lying Detective et The Final Problem ne se passent pas dans la vraie vie pour John et Sherlock. Ils sont des simulacres maladroits des événements merveilleux que John relatait autrefois.

L’artiste s’observant

Nous nous retrouvons donc à ce point : la série, pendant trois saisons, n’était pas filtrée du tout. Ce que nous voyons à l’écran est leur réalité ; notre vision de John et Sherlock est claire. Nous avons été les témoins, en somme, de la vie privée de Sherlock Holmes, le matériau brut dont John Watson se sert pour écrire son blog. La série est notre fenêtre sur le monde de l’auteur ; nous voyons John au travail, en train de produire et d’interagir avec le contenu de son blog. Le quatrième mur est intact.

Lorsque j’ai présenté plus haut la liste des techniques brechtiennes de la BBC, j’ai désigné des exemples concrets de l’utilisation de chaque technique, sauf une, dont j’ai dit que j’en reparlerai : l’utilisation du narrateur.

“Un personnage en dehors du cadre des personnages.” Précisément le genre de personnage qui est créé lorsque l’on joue le Grand Jeu.

L’Auteur-Watson.

Pour suivre la méthode de raisonnement de Holmes, nous pouvons observer que les méthodes de Brecht ont été appliquées méthodiquement tout au long de la saison 4. D’après cette observation, nous pouvons déduire que ces méthodes sont utilisées pour suggérer la présence d’un narrateur.

De façon parallèle, nous pouvons observer que le sous-texte dépeint John de cette manière, “suicidaire, seul, et à court d’argent”, ce qui crée les conditions exactes sous lesquelles le Watson de Knox commence à produire des récits mensongers.

Pensez au fait que le blog officiel a cessé d’être mis à jour. Spécifiquement :

“Le blog personnel du Dr John H. Watson. John Watson ne mettra plus à jour ce blog. Pour le dernier contenu en rapport avec BBC Sherlock, visitez le site de la série.”

Pensez au remplaçant phosphorescent de M. Crâne Bleu. Le crâne sur la cheminée, combiné avec les yeux de Sir Arthur Conan Doyle, exposés sur les pages de Une Etude en rouge (A Study in Scarlet). (x) (x)

Notre cadre s’est déplacé.

La série est désormais notre fenêtre sur le monde de l’oeuvre ; nous voyons les yeux de l’auteur qui observent la page à nos côtés.

L’artiste s’observe lui-même.

Nous n’avons plus une vision sans filtre de la vie de John et Sherlock. Malheureusement, nous ne pouvons plus “jeter un œil aux choses étranges qui ont lieu” ; nous devons nous contenter d’une fiction, d’un “simulacre maladroit”, avec toutes ses “conventions et ses conclusions téléphonées”.

Nous voyons une représentation de la vie, non pas la vie elle-même. Nous voyons John et Sherlock à travers le filtre de la narration de John.

La série est désormais le blog.

La vérité est rarement pure, et elle n’est jamais simple.

Dans la saison 4, les auteurs de BBC Sherlock ont construit leur propre Grand Jeu. Ils demandent au public de déterminer ce qui est réel et ce qui est une invention. Ils ont télégraphié leurs intentions en utilisant presque chaque méthode du théâtre épique de Brecht, une approche spécifiquement créée dans le but de rappeler constamment au public qu’il est en train de regarder une pièce de théâtre.

C’est précisément le but initial du Grand Jeu : l’histoire qui vous a été racontée a-t-elle été présentée avec fidélité ? Quelles parties ont-elles été inventées, et que cela nous dit-il de la vérité sous-tendant la vie réelle de Holmes et Watson ?

Le but de la saison 4 est de voir les choses avec distance, avec un regard critique, et de lire entre les lignes. En utilisant les compétences que Holmes vous a transmises. En étant le public pour lequel Brecht écrivait.

Ce qui se trouve entre les lignes — encore — toujours — ce sont les sentiments non-résolus de Holmes et Watson.

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