Des bagages radioactifs #2

L’homérique mise à l’abri des matières stratégiques françaises

Bertrand Pelloux
Une brève histoire de l’atome
10 min readJan 16, 2021

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📅 18 juin 1940

Ce jour-là, deux physiciens de l’équipe de Frédéric Joliot-Curie, Hans Halban et Lew Kowarski, embarquent à bord du navire britannique SS Broompark dans le port de Bordeaux à destination du Royaume-Uni. À l’instar de Serge Gorodetzky et ses 130 caisses d’uranium (👉 Des bagages radioactifs #1), ils emportent avec eux 26 bidons contenant une précieuse substance. Retour sur l’homérique mise à l’abri des matières stratégiques françaises lors de la bataille de France (épisode 2).

🏋 De l’eau qui pèse son poids

Le suspense avait été si intense lors du premier épisode qu’il semble incongru de vous refaire le coup. Inutile d’aller à la fin de cet article pour connaître le contenu de ces fameux bidons : de l’oxyde de deutérium, plus communément appelé eau “lourde”. C’est dit.

À la différence de l’eau ordinaire, également appelée eau “légère” et constituée d’atomes d’hydrogène et d’oxygène (le fameux H2O), l’eau lourde est composée d’atomes de deutérium et d’oxygène (D2O). Le deutérium n’est autre qu’une version obèse de l’hydrogène (deux fois plus lourd). Quand le noyau d’hydrogène contient seulement un proton, le noyau de deutérium dispose lui d’un proton et d’un neutron. Un neutron qui fait toute la différence.

🚧 Freiner pour mieux sauter

Au même titre que l’uranium, l’eau lourde constitue une ressource prioritaire pour les recherches de Joliot sur les conditions pour obtenir une réaction en chaîne contrôlée. Alors que l’uranium naturel jouera le rôle de combustible, l’eau lourde celui de modérateur, c’est-à-dire de “ralentisseur” de neutrons. En effet, les neutrons émis par la fission d’un noyau d’uranium sont trop rapides pour engendrer suffisamment de nouvelles fissions. Il est donc nécessaire de les ralentir pour provoquer de nouvelles fissions et obtenir une réaction en chaîne. Dans son premier brevet, déposé le 1er mai 1939, Joliot évoque différents modérateurs possibles :

Pour réduire la vitesse de tout ou partie des neutrons émis, on introduit au sein de la masse d’uranium […] des éléments très légers tels que l’hydrogène, le deutérium par exemple, libres ou combinés, ou des éléments légers tels que le glucinium [béryllium], le carbone, l’oxygène par exemple, libres ou combinés.

Ainsi, l’eau légère (H2O) paraît taillée pour le rôle de modérateur : de l’hydrogène et de l’oxygène à profusion. Mais si elle ralentit très bien les neutrons, les essais montrent une absorption des neutrons trop importante, incompatible avec les conditions d’une réaction en chaîne avec de l’uranium naturel. L’utilisation de l’eau légère nécessiterait d’enrichir l’uranium naturel en son isotope 235, un processus lourd et complexe que Joliot considère hors de portée à ce moment-là. D’autres essais sont réalisés avec du carbone sous forme de graphite, mais les résultats ne sont pas probants. Fin 1939, l’équipe Joliot opte alors pour l’eau lourde (D2O) qui semble présenter les caractéristiques nécessaires pour obtenir une réaction en chaîne avec de l’uranium naturel. Le choix de l’eau lourde n’est d’ailleurs pas sans lien avec Halban qui avait étudié la capture des neutrons lents dans les éléments légers, notamment l’eau lourde, avec Otto Frisch au sein du laboratoire de Niels Bohr à Copenhague en 1937.

[🤯 L’uranium naturel est composé principalement de deux isotopes, l’uranium 235 représentant environ 0,72 % et l’uranium 238 environ 99,28 %. Contrairement à l’uranium 238, l’uranium 235 est fissile, c’est-à-dire qu’il peut subir une fission quelle que soit l’énergie (vitesse) des neutrons incidents. La probabilité d’avoir une fission est d’autant plus grande que la vitesse des neutrons est faible. Dans la mesure où la proportion d’uranium 235 dans l’uranium naturel est infime, il est alors nécessaire de ralentir les neutrons avec un modérateur pour obtenir une réaction en chaîne (la probabilité de fission avec des neutrons lents est multipliée par plusieurs centaines, ce qui compense la faible fraction d’uranium fissile). Le ralentissement des neutrons provient des collisions de ces derniers avec les noyaux des atomes du modérateur. Le ralentissement est optimal lorsque les noyaux du modérateur ont une masse proche des neutrons incidents. La masse du neutron étant (presque) égale à celle du proton, l’hydrogène, qui est constitué seulement d’un proton, a un excellent pouvoir de ralentissement. Ainsi, l’eau légère ralentit mieux les neutrons que l’eau lourde (le nombre de chocs moyen pour ralentir un neutron de 2 MeV à 0,025 eV est de 27 pour l’eau légère contre 35 pour l’eau lourde). Mais avec son neutron en moins, l’hydrogène est plus à même de capter un neutron que le deutérium qui en possède déjà un. Par conséquent, l’eau légère absorbe davantage les neutrons que l’eau lourde. En résumé, l’eau légère ralentit mieux les neutrons que l’eau lourde, mais les absorbe trop pour obtenir une réaction en chaîne avec de l’uranium naturel ; c’est donc l’eau lourde qui devra jouer le rôle de modérateur. 🤯]

Contrairement à l’eau légère, il ne suffit pas d’ouvrir grand les robinets pour disposer d’eau lourde. Les besoins pour les expérimentations sont importants et les stocks du Collège de France faibles (quelques ml). Ainsi, Joliot propose de s’en procurer auprès de la Société norvégienne de l’azote et de forces hydroélectriques (Norsk Hydro) dont l’usine de Vemork est la seule au Monde à en produire en quantité industrielle. La production repose sur un procédé d’électrolyse permettant d’isoler l’eau lourde présente en quantité infime dans l’eau légère (une molécule D2O pour 41 millions de molécules H2O).

Usine de Vemork en Norvège ©source

🛢️ Un arrière-goût de fjord

En février 1940, convaincu de la qualité et de la nécessité des travaux de Joliot, le ministre de l’Armement Raoul Dautry obtient l’accord d’Édouard Daladier, président du Conseil et ministre de la Défense nationale et de la Guerre, pour négocier secrètement le stock mondial d’eau lourde détenu par la Norsk Hydro en Norvège. Mais la France n’est pas seule sur le coup. L’Allemagne nazie mène un programme nucléaire depuis avril 1939 (Uranprojekt) et souhaite également mettre la main sur ce stock. C’est la première bataille de l’eau lourde.

Cette mission est confiée à Jacques Allier, mobilisé en 1939 au Service des Poudres puis détaché au cabinet de Raoul Dautry. Allier est avant tout fondé de pouvoir à la Banque de Paris et des Pays-Bas (devenue Paribas) et chargé des relations avec la société Norsk Hydro dont la banque est actionnaire majoritaire.

Ordre de mission de Jacques Allier rédigé par le président du Conseil Édouard Daladier ©source

Allier quitte Paris le 28 février 1940 et arrive à Oslo le 3 mars. Dès le lendemain, il rencontre le directeur de la Norsk Hydro, Axel Aubert, dont le nom ferait presque oublier qu’il est norvégien. Favorable aux Alliés (et a fortiori à Allier), Aubert accepte de mettre à disposition de la France (un prêt avec option d’achat) la totalité du stock d’eau lourde, soit environ 185 kg. Il confiera à Jacques Allier :

Veuillez dire de ma part à M. le président Daladier que ma société ne veut pas recevoir un centime, jusqu’à la victoire de la France, pour le produit que vous allez lui apporter. Quant à moi, je sais que, si les expériences dont vous m’avez entretenu réussissent et si, plus tard, par malheur la France devait perdre la guerre, je serais fusillé pour avoir fait ce que je fais aujourd’hui. Mais c’est une fierté pour moi de courir ce risque.

L’eau lourde est acheminée en voiture depuis l’usine de Vemork jusqu’à Oslo, située à environ 180 km, par le directeur de l’usine en personne. Pour la suite du périple, l’eau lourde est conditionnée en 26 petits bidons contenant 6 à 7 litres chacun (probablement pour des raisons logistiques). Afin de tromper les services de renseignement allemands présents sur place, Allier et trois agents des renseignements français en soutien à l’opération (Mossé, Muller et Knall-Demars) montent un ingénieux stratagème. Ils réservent de multiples vols vers Perth (en Écosse) et Amsterdam sur plusieurs jours consécutifs. Faisant mine d’embarquer sur un vol vers Amsterdam, Allier et Mossé s’envolent le 12 mars vers Perth󠁧󠁢󠁳󠁣󠁴󠁿 avec dix bidons. Muller et Knall-Demars les imitent deux jours plus tard avec le reste de la cargaison. Les précautions prises s’avéreront payantes puisque le vol vers Amsterdam sera intercepté par la Luftwaffe et contraint de se poser à Hambourg. Après avoir transité par Londres󠁧󠁢󠁥󠁮󠁧, Allier et son équipe rejoignent la France mi-mars avec la précieuse cargaison qui est ensuite entreposée dans les locaux du Collège de France.

La France remporte ainsi la première bataille de l’eau lourde. Ce succès intervient à peine un mois avant l’invasion de la Norvège par le Troisième Reich (campagne de Norvège du 9 avril au 10 juin 1940) qui aura désormais la mainmise sur l’usine jusqu’à la fin de la guerre.

🧭 Cap à tribord

L’équipe Joliot dispose désormais de l’eau lourde nécessaire pour poursuivre ses recherches. Cocorico. Mais la joie est de courte durée, puisqu’en mai 1940, l’armée allemande envahit cette fois-ci la France (👉 La bataille de France). Malheureusement, l’expérience consistant à réaliser une réaction en chaîne n’est pas encore prête. Par précaution, le gouvernement français demande à Joliot d’évacuer l’eau lourde stockée au Collège de France. Le 16 mai 1940, Joliot sollicite son collaborateur Henri Moureu pour transporter l’eau lourde à Clermont-Ferrand. Entreposée dans un premier temps dans une succursale de la Banque de France, elle est transférée le 24 mai dans une cellule de la prison de Riom, proche de Clermont-Ferrand.

Depuis le début de l’article, un détail vous a sûrement interpellé. Des bagages radioactifs, un titre qui semble mensonger. Les bidons d’eau lourde constituent des bagages certes encombrants mais en aucun cas radioactifs. C’est sans compter la mise à l’abri d’une autre matière stratégique. En effet, le 12 juin 1940, Joliot se rend à Clermont-Ferrand avec le stock français de radium (environ 1,5 g) qu’il considère également très important pour ses travaux.

[🤯 Afin d’amorcer une réaction en chaîne, des sources de neutrons, appelées “source de démarrage”, sont parfois nécessaires. En pratique, des émetteurs α comme le radium, l’américium ou encore le polonium sont mélangés à du béryllium dont la réaction permet de produire des neutrons. Ces sources de neutrons sont nommées sources “α-béryllium”. 🤯]

Le 16 juin, à la demande de Dautry, Allier rejoint Joliot, Halban et Kowarski à Clermont-Ferrand pour leur demander d’exfiltrer les matières stratégiques vers Londres. Si Joliot choisit de rester en France pour des raisons personnelles, Halban et Kowarski acceptent de quitter le pays, leurs origines juives ayant sûrement pesé dans la balance. Le lendemain, ils rallient Bordeaux où ils retrouvent Jean Bichelonne, chef de cabinet de Dautry, qui leur remet un ordre de mission. Probablement antidaté au 16 juin pour précéder la démission du gouvernement Reynaud et la formation de celui du maréchal Pétain, cet ordre de mission enjoint les deux physiciens à poursuivre leurs travaux outre-Manche.

Ordre de mission de Halban et Kowarski pour l’Angleterre ©source

C’est ainsi que le 18 juin 1940, date célèbre s’il en est, Halban et Kowarski quittent Bordeaux à bord du SS Broompark transportant dans ses soutes le stock mondial d’eau lourde. Même si cela semble probable, aucune mention ne permet de certifier la présence à bord du stock français de radium. Arrivée à bon port en Cornouailles, la cargaison est d’abord entreposée dans la prison de Wormwood Scrubs (décidément !) proche de Londres, puis au château de Windsor avant de rejoindre finalement le laboratoire Cavendish de Cambridge dans lequel Halban et Kowarski travailleront à partir de l’été 1940. L’exfiltration est un succès et la course atomique peut désormais continuer outre-Manche.

🚀 Épilogue

De la Norvège à l’Angleterre, l’eau lourde fut au cœur d’une épopée dont les succès sont multiples. La mission Allier permit de mettre la main sur le stock mondial d’eau lourde au profit des recherches de l’équipe Joliot et d’en priver l’Allemagne nazie. Son exfiltration hors de France par Halban et Kowarski en priva à nouveau l’Allemagne et permit de poursuivre les recherches en Angleterre. L’accueil des scientifiques français outre-Manche constitua la première coopération nucléaire internationale de l’histoire. Ce fut aussi la reconnaissance du caractère novateur des recherches initiées sur le sol français. Enfin, la récupération de l’eau lourde après-guerre participa à la fabrication de la première pile atomique française “Zoé” (première divergence de Zoé le 15 avril 1948).

À l’instar de l’uranium, la mise à l’abri du radium et de l’eau lourde fait partie de ces événements méconnus dont la portée est immense. C’est un acte de résistance fort qui souligne l’abnégation sans faille de citoyens hétéroclites (politiciens, fonctionnaires, industriels, scientifiques…), patriotes et résistants de la première heure.

Ce jour-là, des atomes ont écrit l’histoire.

📰 Au prochain numéro

La première moitié du XXe siècle est le théâtre d’avancées majeures dans la compréhension de l’atome et de son noyau. En 1938, Otto Hahn et Fritz Strassmann publient une découverte historique qui propulse définitivement le Monde dans l’ère nucléaire… 👉 Une nouvelle ère.

💡 Sources (Redde Caesari quae sunt Caesaris)
Otto Frisch, Hans Halban, Jørgen Koch, Capture of Slow Neutrons in Light Elements, Nature, Volume 140, 1937.
Bertrand Goldschmidt, Pionniers de l’atome, Stock, 1987.
Céline Jurgensen, Dominique Mongin, Résistance et Dissuasion — Des origines du programme nucléaire français à nos jours, Odile Jacob, 2018.
Hélène Bhys, La périlleuse mission d’un banquier parisien pendant la drôle de guerre, Historia, Site internet histoire.bnpparibas.
À propos d’Hydro, 1904: A project of caliber, Site internet hydro.com, 2019.

Dans ses passionnantes mémoires Pionniers de l’atome, Bertrand Goldschmidt nous fait vivre de l’intérieur des épisodes marquants de l’histoire de l’énergie nucléaire civile et militaire. Un livre captivant.

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Bertrand Pelloux
Une brève histoire de l’atome

Passionné d’histoire, de géopolitique et de physique nucléaire, je vous propose un voyage ludique au cœur de l’incroyable épopée de l’énergie nucléaire.