Des bagages radioactifs #1

L’homérique mise à l’abri des matières stratégiques françaises

Bertrand Pelloux
Une brève histoire de l’atome
7 min readNov 8, 2020

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📅 17 juin 1940

Ce jour-là, un jeune physicien français de 33 ans, Serge Gorodetzky, embarque à bord d’un cargo dans le port de Bordeaux à destination du Maroc. Il emporte en guise de bagages pas moins de 130 caisses d’une précieuse cargaison. L’objectif est simple : éviter qu’elle ne tombe aux mains des Allemands. Car rappelons-le, au mois de juin 1940, l’amitié franco-allemande n’est pas à son apogée. Retour sur l’homérique mise à l’abri des matières stratégiques françaises lors de la bataille de France (épisode 1).

🤦‍♂️️ La débâcle

Depuis la déclaration de guerre de la France et du Royaume-Uni à l’Allemagne le 3 septembre 1939 (à la suite de l’invasion de la Pologne par l’Allemagne le 1er septembre), la guerre sur le front occidental se réduit à quelques escarmouches illustrant l’inaction patente des armées alliées en ce début de conflit. Mais le 10 mai 1940, cette “drôle de guerre” prend fin et laisse place à une Blitzkrieg dont le nom résonne encore douloureusement : la bataille de France. En à peine un mois, les revers s’enchaînent pour les armées alliées face à l’offensive allemande et l’invasion du territoire français devient inéluctable (pour les passionnés 👉 La bataille de France).

À l’approche de la Wehrmacht, l’éminent physicien et chimiste français Frédéric Joliot-Curie (gendre de Pierre et Marie Curie), titulaire de la chaire de chimie nucléaire au Collège de France depuis 1937, alerte le ministère de l’Armement de Raoul Dautry sur l’impérieuse nécessité de mettre à l’abri les matières stratégiques entreposées au Collège de France. Au début du mois de juin 1940, la décision est prise de les évacuer au plus vite. Une sage décision puisque les troupes allemandes défileront à Paris le 14 juin 1940.

Frédéric Joliot-Curie au Collège de France devant une chambre de Wilson (1939) ©source

🌍 Un voyage inattendu

C’est ainsi qu’au cours du mois de juin 1940, 130 caisses d’une précieuse cargaison sont évacuées, d’abord vers Clermont-Ferrand puis Bordeaux. Doté d’un ordre de mission du général Weygand pour se rendre au Royaume-Uni, c’est à Serge Gorodetzky que revient la lourde tâche d’achever l’exfiltration. Le 17 juin 1940, il embarque sur un cargo à destination de Casablanca qui, pour les moins calés en géographie, se situe au Maroc et non au Royaume-Uni. En effet, devant les difficultés pour se rendre outre-Manche, Gorodetzky se résout à rejoindre le protectorat français (une grande partie du Maroc est sous protectorat français entre 1912 et 1956). Après avoir échappé à un bombardement dans le port de Bordeaux, le cargo atteint finalement “Casa” avec sa précieuse cargaison. Un constat se fait rapidement sentir : difficile de passer inaperçu avec des bagages aussi encombrants. En particulier, la masse très élevée des caisses suscite la curiosité des dockers marocains sur cette mystérieuse cargaison. Une solution doit être rapidement trouvée avant que l’exfiltration ne perde son caractère clandestin.

Avec l’aide du scientifique et homme politique Jean Perrin (père du physicien Francis Perrin qui travaille avec Joliot), Serge Gorodetzky rencontre Jean Marçais, directeur de l’Institut scientifique chérifien à Rabat. Ce dernier joue les intermédiaires et met Gorodetzky en relation avec Jacques Bondon qui dirige la Division des mines et de la géologie du protectorat. Cet ingénieur du “Corps des mines, âgé d’à peine 34 ans, la mine chevillée au corps et l’âme patriote, apporte une aide décisive.

Jacques Bondon, très inspiré, sur le site de Bou Tazoult au Maroc (deuxième en partant de la gauche) ©source

Ainsi, il organise dans le plus grand secret le transfert par train des 130 caisses vers une mine de l’Office Chérifien des Phosphates (OCP), située à Khouribga, à 120 km au sud-est de Casablanca. La cargaison est cachée dans une galerie désaffectée qui est ensuite murée. Pour conclure magistralement cette rocambolesque mission, Bondon fait établir un nouveau plan de la mine dans lequel la fameuse galerie n’apparaît plus. Jusqu’à sa récupération en 1946, la précieuse cargaison disparaît totalement des radars. L’exfiltration est un succès.

Carte du réseau ferroviaire marocain ©source

💎 Un précieux minerai

Cette opération hors norme l’est notamment par le contenu hautement stratégique de la cargaison : huit tonnes d’uranium naturel réparties dans 130 caisses.

[🤯 L’uranium est un élément radioactif naturel qui se trouve dans la croûte terrestre (son abondance est 500 à 1000 fois supérieure à celle de l’or) et les océans. De numéro atomique Z=92 et de symbole U, l’uranium est l’élément le plus “lourd” se trouvant à l’état naturel. Il est découvert en 1789 par le chimiste prussien Martin Klaproth dans du minerai appelé “pechblende”, extrait de la mine de Saint-Joachimsthal en Bohême. La dénomination “uranium” est un hommage de Klaproth à son compatriote William Herschel, découvreur de la planète Uranus en 1781. L’uranium dit “naturel” est l’uranium dont la composition isotopique est celle que l’on trouve à l’état naturel, c’est-à-dire composé d’uranium 238 pour environ 99,2745 %, d’uranium 235 pour environ 0,72 % et d’uranium 234 pour environ 0,0055 %. Ce terme s’oppose à l’uranium dit “enrichi” dont la composition isotopique est modifiée artificiellement afin d’augmenter sa teneur en uranium 235 (l’isotope fissile), processus indispensable à la réalisation de réacteurs nucléaires à eau légère ou de bombes nucléaires… L’uranium naturel est un émetteur α. Cela signifie que les noyaux d’uranium vont se transformer avec une certaine probabilité en noyaux de thorium en émettant simultanément des particules α, c’est-à-dire des noyaux d’hélium. L’uranium naturel ne constitue pas de “danger” vis-à-vis de l’exposition externe (exposition à des rayonnements ionisants à partir d’une source se trouvant à l’extérieur de l’organisme), contrairement à l’exposition interne (source ayant pénétré à l’intérieur de l’organisme par ingestion ou inhalation par exemple) pour laquelle il présente une toxicité radiologique, mais surtout une toxicité chimique. C’est pourquoi Gorodetzky et consorts ont pu transporter ce stock d’uranium naturel sans risque, à condition de ne pas en consommer au petit déjeuner. 🤯]

Mais pourquoi la France disposait-elle d’un tel stock d’uranium ? Fin 1938, Otto Hahn, Fritz Strassmann et Lise Meitner découvrent la fission nucléaire (👉 Une nouvelle ère). La fission nucléaire est un phénomène au cours duquel un noyau lourd, à la suite de l’absorption d’un neutron, se scinde en deux noyaux plus légers ; ce phénomène s’accompagne d’un dégagement d’une grande quantité d’énergie. Joliot et son équipe lancent, dès 1939, une série d’expériences sur la fission de l’uranium et notamment les conditions pour maîtriser la “réaction en chaîne”. Au cours du mois de mai 1939, ils déposent trois brevets posant des bases majeures de l’énergie nucléaire (👉 Des brevets visionnaires). Ainsi, pour mener à bien ses travaux, Joliot a besoin d’une importante quantité d’uranium. Il l’obtient auprès de l’Union Minière du Haut-Katanga (UMHK), une société minière belge établie dans la région du Katanga, située dans l’ex “Congo belge” et actuelle République Démocratique du Congo, moyennant de juteuses redevances sur ses brevets.

La région du Katanga en République Démocratique du Congo ©source

Avec ses huit tonnes d’uranium entreposées dans les sous-sols du Collège de France, l’équipe française est la première au Monde à disposer d’un pareil stock. Dans la course effrénée aux applications civiles et militaires de l’énergie nucléaire, il constitue évidemment un avantage considérable. Mais l’invasion de la France en 1940 met un coup d’arrêt aux recherches pionnières de l’équipe française. Face au danger que représente ce stock d’uranium, candidat potentiel à la fabrication de “bombes nucléaires”, Joliot propose, à raison, l’exfiltration hors de France de cette matière considérée comme hautement stratégique. La mission est accomplie avec brio, charge aux adeptes d’uchronie de réécrire l’histoire s’il en avait été autrement.

Carte du monde selon l’uchronie “The Man in The High Castle” ©source

🚀 Épilogue

Cette exfiltration fut compliquée à plus d’un titre. Nul besoin d’être ingénieur du “Corps des mines” pour imaginer l’immense tâche que représenta le transfert clandestin de 130 caisses contenant huit tonnes d’uranium du Collège de France à Paris jusqu’à la mine de Khouribga au Maroc, en pleine Seconde Guerre mondiale. Et la réussite fut double. Cela permit d’éviter que ce stock d’uranium ne tombe aux mains des Allemands puis de fabriquer la première pile atomique française “Zoé” après sa récupération en 1946 (première divergence de Zoé le 15 avril 1948).

La mise à l’abri de l’uranium fait partie de ces événements méconnus dont la portée est immense. C’est un acte de résistance fort qui souligne l’abnégation sans faille de citoyens hétéroclites (politiciens, fonctionnaires, industriels, scientifiques…), patriotes et résistants de la première heure.

Ce jour-là, des atomes ont écrit l’histoire.

📰 Au prochain numéro

C’est ainsi que le 17 juin 1940, huit tonnes d’uranium quittaient le port de Bordeaux en direction du Maroc. Mais que s’est-il passé le 18 juin 1940 ? L’appel du général de Gaulle ? Oui, mais pas seulement… 👉 Des bagages radioactifs #2.

💡 Sources (Redde Caesari quae sunt Caesaris)
Margaret Gowing, Dossier secret des relations atomiques entre alliés 1939/1945, Plon, 1965.
Bertrand Goldschmidt, Pionniers de l’atome, Stock, 1987.
Fiche radioprotection : radionucléides — Uranium naturel, Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) et Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS), 2014.
Céline Jurgensen, Dominique Mongin, Résistance et Dissuasion — Des origines du programme nucléaire français à nos jours, Odile Jacob, 2018.
La pile Zoé, Site internet fontenay-aux-roses.cea.fr, 2019.

Dans l’excellent ouvrage Résistance et Dissuasion, réalisé dans le cadre du colloque du même nom et organisé par la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS) et le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA), les auteurs abordent les fondements de la dissuasion nucléaire et reviennent en détail sur l’aventure nucléaire française. Un ouvrage de référence.

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Bertrand Pelloux
Une brève histoire de l’atome

Passionné d’histoire, de géopolitique et de physique nucléaire, je vous propose un voyage ludique au cœur de l’incroyable épopée de l’énergie nucléaire.