Une nouvelle ère

Le remarquable chemin vers la libération de l’énergie nucléaire

Bertrand Pelloux
Une brève histoire de l’atome
11 min readOct 23, 2021

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📅 22 décembre 1938

Ce jour-là, les chimistes allemands Otto Hahn et Fritz Strassmann signent une publication scientifique au retentissement immense. Elle vient parachever une série de découvertes majeures effectuées au cours des années trente par des scientifiques hors normes dont les noms résonnent encore. Retour sur plusieurs moments clés de l’histoire de la physique qui ont mené à la libération de l’énergie nucléaire.

🧜‍♂ Un long chemin

Depuis le courant atomiste de Leucippe et Démocrite (Ve siècle av. J.-C.) formulant l’hypothèse que la matière est “discontinue” et composée de “grains insécables” appelés atomes (du grec ἄτομος — atomos — insécable), jusqu’à la mise en service des premiers réacteurs nucléaires produisant de l’électricité dans les années cinquante, le développement de l’énergie nucléaire est le fruit d’innombrables découvertes mobilisant les scientifiques les plus remarquables de leur génération.

S’il conviendrait d’évoquer la découverte des rayons X par Röntgen (1895), de la radioactivité par Becquerel (1896), de l’électron par Thomson (1897), du noyau atomique par Rutherford (1911), la théorie des quanta d’Einstein, Bohr, Pauli, de Broglie et consorts (1905–1925) et l’avènement de la mécanique quantique à partir des années vingt, cet article ressemblerait probablement à un tome de Guerre et Paix de Tolstoï, le talent en moins.

Pour résumer, l’état des connaissances au début des années trente est le suivant : un atome est composé d’un noyau contenant des protons chargés positivement (le suspense demeure encore sur la composition exacte du noyau) et d’électrons chargés négativement dont il est possible de décrire précisément le comportement autour du noyau.

⚪ Une particule pour les gouverner toutes

En 1930, après avoir bombardé des éléments légers (béryllium, lithium, bore, fluor, magnésium…) avec des particules α (des noyaux d’hélium), le physicien allemand Walther Bothe et son étudiant Herbert Becker remarquent l’émission d’un rayonnement très énergétique, doté d’un important pouvoir de pénétration dans la matière. Ils concluent à l’émission d’un rayonnement γ (des photons).

Interprétation erronée de Bothe et Becker

À la suite de ces travaux, les physiciens et chimistes français Irène et Frédéric Joliot-Curie confirment les résultats et montrent que ce rayonnement peut “arracher” des protons à des écrans contenant des substances hydrogénées (de la paraffine par exemple). Ils supposent que ces protons proviennent d’un phénomène analogue à l’effet Compton (processus au cours duquel un électron est émis à la suite d’une collision d’un photon avec un atome). Ils estiment l’énergie nécessaire des photons à 50 millions d’électronvolts, ce qui est considérable.

Doutant que l’effet Compton soit à l’œuvre et s’interrogeant sur les énergies mises en jeu, le physicien britannique James Chadwick reproduit l’expérience au laboratoire Cavendish de Cambridge en 1932 et montre que ce rayonnement n’est pas composé de photons, mais d’une particule non chargée électriquement et de masse très proche de celle du proton (à peine supérieure). Chadwick vient de découvrir le neutron et confirme expérimentalement l’hypothèse de son existence proposée dès 1920 par son mentor, l’immense physicien et chimiste néo-zélandais Ernest Rutherford.

Interprétation correcte de Chadwick

💥 Le feu d’artifice

Le physicien italien Enrico Fermi, chef de file des ragazzi di via Panisperna, fait l’hypothèse que ce petit nouveau dans la famille des particules, le neutron, est la particule idéale pour pénétrer le noyau des atomes. En effet, dépourvu de charge électrique, il ne sera pas perturbé par les charges positives du noyau (les protons), contrairement aux particules α ou aux protons utilisés jusque-là dans les réactions nucléaires. Fermi et son équipe de jeunes collaborateurs vérifient cette brillante hypothèse en 1934 et montrent que le bombardement d’éléments par des neutrons peut conduire à la formation d’éléments encore plus lourds. Le principe est le suivant : le noyau de l’élément bombardé peut capturer le neutron incident et devenir un autre isotope qui va se désintégrer le plus souvent par radioactivité β- pour former un nouvel élément disposant d’un proton supplémentaire.

Capture neutronique suivie d’une désintégration β-

[🤯 Le noyau d’un atome est caractérisé par son nombre de protons (Z), de neutrons (N) et de nucléons (A), ces derniers étant simplement la somme des protons et des neutrons (A=Z+N). Le nombre de protons, également appelé numéro atomique (Z), détermine l’élément chimique. Par exemple, le noyau d’hydrogène contient un proton (Z=1) et celui d’uranium 92 protons (Z=92). La radioactivité β− (“bêta moins”) est la conversion d’un neutron en un proton à l’intérieur du noyau avec l’émission simultanée d’un électron (particule β−) et d’un antineutrino. Le numéro atomique (Z) du nouvel élément formé lors de ce processus est ainsi augmenté d’une unité. La radioactivité β− est le mode de désintégration des noyaux trop riches en neutrons, sous l’action de l’interaction faible (l’une des quatre interactions fondamentales qui régissent l’Univers avec l’interaction électromagnétique, l’interaction nucléaire forte et l’interaction gravitationnelle). 🤯]

Dès lors, la cible n° 1 devient l’élément le plus lourd connu du tableau périodique de l’époque : l’uranium (Z=92). Ce choix poursuit un objectif aussi ambitieux que jubilatoire : découvrir des éléments encore inconnus, situés au-delà de l’uranium et appelés à ce titre “transuraniens” (Z=93, 94, etc.). Après avoir bombardé des noyaux d’uranium avec des neutrons, Fermi identifie plusieurs éléments et montre qu’il ne s’agit ni d’éléments proches de l’uranium ni d’uranium (il exclut les éléments Z=82, 83 et 86 à 92). Or, il semblait acquis jusque-là que les éléments produits étaient toujours “voisins” de l’élément bombardé (Z proche). Ainsi, si les éléments en question ne sont pas situés “juste avant” l’uranium (Z≤ 92), c’est qu’ils sont probablement après (Z>92). Fermi considère alors que ce sont des transuraniens.

Tableau périodique des éléments connus en 1939 ©source

💡 L’idée révolutionnaire

Dans son fameux article Über das Element 93 de septembre 1934, la chimiste allemande Ida Tacke, connue pour sa découverte du rhénium (Z=75), déroule un solide et courageux argumentaire remettant en cause les conclusions du grand Fermi. Elle estime notamment que Fermi aurait dû faire une comparaison exhaustive avec tous les éléments connus et ne pas s’arrêter au plomb (Z=82). En outre, elle propose une autre interprétation, basée sur l’intuition que ces prétendus nouveaux éléments sont déjà connus :

On peut tout aussi bien supposer que, lors de ce nouveau type de désintégration nucléaire provoquée par des neutrons, il se produit des réactions nucléaires très différentes de celles que l’on a observées jusqu’à présent avec des protons ou des particules α […]. Il est concevable que lorsque des noyaux lourds sont bombardés par des neutrons, ces noyaux se désintègrent en plusieurs gros fragments qui seraient des isotopes d’éléments connus mais non voisins des éléments irradiés.

Ida Tacke dans son laboratoire à l’université de Fribourg où elle travailla de 1935 à 1941 ©source

L’idée est révolutionnaire, mais Ida Tacke n’est pas en mesure de confirmer son hypothèse, d’importants moyens en radiochimie étant nécessaires. De surcroît, son analyse n’est pas prise au sérieux par la communauté scientifique. Quoi qu’il en soit, l’histoire retiendra qu’elle fut la première à évoquer les principes d’un phénomène révolutionnaire qui sera découvert quelques années plus tard. L’histoire retiendra également qu’Ida Tacke n’obtiendra jamais le prix Nobel. Ironie de l’histoire, Fermi recevra le prix Nobel de physique en décembre 1938, justement pour ses travaux de 1934 sur la production de nouveaux éléments radioactifs par bombardement neutronique (mais également pour sa découverte des réactions nucléaires provoquées par des neutrons lents). Fermi précisera lors de son discours :

Nous avons conclu que les porteurs étaient un ou plusieurs éléments de numéro atomique supérieur à 92 ; à Rome, nous avons l’habitude d’appeler les éléments 93 et 94 respectivement ausonium et hespérium.

Mais quelques jours seulement après sa remise du prix Nobel, deux chimistes allemands montreront qu’il en est autrement… Pour un physicien de la trempe de Fermi, l’anecdote est savoureuse. Rappelons cependant que les contributions de Fermi méritant le prix Nobel peuvent se compter sur les doigts de plusieurs mains…

😲 Le phénomène inattendu

Dans le sillage des expériences de Fermi, de nombreux travaux sont menés entre 1935 et 1938 pour identifier ces supposés éléments transuraniens issus du bombardement de l’uranium par des neutrons. Le chimiste allemand Otto Hahn et la physicienne autrichienne Lise Meitner de l’Institut Kaiser-Wilhelm de Berlin publient des résultats confirmant la présence de nombreux éléments transuraniens. À l’Institut du Radium de Paris, Irène Joliot-Curie et le physicien yougoslave Paul Savitch isolent un élément de période radioactive 3,5 heures dont les propriétés chimiques sont semblables à celles du lanthane (un élément “éloigné” de l’uranium, proche du milieu du tableau périodique). S’ils semblent toucher du doigt la solution, ils estiment à tort dans leur publication de septembre 1938 que :

Il se forme dans l’uranium irradié par les neutrons lents ou rapides, un radioélément de période 3,5 h qui possède des propriétés chimiques semblables à celles du lanthane. Ce radioélément est produit en quantité comparable à celle des corps transuraniens déjà connus ; c’est probablement aussi un corps transuranien mais on ne peut décider pour le moment le nombre atomique qu’il convient de lui attribuer.

La découverte historique est finalement faite par Otto Hahn et Fritz Strassmann. Ce dernier vient remplacer Lise Meitner, collaboratrice d’Hahn de longue date et accessoirement juive, qui a fui l’Allemagne pour la Suède après l’Anschluss. Ainsi, dans un papier daté du 22 décembre 1938 et publié le 6 janvier 1939 dans la revue Naturwissenschaften, Hahn et Strassmann concluent à la présence de deux éléments légers, du baryum (Z=56) et du lanthane (Z=57), parmi les éléments issus du bombardement de l’uranium par des neutrons. Sur le plan de la radiochimie, cette démonstration est un réel exploit. Et elle mène à une conclusion d’autant plus étonnante que les éléments identifiés sont très éloignés de l’uranium (Z=92) dans le tableau périodique. Ils viennent de mettre au jour un phénomène fondamental de la physique : la fission nucléaire. Ils comprennent que leur découverte est historique, mais n’osent en mesurer les implications :

En tant que chimistes, sur la base des expériences brièvement décrites, nous devrions renommer le schéma susmentionné et remplacer Ra [Radium], Ac [Actinium], Th [Thorium] par les symboles Ba [Baryum], La [Lanthane], Ce [Cérium]. En tant que chimistes nucléaires, proches à certains égards de la physique, nous n’avons pas encore été en mesure de faire ce saut, qui contredit toutes les expériences précédentes en physique nucléaire.

Lise Meitner, qui a été informée par Hahn des résultats avant leur publication, et son neveu physicien Otto Frisch, venu passer les fêtes de Noël avec elle en Suède, sont les premiers à apporter une explication théorique à ce phénomène en s’appuyant sur le modèle de la goutte liquide de Niels Bohr. Ils estiment que les éléments légers observés résultent de la division du noyau d’uranium en deux noyaux de taille à peu près égale qui s’accompagne d’un important dégagement d’énergie (évalué brillamment lors d’une promenade en forêt à environ 200 millions d’électronvolts par fission). Finalement, pas si insécables que ça les atomes… C’est Otto Frisch qui propose d’appeler ce phénomène la “fission”, terme alors utilisé en biologie pour désigner la division cellulaire.

Début janvier 1939, de retour au laboratoire de Niels Bohr à Copenhague où il travaille depuis 1934, Frisch confirme expérimentalement le phénomène de fission en apportant une preuve “physique” (mesure de l’énergie d’ionisation des produits de fission), la méthode d’Hahn et Strassmann étant une preuve “chimique”. Les travaux conjoints de Lise Meitner et Otto Frisch, datés du 16 janvier, sont publiés dans la revue Nature le 11 février. Véritable séisme dans le domaine de la science, la mise en évidence du phénomène de fission met fin aux errements concernant les découvertes de supposés transuraniens (👉 Au-delà du Monde connu), qui sont finalement des produits de fission, et marque le lancement d’une course effrénée à la libération de l’énergie nucléaire.

Tout comme Ida Tacke, Lise Meitner n’obtiendra jamais le prix Nobel. Difficile d’être une femme, qui plus est juive, à cette période de l’histoire. La communauté scientifique s’accorde aujourd’hui pour dire que le prix Nobel de chimie 1944, remis au seul Otto Hahn, aurait dû être partagé avec l’incontournable Lise Meitner, voire Fritz Strassmann et Otto Frisch (la règle des trois lauréats maximum pour un même prix aurait pu être contournée en attribuant un prix Nobel de chimie et un de physique…).

Fritz Strassmann, Lise Meitner et Otto Hahn à l’Institut Max-Planck de chimie à Mayence en Allemagne de l’Ouest (1956) ©source

Dans la foulée des travaux d’Hahn, Strassmann, Meitner et Frisch, les confirmations de chercheurs américains et européens se multiplient. C’est notamment le cas au Collège de France à Paris avec Frédéric Joliot-Curie qui élabore fin janvier 1939 un montage ingénieux pour fournir à son tour une preuve “physique” de la fission de l’uranium (mesure de la radioactivité des produits de fission piégés sur un support). En outre, il comprend qu’une fission nucléaire pourrait s’accompagner de l’émission de plusieurs neutrons. C’est à partir de là que Joliot va écrire probablement l’une des plus belles pages de l’histoire technoscientifique française.

🚀 Épilogue

Entre la découverte des rayons X par Röntgen et la découverte de la fission nucléaire par Hahn et Strassmann, ce fut quatre décennies d’avancées majeures dans la compréhension de l’atome et de son noyau. Ces découvertes furent récompensées (sauf exception…) par une avalanche de prix Nobel dont 14 lauréats sont cités dans cet article.

D’une certaine façon, la découverte de la fission nucléaire ponctua le chapitre d’une recherche scientifique prolifique dans les domaines de la physique atomique et nucléaire et ouvrit celui du développement des applications civiles et militaires de l’énergie nucléaire. Une découverte qui fit définitivement basculer le Monde dans une nouvelle ère : l’ère nucléaire.

Ce jour-là, des atomes ont écrit l’histoire.

📰 Au prochain numéro

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’équipe de Frédéric Joliot-Curie mène la course atomique. Les travaux pionniers de cette équipe extrêmement talentueuse conduisent à plusieurs brevets sur les applications civiles et militaires de l’énergie nucléaire… 👉 Des brevets visionnaires.

💡 Sources (Redde Caesari quae sunt Caesaris)
Enrico Fermi, Possible Production of Elements of Atomic Number Higher than 92, Nature, Volume 133, 1934.
Enrico Fermi, Edoardo Amaldi, Oscar D’Agostino, Franco Rasetti and Emilio Segrè, Artificial Radioactivity Produced by Neutron Bombardment, The Royal Society of London, Volume 146, 1934.
Ida Noddack [Ida Tacke], Über das Element 93, Angewandte Chemie, Volume 47, 1934.
Lise Meitner, Otto Hahn, Fritz Strassmann, Über die Umwandlungsreihen des Urans, die durch Neutronenbestrahlung erzeugt werden, Zeitschrift für Physik, Volume 106, 1937.
Irène Curie, Paul Savitch, Sur les radioéléments formés dans l’uranium irradié par les neutrons (II), Journal de Physique et le Radium, Volume 9, 1938.
Enrico Fermi, Artificial Radioactivity Produced by Neutron Bombardment, Nobel Lecture, December 12, 1938.
Otto Hahn, Fritz Strassmann, Über den Nachweis und das Verhalten der bei der Bestrahlung des Urans mittels Neutronen entstehenden Erdalkalimetalle, Naturwissenschaften, Volume 27, 1939.
Frédéric Joliot, Sur la rupture explosive des noyaux U et Th sous
l’action des neutrons, Journal de Physique et le Radium, Volume 10, 1939.
Lise Meitner, Otto R. Frisch, Disintegration of Uranium by Neutrons: a New Type of Nuclear Reaction, Nature, Volume 143, 1939.
Lise Meitner, Right and Wrong Roads to the Discovery of Nuclear Energy, International Atomic Energy Agency Bulletin, Volume 4–0, 1962.
Bertrand Goldschmidt, Pionniers de l’atome, Stock, 1987.
Glenn T. Seaborg, Nuclear Fission and Transuranium Elements — Fifty Years Ago, Journal of Chemical Education, Volume 66, 1989.
Bernard Fernandez, De l’atome au noyau : Une approche historique de la physique atomique et de la physique nucléaire, Ellipses, 2006.
Gerard H. Lander, Michael Steiner, Revisiting the discovery of nuclear fission — 75 years later, Journal of Neutron Research, Volume 18, 2015.
Alain Bouquet, Découverte du neutron, Site internet laradioactivite.com

Dans son livre De l’atome au noyau, Bernard Fernandez présente une approche historique des découvertes de la physique atomique et nucléaire. Un ouvrage très bien documenté et extrêmement complet.

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Bertrand Pelloux
Une brève histoire de l’atome

Passionné d’histoire, de géopolitique et de physique nucléaire, je vous propose un voyage ludique au cœur de l’incroyable épopée de l’énergie nucléaire.