Parlons de design

Rémi Garcia
We Are Outsiders
Published in
11 min readJan 14, 2020

Depuis quelques semaines, j’écris sur ce que je pense être les limitations de l’approche actuelle du design. Mais n’étant pas un spécialiste de la critique, j’ai commis pas mal d’impairs que certaines personnes se sont empressés de démonter.

C’est le jeu quand on critique et j’apprécie qu’on critique mon travail car cela me permet de pousser plus moins mes attentes et de voir où j’ai eu du mal à exprimer clairement ma pensée.

Je vais donc en profiter pour mettre quelques choses au clair sur ma vision du design, des méthodes associés et de tout le reste.

Avant de commencer

Pour être complètement honnête, je suis un vieux con du design. J’ai commencé à une époque où on parlait de webdesign, d’ergonomie et pas encore d’UX, de démarche centrée utilisateur et compagnie. Je suis autodidacte et c’est surtout en lisant tout ce qui me passait sous la main sur le design que j’ai pu me former. D’abord aux basiques de la mise en page pour ensuite aller vers l’ergonomie, le design de conversion et enfin la recherche et la psychologie cognitives. Je n’ai pas été moulé par une formation (et je n’ai jamais été confronté aux méthodes “traditionnelles” pendant la grosse majorité de ma carrière), ce qui peut expliquer mon “rejet” de certaines pratiques et ma vision propre du design.

Je ne me destinais pas au design initialement, mon truc étant plutôt le dessin et la bande dessinée. Ce n’était donc pas une passion qui me faisait me lever le matin mais une discipline que j’ai appris à aimer car elle mélangeait deux plaisirs chez moi, une culture visuelle et … les puzzles.

La deuxième chose à comprendre, c’est que j’ai plutôt un tempérament de loup solitaire. Je n’aime pas le travail en équipe. J’ai besoin de prendre mon temps pour centrer mes idées, de réfléchir et d’explorer toutes les possibilités avant de les partager. Donc on peut comprendre rapidement qu’animer des ateliers ou faire de la co-création, ce n’est pas vraiment mon délire.

Petite définition du design

Si je devais réduire le concept de design en une phrase je dirais :

Discipline qui a pour but de rendre tangible une conception de l’esprit pour permettre aux gens d’accomplir un objectif avec plus d’efficience ou de plaisir.

La première chose à comprendre c’est que le design doit permettre d’améliorer les conditions d’accomplissement d’un objectif. Qu’il s’agisse de s’asseoir, de se loger, de faire son travail ou de n’importe quelle action anodine. Bref la base du design c’est l’usage.

Ensuite pour améliorer cet usage on peut miser sur deux leviers :

  • l’efficience et rendre la consommation énergétique la plus faible possible
  • le plaisir pendant de l’usage

Pour cela, il faut imaginer, concevoir dans son esprit (qui est le sens premier du design), un concept adapté et le rendre tangible, en croquis ou mieux encore en vrai.

Donc en gros si tu n’es pas capable de pondre des écrans (dans le numérique) et une expérience complète, tu n’es pas un designer.

Le rôle du designer

Qu’est-ce qu’un designer ? En toute logique quelqu’un qui pratique la discipline du design. Son métier est donc d’imaginer des concepts et à les rendre tangibles. Le designer se trouve à la croisée de l’art, de la technique et des sciences humaines et de la nature.

Le designer est un artisan

Le designer est donc avant tout un faiseur, un créateur. Quelqu’un qui va imaginer une solution, lui donner forme et la formaliser en prenant en compte les gens.

Finalement la meilleure représentation du designer a été formaliser par Walt Disney dans l’utilisation du terme Imagineer, un ingénieur de l’imaginaire. Sa mission est de prendre une situation, l’interpréter, développer un concept qui en améliore l’efficience ou le plaisir.

Comme un menuisier, le designer va prendre une commande (une table capable d’accueillir 20 personnes par exemple), concevoir dans son esprit, son aspect et ses fonction, avant de la faire ou en conduire la fabrication.

Est-ce que le menuisier à besoin de mener une campagne de recherche sociologique ou de comprendre la psyché profonde de son client ? Non, il doit connaître les principes ergonomique d’une personne, avoir une vision large du cadre de vie commun de ce dernier pour lui proposer un objet qui lui corresponde mais pas beaucoup plus. Il peut ensuite compter sur son expérience et sa maîtrise technique pour proposer quelque chose qui satisfera son client.

Est-ce que le menuisier est un artiste ? Non plus car en plus de ses goûts personnels c’est à son client qu’il doit s’adapter.

Finalement c’est la maîtrise de son artisanat propre (concevoir, créer des choses adaptée à une situation), de ses matériaux et supports qui font la vraie force du designer.

Par contre une chose est sûre c’est qu’il met sa patte, son art et son interprétation dans tout ce qu’il fait. Peu importe le contexte et le client.

Le designer à le droit d’être subjectif. C’est d’ailleurs cette subjectivité qui crée de la différenciation et de l’innovation.

Mais le designer n’est pas un artiste

Si la pensée commune du design renvoie à l’esthétisme, au monde des sens et de la sensibilité, le designer n’est pas un artiste. Il doit inclure des notions d’utilité dans ce qu’il fait.

On n’attend pas d’un designer qu’il se contente de faire du beau ou d’exprimer ses préférences personnelles. Malgré tout il est un interprète de la vision de son client qu’il passe à la moulinette de son expérience et sa patte personnelle.

Et le designer n’est pas un sociologue/psychologue

Le designer n’est pas un scientifique. Si il doit comprendre les mécanismes psychologiques et sociologiques des êtres humains. Cela ne veut pas dire qu’il doit forcément en être un spécialiste. Ni même savoir conduire un protocole scientifique (en fait c’est plutôt le monde professionnel qui a créé cette déformation que je vais le montrer un peu plus loin).

Il serait présomptueux de croire qu’un designer “averti”, voire formé en 2 ou 3 ans, puisse prendre le rôle d’un sociologue dont la formation est en grande majorité statisticienne et creuse en profondeur les subtilités des sciences humaines (qui sont en plus considérées comme des sciences molles qui par définition sont changeantes, mouvantes et plus sujettes à interprétation).

Un peu de culture générale

Avant de creuser sur la démarche centrée utilisateur, il y a deux pré-requis de ma pensée qu’il faut bien comprendre.

Les attentes des entreprises et la scientisation des métiers de la création

Depuis la création de l’organisation scientifique du travail, dont le but était d’optimiser les conditions de travail et la productivité, les entreprises n’ont eu de cesse que de vouloir prédire au mieux les résultats à venir.

Une dérive menant à des incohérences comme définir en amont le ROI potentiel d’un projet, sans même avoir pris aucune mesure, pour déterminer si oui ou non on va pouvoir le lancer. À ce stade, cela relève plus de la divination que d’une démarche scientifique.

Aujourd’hui les entreprises veulent faire de l’innovation sans prendre de risque (oui c’est incompatible), elles cherchent plus à optimiser à outrances plutôt qu’à se poser les bonnes questions. La recherche du toujours plus vite, toujours plus rentable, toujours plus gros, leur a fait oublier que la part du gâteau n’est pas infinie.

Alors quand on leur propose une démarche qui permet de “prédire” la réussite d’un projet et d’éviter les écueils, elles se jettent dedans sans se poser de question au grand bonheur des cabinets de conseils.

Aujourd’hui nous ne vendons plus du design à nos clients, mais de la méthode.

Et c’est assez important pour le faire remarquer.

Sauf que ce que j’ai appris à force d’explorer des livres sur l’entrepreneuriat et l’innovation. C’est que le succès d’un produit ne tient pas à sa qualité mais au bon timing, à la bonne réception de la part du client et à beaucoup de chance.

On est plus sur un alignement d’étoile que sur une méthode infaillible. Enfin si c’était le cas, on serait tous millionnaires. Malheureusement ça ne tombe pas tout cuit du ciel.

Un bon produit augmente les chances de réussite mais ce n’est qu’un des éléments d’une équation subtile et imprévisible.

Et je ne parle même pas de la recherche de neutralité et de consensus pour éviter de sortir des sentiers battus.

Comment fonctionnent les humains

La deuxième chose à bien saisir, tant pour avoir comprendre les utilisateurs que pour des limites des designers, c’est que si il y a bien un truc que j’ai compris à force de lire des livres de psychologie cognitive et de biologie évolutive, c’est que l’objectivité n’existe pas.

Personne, et je dis bien personne, n’est un être rationnel. Nous sommes tous des individus essentiellement émotionnels qui rationalisation ensuite nos comportements avec (et très souvent avec de fausses) preuves.

Nous ne sommes pas des créatures omniscientes et tout ce que nous croyons et savons est basé sur des informations … incomplètes. L’histoire de la science en est une preuve flagrante. Combien de fois avons-nous changés de modèles de représentation de la réalité en quelques siècles ?

La formation de l’esprit est tellement subtile. Notre développement psychologique est lié à notre biologie propre, des millions d’années d’évolution, notre éducation, notre culture, l’environnement dans lequel nous vivons, notre état émotionnel,… Et ce sont tous ces éléments qui vont induire nos comportements. Des comportements uniques.

Et ce ne sont pas quelques règles étudiées dans un labo (même si elles sont statistiquement correctes) qui vont nous donner la vérité sur le comportement des gens. Soyons un peu plus malins que ça. Les fameux biais cognitifs sont avant tout des vestiges de l’évolution. Mais il n’y a pas que ça.

Je ne fais pas cas à part de cette réalité. Ce que je raconte sur le design est avant tout une croyance, basée sur MON expérience et MES observations. C’est une réalité et je suis pleinement conscient que d’autres ne si retrouve pas.

Nous sommes tous biaisés et en avoir conscience ne veut pas dire qu’on y échappe. C’est un vilain mensonge que de le croire.

La démarche centrée utilisateur (et tout le reste)

Il faut bien comprendre que la démarche centrée utilisateur et toutes les autres disciplines qui en découle (design thinking, UX design,…), ne sont pas des disciplines qui ont été créées pour les designers. Ce sont en fait des outils pour les ingénieurs (logiciels) dans le but d’améliorer des propositions techniques fonctionnels mais peu adaptées aux humains qui s’en servaient.

Pour cela, certains d’entre eux, ont analysés l’approche naturelles des designers et en ont déduits des grands principes pour aider les ingénieurs a penser (un peu) comme des designers.

Du coup par définition faire du design, c’est déjà faire de la démarche centrée utilisateur.

Mais pour creuser un peu plus loin je vais m’appuyer sur une image que l’on m’a envoyé suite à ma critique de la démarche.

Déjà c’est une norme. Donc on vient d’essayer de rationaliser et “légiférer” une approche naturelle et instinctive. Ce qui va forcément provoquer des biais et essayer d’éclipser des notions de tempéraments et d’instincts de l’équation pour se contenter de paramètres mesurables (difficile de mesurer l’intangible, il suffit de voir les controverses autour du QI).

Dans ma vision du design, seul les points 1(avec un légère subtilité pour ce point) et 5 de cette liste sont importants. Le point 4 est quant à lui par défaut, vu que tout le monde travaille comme ça.

La connaissance de l’utilisateur et l’évaluation du design

Un design doit se baser sur une compréhension de l’utilisateur, des tâches qu’il veut accomplir et de son environnement. C’est un fait (sinon c’est justement de l’art). Malgré tout il y a débat sur ce point sur la profondeur de la compréhension de l’utilisateur.

Je reste persuadé, et je parle par expérience, qu’une connaissance profonde n’est en général pas nécessaire. Les données démographiques, le contexte précis d’utilisation, les ressentis des utilisateurs,… Ce sont des données trop complexes à appréhender et je trouve ça mensonger de les réduire à des grandes tendances.

Par contre il faut absolument savoir ce qu’ils veulent faire. Parce que c’est tout l’objectif du design : permettre aux gens d’accomplir leurs objectifs. Donc des actions.

Et là nous allons toucher le sujet de l’ergonomie, que je ne vais pas détailler ici, mais dont j’utilise la définition suivante :

Moyens mis en oeuvre pour améliorer les conditions d’éxécution d’une tâche

Et si en tant que designer tu maîtrises tes basiques, normalement de n’est pas un problème (à peu de choses près parce que personne n’est parfait). C’est d’ailleurs pour cela qu’un bon designer montre son travail à des pairs (ou non) pour avoir des retours. Et la plupart du temps c’est largement suffisant.

La seule chose qu’il faut donc savoir c’est la priorité dans les actions des utilisateurs. Voilà le seul but de la recherche utilisateur.

Impliquer les utilisateurs dans le design

De mon point de vue, ce n’est pas du tout une obligation. J’aurais même tendance à être réfractaire sur la question. Mais tout dépend de la définition d’ “impliquer”.

Si par “impliquer” on entend, qu’il participe activement à toutes les étapes, dont la conception, alors j’ai de sérieux doutes sur la pertinences de la chose. Les gens fonctionnent selon leurs référentiels personnels et leurs habitudes, c’est donc difficile pour eux de s’extraire de ce qu’ils connaissent pour trouver des solutions nouvelles. C’est d’ailleurs pour cela qu’on fait appel à des designers. Ce ne sont pas des personnes impliqués habituellement et sont donc capable d’avoir un regard extérieur sur une situation.

Attention à ne pas mal interpréter ce que je dis, je ne dis pas que les utilisateurs ne sont pas capables de créativité, je dis juste qu’il est plus difficile pour eux de s’extraire de ce qu’ils ont l’habitude de voir. Bien sûr ils peuvent avoir de bonnes idées, comme tout le monde. Mais avoir une bonne idée et la transformer en quelque chose de concret c’est une autre affaire.

Et je ne parle même pas des tendances personnelles de chacun, je n’attends pas de mon comptable qu’il soit créatif (et d’ailleurs la grande majorité ne l’est pas, c’est d’ailleurs aussi pour ça qu’ils sont comptables car leurs forces sont ailleurs).

Par contre si “impliquer” correspond à prendre du feedback auprès des utilisateurs, alors là on va être d’accord (et pas besoin d’un protocole de recherche pour prendre du feedback).

Travailler en équipe pluridisciplinaire

Là, c’est en partie mon côté loup solitaire qui va parler mais pas que.

En fait il y a une faille importante dans le fait de travailler en équipe c’est que par définition elle va créer du consensus. Or le consensus, c’est forcément de la neutralité. Et la neutralité ce n’est jamais bon (en tout cas pour de l’innovation ou se démarquer).

Concernant la pluridisciplinarité, c’est toujours bon de prendre des points de vues extérieurs au notre. Cela permet d’enrichir sa compréhension, sa réflexion et ses contraintes mais de là à dire qu’on peut transformer tout le monde en designer, je reste dubitatif (mais peut-être que j’ai juste peur qu’on me vole mon travail).

En tout cas chaque fois que j’ai du impliquer des non-designers pour faire du design, les résultats étaient loin d’être convaincants (mais c’est peut-être de ma faute).

Il n’existe pas qu’une façon de faire du design et pas qu’un profil de designer

Je vais donc conclure cet article, qui commence à être beaucoup trop long, en disant qu’il n’existe pas qu’une type de designer mais plusieurs, chacun avec ses forces et ses faiblesses. Certains sont plus stratèges, d’autres plus dans la compréhension des utilisateurs, d’autres plus artistes,… et c’est très bien. Donc plutôt que de vouloir le licorne capable de tout savoir faire (et donc coûte moins cher que 3 profils), il faut peut-être redevenir plus pragmatique.

Mais c’est un sujet que j’aborderais dans un autre article.

Tout comme il n’y a pas qu’un profil de designer, il n’y a pas qu’une façon de faire du design. Parfois une approche plus artistique (donc plus personnelle de la part du designer) peut apporter beaucoup plus qu’une approche scientifique. Et parfois c’est l’inverse.

Il n’y a pas besoin de faire de la sociologie pour faire du bon design, pas besoin de faire de la recherche ou du problem-solving. Surtout quand la majorité des problématiques actuelles des gens sont des problématiques artificielles qui ne sont pas orientées pour lui (sinon on tuerai 90% des projets) mais pour satisfaire les objectifs de croissance d’une entreprise. Mais c’est un autre débat.

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Rémi Garcia
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Designer d’expérience un peu rebelle, passionné d’éducation, touche-à-tout, illustrateur et auteur à ses heures perdues. Geek dans la vraie vie.