Tristan Harris veut nous désintoxiquer de nos smartphones

Ancien product philosopher chez Google, Tristan Harris veut établir un serment d’Hippocrate des créateurs d’applications afin de nous protéger des effets addictifs de nos smartphones.

Sébastien Louradour
Yellow Vision
5 min readOct 19, 2016

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Toujours agrippé à votre téléphone alors que votre fille vous demande pour la troisième fois de regarder son dernier dessin ? Lorsque vous partez faire les courses et que vous oubliez votre téléphone, un sursaut d’angoisse vous saisit durant un instant ? Si vous répondez oui à au moins une de ces deux questions, il serait certainement sage de lire cet article jusqu’au bout…

L’air de rien, la situation est devenue grave.

Une étude estime que l’on consulte environ 150 fois son téléphone par jour et l’arrivée prochaine de la réalité virtuelle, c’est à dire une immersion complète dans un monde parallèle, pourrait nous faire basculer vers un point de non-retour.

Pour nous éviter cette plongée sans fin dans les abîmes du digital, conçue volontairement par les grands groupes de la tech pour maintenir au maximum les utilisateurs sur leurs applications, Tristan Harris a créé un mouvement appelé Time well spent (le temps bien employé).

Ce mouvement consiste à convaincre les designers de concevoir des apps qui arrêtent de nous rendre accros à nos mobiles du réveil jusqu’au sommeil, voire, pour les plus désespérés, pendant la nuit.

Joe Edelman, un des acteurs du mouvement n’y va pas par quatre chemins. Interviewé par The Atlantic, il estime que l’industrie du numérique en est au même stade que l’industrie du tabac dans les années 60 : apporter du plaisir aux consommateurs tout en leur infligeant de sérieux dommages collatéraux.

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Un modèle volontairement addictif

Rassurons-nous, si l’on est devenu incapables de résister à consulter dès le réveil nos comptes Instagram, Facebook, Twitter et Snapchat, ce n’est pas (complètement) de notre faute.

Tout comme McDonald’s sait affoler nos papilles avec sa sauce secrète pour Big Mac, les designer de réseaux sociaux appliquent une méthodologie implacable pour nous maintenir en alerte permanente. Cela porte d’ailleurs un nom : variable reward (la récompense variable) un concept énoncé par Nir Eyal dans l’ouvrage Hooked (traduire par accroché, hameçonné ou dépendant).

L’idée est simple, pour créer de la rétention, et mieux, un usage addictif, il suffit d’appliquer la méthode Trigger => Action => Reward => Investment.

Dit autrement, nous recevons des notifications (trigger) sur notre téléphone qui nous font consulter une applications (action) ce qui nous apporte une satisfaction qui a été scientifiquement traduite comme un shot de dopamine (reward) et qui provoque un investissement de notre part (investment) qui l’air de rien dure en moyenne 25 minutes, le temps de revenir à son activité initiale… Dis comme ça, forcément ça fait réfléchir.

Un passage animé chez Google

Tristan Harris, malgré son engagement contre les effets néfastes des nouvelles technologies, est un pur produit du sérail : Stanford, Apple, fondateur de sa startup, rachat et recrutement par Google. Au cours de ses études, il intègre le Persuasive Technology Lab, prestigieux laboratoire de Stanford où l’on étudie la façon dont la technologie peut modifier les comportements humains.

C’est pendant ses cours qu’il apprend à appliquer la méthode du variable reward. En 2007, il monte la startup Apture, rachetée en 2012 par Google. C’est ainsi qu’il intègre la compagnie comme Product Philosopher. Pendant 3 ans, il est en charge d’étudier l’impact des technologies sur la vie des gens, d’un point de vue éthique et philosophique.

Il y rédige alors un rapport interne choc sur l’impact des GAFA sur la vie des gens en affirmant :

“Jamais dans l’histoire nous n’avions vu une poignée de designer (principalement des hommes, blancs, vivant à San Francisco et âgés entre 25 et 30 ans), travaillant dans 3 entreprises (Facebook, Apple, Google) avoir tant d’impact sur la façon dont des millions de personnes à travers le monde consacrent leur attention. Nous devrions ressentir une immense responsabilité à faire les choses correctement.”

Le rapport a eu un tel effet qu’il est remonté jusqu’au CEO de Google qui l’a reçu pour échanger sur ce sujet.

Pour autant, frustré de constater que l’impact de la feuille de route qu’il a mis en place chez Google pour apporter davantage d’éthique dans les applis n’est pas appliquée, Tristan Harris décide de quitter le groupe.

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Sortir de la distraction

Suite à son départ, il créé le mouvement the time well spent, un peu comme le label bio. Il faut dire que le bio va bien à San Francisco : on apprend à consommer local, réaliser son compost, partager sa voiture pour aller au travail, bref pourquoi ne pas ajouter à cela une consommation responsable de son téléphone ?

Pour cela, le fondateur du mouvement donne quelques astuces pour commencer à décrocher sans trop de souffrances de son téléphone :

  1. Désactiver toutes les notifications de son téléphone qui apparaissent sur son écran verrouillé. Cela permet d’éviter d’être involontairement distrait par le fait que 5 personnes viennent de liker la photo de vacances que vous venez de publier sur Facebook.
  2. Autre astuce, puisque l’idée n’est pas non plus de se transformer en ermite, personnaliser le vibreur pour tout ce qui est SMS de façon à savoir qu’une personne tente vraiment d’interagir avec vous.
  3. Réorganiser ses applications dans son téléphone peut aussi aider : garder uniquement en première page les apps essentielles mais qui ne sont pas des réseaux sociaux : Waze, Google Maps, son calendrier, Deezer, etc. et mettre les réseaux sociaux sur la page suivante de façon à éloigner la tentation de trainasser sur ces dernières…

Le mouvement que Tristan Harris a engagé et le label qu’il souhaite lancer ont vocation à établir un contrepoids face aux pratiques consistant à nous dérober notre temps. Mais la prise de conscience n’en est qu’à ses balbutiements, et la structure des modèles économiques des apps de réseau social, basée sur la publicité, ne va pas aider à ralentir la machine.

Pour ce qui est du déclic, il nous manque peut-être qu’un grand CEO finisse par avouer que son principal objectif est de “vendre à Coca-Cola du temps de cerveau humain disponible” comme a pu le faire, fût un temps, le patron d’une grande chaîne de télévision française.

Pour aller plus loin :

Originally published at Yellow Vision.

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Sébastien Louradour
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