« Les attentats ? C’est déjà oublié ici ! »

Ecce Homo
7 min readNov 13, 2017

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La franchise est une qualité tellement rare qu’on est toujours surpris quand elle est utilisée. Alors quand j’ai entendu quelqu’un dire “les attentats, c’est déjà oublié ici”, j’ai eu un temps d’arrêt. Mais en fait, cette personne venait de décrire la réalité avec la franchise la plus parfaite. Celle qui est dure à encaisser parce que personne n’ose la prononcer, alors qu’elle est pourtant évidente.

Donc en guise d’introduction, je rappelle juste un exemple d’une scène ayant eu lieu au Bataclan le 13 novembre 2015. C’est le petit jeu des trois sous-merdes humaines avec les otages de la fosse où je me trouvais. Il est décrit par un témoignage cité dans cet article, et il est véridique :

« Allez-y, levez-vous, ceux qui veulent partir, partez ! » lance l’un d’eux. « Bien sûr, tout ceux qui se sont levés se sont fait tirer dessus » raconte un rescapé : « Les terroristes ont recommencé, et d’autres otages se sont levés. De nouveau, ils ont tiré. Ils s’amusaient, ça les faisait rire. »

C’était ça aussi le 13 novembre, un petit jeu sadique. Tu te lèves ? Tu risques de prendre une balle. Tu te lèves pas ? Tu risques de prendre une balle aussi. Et tu as une seconde pour décider comment tu veux jouer ta vie. Ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres.

Même si on l’a compris, on a de la chance d’être en vie et indemne physiquement, voici une petite liste des symptômes dérisoires qui persistent deux ans après à cause de cet attentat (liste non-exhaustive et dont plusieurs points ne me sont pas réservés, évidemment) :

  • Je sors du métro quand il y a trop de monde ou quand je pense voir une menace (souvent).
  • Je ne vais plus au cinéma (j’ai fait une exception, pour ça).
  • Je ne peux plus écouter de musique au casque ou avec des écouteurs.
  • D’ailleurs, je n’écoute quasiment plus de musique chez moi.
  • Je n’arrive plus à jouer à des jeux violents (c’est ballot, je travaille dans le jeu vidéo).
  • Je ne vais plus voir de concert à la Maroquinerie parce que je pense à Thomas Duperron à chaque fois que la salle est évoquée.
  • J’ai mis presque deux ans à retourner voir un concert à la Cigale, ma salle préférée, pour mon groupe préféré. Sur le chemin, j’avais l’impression d’aller à la mort. Et j’étais au balcon. Il y a six ans, le même groupe jouait dans la même salle. J’étais au deuxième rang.
  • Je ne suis toujours pas “en terrasse”.
  • Je me fais des scénarios d’attentat en permanence, quand je fais mes courses au supermarché par exemple.
  • Je ne me sens jamais en sécurité dans l’espace public.
  • Je sursaute au moindre bruit.
  • Je revis souvent l’attente dans la fosse du Bataclan quand je me couche le soir.

Oui, j’ai envie de parler des conséquences du 13 novembre aujourd’hui. D’habitude, je n’en parle jamais, parce que j’ai la chance d’être là en un seul morceau, et parce que ça n’intéresse pas grand monde. Sauf peut-être en cette date “ANNIVERSAIRE” justement. Donc je suis obligé de publier ce texte aujourd’hui si je veux avoir le moindre espoir qu’il soit lu. Il a été incroyablement difficile à faire, car je ne sais même pas s’il présente le moindre intérêt.

Quand j’ai commencé à l’écrire, deux filles de 20 et 21 ans venaient d’être poignardées à mort à la gare de Marseille. Mais ça n’intéressait personne, c’était le match de l’OM le soir-même qui accaparait l’attention. Parce que les attentats sont devenus des faits divers. Comme je le craignais il y a un an, tout le monde s’y est habitué. Qui se souvient des noms de victimes ? C’est étrange pour moi, mais ça n’étonne personne.

Le lendemain, plus de 20 000 personnes assistent à un concert à Las Vegas et se font tirer dessus depuis une chambre d’hôtel du Mandalay Bay. Bilan : 58 morts et 530 blessés physiques. Mais le soir-même, Tom Petty meurt de causes naturelles à 67 ans, et tout le reste est déjà oublié. Franchement, je n’ai rien contre lui, mais je n’ai déjà rien ressenti quand Bowie est mort, donc j’ai du mal à comprendre comment une actualité tragique peut être chassée par la rubrique nécrologique du rock.

Mais la capacité d’abstraction et de résilience de la population est incroyable. Deux ans ont passé depuis le 13 novembre 2015, et on a l’impression que c’est déjà oublié. Il y a un an, j‘écrivais que “dans l’esprit de la plupart des gens, il ne reste que le Bataclan.” Un an après, il ne reste plus rien. Moi-même, je disais il y a un an qu’il ne passait pas une heure sans que je pense aux attentats. Aujourd’hui, c’est peut-être une journée. Et l’année prochaine ?

J’ai recroisé plusieurs personnes pas vues depuis plusieurs années, le sujet n’a pas été évoqué une seule fois. On a souvent la désagréable impression que tout le monde fait comme si rien ne s’était passé, mais je crois plutôt que tout le monde a vraiment zappé. Sauf que si tout le monde a oublié les attentats, je n’oublie rien de tout ce que j’ai vu pendant ces deux dernières années.

J’ai vu ces articles un peu étranges qui expliquent que “le Bataclan est encore convalescent”, et “pâtit” d’une baisse de programmation de 20%. Ça alors, il a dû se passer quelque chose ! Je me suis même retrouvé à être plutôt d’accord avec Nicola Sirkis au sujet de la réouverture de la salle. Comme quoi il faut vraiment s’attendre à tout. Il était aussi écrit que le Bataclan avait encore du mal à programmer des humoristes. Mince alors. Pourtant, François Hollande y a bien vu Yassine Belattar, vous croyez qu’il était à l’aise et qu’il s’est marré ? Moi ce qui me fait rire jaune, c’est que je me souviens de cette déclaration dans le Bataclan le 13 novembre : “on est là à cause de votre président François Hollande.” Et je me souviens aussi des bombes sur Raqqa le 15 novembre 2015, de la déchéance de nationalité et de l’État d’urgence permanent. Mais bon, quand on a tué la gauche, on peut bien tuer aussi la dignité.

J’ai vu ce qu’il restait des hommages. Cet été, je me suis arrêté pour la première fois devant le Bataclan depuis novembre 2015. Dans le square en face où dorment les clodos, il y a une grande plaque cachée avec une trace de tag sur toute la surface. Peut-être qu’elle a été nettoyée pour les commémorations, ça ferait tâche sinon.

J’ai lu aussi que les attentats étaient peut-être un peu mérités, parce que les victimes seraient des blancs privilégiés, oppresseurs et racistes. Et puis le cofondateur d’Action Directe a dit que c’était “très courageux”, et il a été défendu par “des personnalités.” J’ai lu aussi que ces attentats n’étaient pas lâches du tout. C’est quoi alors quand tu tires dans le dos de civils innocents ? Ah mais oui j’oubliais, personne n’est innocent c’est ça ?

J’ai vu le Fonds de Garantie des victimes de terrorisme estimer que le préjudice d’angoisse de mort et le préjudice d’attente n’avaient aucune importance si on était vivant. J’ai attendu 1h45 dans la fosse du Bataclan, mais le FGTI estime que ce préjudice d’angoisse n’est pas très important, comme j’ai la chance d’être en vie. Toujours cette hiérarchie un peu déplacée qui te fait culpabiliser et t’évite de trop l’ouvrir.

J’ai vu le nouveau président dire qu’il fallait “en finir avec la politique victimaire.” Pas étonnant de la part de quelqu’un qui a supprimé le dispositif d’aide aux victimes du précédent gouvernement. En même temps, comme tout le monde à part ceux qui payaient l’ISF va être victime de sa politique au sens large, la formule était peut-être mal choisie.

J’ai vu l’État proposer aux victimes des attentats une médaille. Franchement, c’est la classe, y a pas à dire.

J’ai vu les principales dispositions de l’État d’urgence entrer dans le droit commun, mais Gérard Collomb dit que ce régime d’exception a empêché plein d’attentats depuis deux ans ! Bizarrement, on y croit moyen.

J’ai vu le petit business des livres les plus dégueulasses sortir sur les attentats. Comme ce très mauvais faux roman publié par Gallimard où une fille qui habite pas loin des lieux touchés par les attentats décrit en détails sa fascination pour les victimes que l’on voit sur la photo sanglante de la fosse du Bataclan. Elle n’a pas été touchée directement, mais son livre s’intitule “Survivre” et il est décrit comme “un hommage à cette génération.” Vous comprenez, ça aurait pu être elle, mais ça ne l’est pas ! On échange nos places quand elle veut si ça la fait tant fantasmer.

J’ai vu un ex-député de droite, président d’une commission parlementaire complètement inutile sur les attentats, réécrire l’histoire, permettre aux conspirationnistes de raconter n’importe quoi sur le Bataclan, et sortir un livre avec un titre putassier qui capitalise sur le drame.

J’ai vu les fausses victimes s’approprier les souffrances des autres et les manipuler pour abuser de leur confiance. Et tout ça pour quoi ? Pour gratter de la thune et finir en taule ? Même après avoir survécu à un attentat, je ne cesse jamais d’être effaré par l’imagination de la lie de l’humanité.

J’ai vu des journalistes s’étonner de voir des militaires à un festival 9 mois après le Bataclan. Un an plus tard, les mêmes militaires étaient toujours présents mais désarmés, donc tout va bien.

J’ai vu un profiteur tenter de s’approprier le monument en hommage aux victimes en déposant le ridicule nom de domaine generationbataclan.fr le 17 novembre 2015. Quatre jours après les attentats. Dans une semaine, une vente aux enchères sera organisée à son profit. Parmi les “œuvres” proposées, cette kalachnikov de très bon goût.

J’ai vu les cons rester cons, et c’est peut-être ce qu’il y a de plus rassurant.

Mais j’ai vu tout le monde s’en foutre. À l’année prochaine.

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