Ce que j’ai compris ou cru comprendre du Transmédia

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En France, le storytelling avait très mal commencé. La faute au livre à succès de Christian Salmon en 2007 (Storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits)qui en faisait un outil de manipulation des masses aux services de quelques-uns, forcément peu scrupuleux et bien mal intentionnés (publicitaires, militaires, politiques en mal de guerre…). Mais ces dernières années, le storytelling a regagné ses lettres de noblesse grâce à l’ajout du mot transmédia. Et ça, c’est une bonne nouvelle…

De la manipulation à la liberté du spectateur

Au début, moi je viens plus de l’anthropologie des médias. Celle où il faut comprendre comment la télévision crée des entités collectives en nous faisant partager un même point de vue sur les événements. Dans ce domaine, la narration est un outil conceptuel passionnant puisqu’il permet de voir ressortir toutes les valeurs d’une société, tous ses débats, tous ses problèmes de définition du sens, toutes ces répétitions…

Mais, chaque fois (ou en tout cas très souvent) que l’on dit à quelqu’un que les médias d’information utilisent des histoires, on se heurte à l’idée qu’ils le font sciemment et pour nous manipuler. Ce qui est faux bien-sûr mais on y reviendra dans un autre article. Mais notamment parce que les médias utilisent des impensés indémontrés, des évidences que l’on n’analyse pas… Bref, on verra ça une autre fois.

La faute à l’idée que le storytelling c’est une manipulation du “bon peuple” par quelques-uns. Une machine à mentir et à maîtriser les esprits grâce à quelques astuces simples comme utiliser les émotions. C’est l’irrationnel malveillant d’une éminence grise contre le rationnel scientifique ouvert et bon pour tous.

Alors, c’est vraiment une bonne nouvelle quand, dans le domaine de la fiction comme de l’information, on commence à voir que le storytelling, additionner au transmédia, propose une nouvelle forme de narration. Nouvelle forme de narration qui, justement offre toutes les caractéristiques d’une nouvelle liberté pour le spectateur/lecteur/auditeur et même /joueur.

Alors, le transmédia, c’est quoi ? Ou en tout cas, qu’est-ce que j’en ai compris ?

Donc, le transmédia c’est quoi ? Il y a beaucoup de définitions mais l’une des plus claires et simples, et qui en plus montre la complexité de définir une notion qui se construit, c’est celle qu’en a faite Michel Reilhac dans l’émission Soft Power du 21 décembre.

Faut-il avoir peur du transmédia (France culture — 21 décembre 2014) ?

Et il y a aussi l’INA qui définit en 5 points ce qu’est le transmédia.

Et puis, comme d’habitude, il y a Wikipédia

En gros, le transmédia, c’est l’appropriation d’une histoire par différents points de contact. Une série télé à laquelle vient s’ajouter un jeu vidéo, et/ou une BD, et/ou le compte facebook de l’un des protagonistes.

Donc, le transmédia est différent du cross media (qui répète les mêmes contenus sur différents supports), la franchise (par exemple avec tous les jouets que l’on peut avoir autour d’un dessin animé) et de l’adaptation (Le seigneur des anneaux et Le Hobbit au cinéma, c’est n’est pas du transmédia).

Pour que ce soit transmédia, il faut que l’histoire que l’on raconte ajoute quelque chose à l’histoire principale, que cet ajout se fasse sur un autre support.

Donc, la série des James Bond, même si l’on apprend à chaque fois quelque chose de nouveau sur 007, ce n’est pas du transmédia. Parce que l’on est toujours dans les limites du cinéma. Ni les différentes adapatations de Sherlock Holmes au cinéma ou en séries télés, car elles ne sont pas cohérentes entre elles.

Il semble alors que pour que l’on puisse définir une narration comme transmédia il faut qu’il y ait : 1) un univers cohérent organisé par une même production ; 2) dans cet univers, une histoire principale ; 3) à laquelle viennent s’ajouter des approfondissements, d’autres histoires autour de l’histoire principale, qui passent par d’autres supports.

Chaque support, chaque histoire cohérente avec les autres, est à ce moment “une porte” qui permet d’aller et venir dans cet univers. Comme le décrit très bien BiTS dans son numéro 28. Le tout avec une façon de penser et de produire héritée et inspirée du Japon et de sa culture la plus profonde.

Liberté et engagement

Ce qui en ressort ce sont deux éléments pour le spectateur.

Premièrement, il est libre. Libre d’aller et venir dans l’univers. Il peut même délaisser l’histoire principale pour ne s’intéresser qu’aux narrations annexes qui peuvent lui offrir tout ce qu’il peut souhaiter comme aventures, retournements et réflexions.

Vous pourriez par exemple ne connaître l’univers de Star Wars que par le biais des BD dédiées à Boba Fett. Ou vous contentez de jouer aux jeux de Teltale Games pour découvrir le monde de Walking Deads sans lire la BD ou regarder la série.

Liberté donc, mais aussi engagement. Car le transmédia touche à cet or noir du web qu’est aujourd’hui l’engagement. La relation qu’une marque, qu’il s’agisse de Nike, d’Obama ou des Pokémons, peut construire avec son public.

Disons que l’engagement c’est le temps vous êtes prêt à consacrer à un univers et à quel point vous vous identifier à cet univers, à ses valeurs, à ses personnages.

Et disons qu’il y a trois niveaux à cet engagement.

Faible : vous voulez bien y passer un peu de temps ; moyen : ça vous intéresse, vous voulez en savoir plus ; fort : cet univers vous passionne et vous êtes prêt à y consacrer des heures et des jours, et vous même à en produire le contenu. Et, allez disons que vous pouvez vous amuser à diviser de faible/faible à fort/fort pour voir toutes les étapes qui mènent du “Je ne connais pas, ça ne m’intéresse pas” au “Je suis un passionné”.

Alors vous voyez que la narration transmédia, en partant d’un simple épisode d’une série (engagement faible) peut vous conduire, de porte en porte, de découverte en découverte, à venir, lors de la prochaine convention, en cosplay de votre héros préféré (engagement fort). En passant par l’engagement moyen, ce moment où vous avez acheté la BD de votre série préférée, consacrée à ce personnage que vous aimez tant mais que vous ne trouvez pas assez développé.

Le transmédia peut même atteindre le Saint Graal de l’engagement : la production de contenus par les fans eux-mêmes (comme vous l’avez déjà vu dans les 5 points de l’Ina).

Amplitude de l’univers et gestion de l’attention

Le transmédia a l’air alors de reposer sur deux éléments : 1) la profondeur et la complexité de l’univers qu’il propose et 2) pour chaque média et chaque histoire, l’attention qu’il demande.

L’univers, tant que c’est cohérent, plus il y en a mieux c’est

Le premier est à la fois simple à comprendre et complexe à mettre en œuvre. Simple parce que plus il est possible d’approfondir un univers, plus celui-ci permet un engagement fort. Plus il répond à notre volonté, très geek, de devenir une encyclopédie vivante d’univers imaginaires.

À vous donc la possibilité, dans les dîners mondains, d’être capable de préciser en Sindarin tous les ascendants de Legolas quand quelqu’un a tenté de faire le malin en soulignant que l’archer elfe n’était pas présent dans Le Hobbit et que c’était un ajout de Peter Jackson.

L’histoire, depuis l’origine du monde, la géographie (y compris des planètes dans la SF), les personnages plus ou moins importants, et, même les langues (avec Le Seigneur des anneaux, Game of Thrones ou encore Avatar) ou encore l’héraldique… Plus il y a de détails à connaître, de choses à apprendre et, surtout, à discuter, mieux c’est.

En discuter, parce que ce qui compte c’est la communauté qui va se développer autour de ce monde. Et la possibilité qu’elle aura d’échanger, de créer et d’ajouter, de gloser et de débattre.

Jouer sur l’attention

Jouer sur l’attention car le spectateur/internaute/joueur ne va pas en avoir beaucoup à vous consacrer au début mais qu’il sera prêt, à la fin, à consacrer des jours entiers à ce qui sera devenu son hobby.

Chaque média, chaque histoire dans un même univers doit donc imaginer l’attention que son public est prêt à lui donner. Et lui proposer une progression dans cette attention.

Je peux, par hasard un soir, consacré 43 minutes à un épisode de Buffy contre les Vampires mais je peux aussi, si j’ai envie, regarder les 144 épisodes des 7 saisons d’affilé. En découvrant dans les scénarios, au format récurrent, l’histoire d’une jeune fille qui passe du lycée à l’âge adulte en traversant toutes sortes d’épreuves initiatiques (mort de la mère, premier amour, première rupture, pseudo fille avec une sœur plus jeune…). Et ensuite, discuter de cette interprétation sur les forums dédiés à la série. Voire, faire ma propre fanfiction de cet univers.

Là, dans cette possibilité d’étendre son attention qu’il offre, le projet transmédia fonctionne presque comme un jeu vidéo en suivant le leitmotiv : “easy to understand, hard to master”.

L’entrée dans l’univers doit être facile mais sa découverte totale doit être potentiellement impossible (rien de plus simple que de regarder pour la première fois un épisode de Games of Thrones, mais explorer tout l’univers et ses significations est quasiment infaisable). Tout comme les premiers pas et les bases du gameplay d’un jeu Mario sont très simples à intégrer mais la fin à 100% du jeu très longue à atteindre.

Mais en plus, le projet transmédia joue sur une attention à la fois différente et simultanée.

Dans le même écran, on peut en même temps trouver des éléments d’une attention courte et ceux d’une attention longue. Notamment pour éviter que le spectateur ne se lasse.

Par exemple avec ce web documentaire qui vous permet de survoler en drone la ville de Oakwood Beach touchée par un ouragan (attention longue, la vidéo fait un peu plus de 2min10, ce qui est long pour un premier contact avec le sujet) tout en cliquant, quand cela devient un peu trop long, sur des points de la carte de la ville pour voir sortir des témoignages (attention courte).

Survol de la ville d’Oakwood Beach

Et, idem pour le tweet que vous faites sur le hastagh de votre série préférée. Un petit temps d’attention courte, sociale en plus, dans l’attention plus longue que demande la série.

Les changements dans les modes de production

Bien-sûr, cela peut potentiellement tout changer dans les modes de productions et les produits finaux que l’on propose.

D’abord avec le principe de délinéarisation qui consiste à se dire que, désormais, l’émission télé, la série, le film peut être consommé n’importe quand et non plus seulement au moment de sa programmation.

Ensuite, parce que si le projet transmédia doit être capable de répondre à un engagement fort des fans, les formats de la série télé et des séries de films (Le Hobbit, Harry Potter, Hunger Games) semblent les plus propices à développer l’histoire principale, le point de contact le plus important de l’univers avec le public.

On pourrait dire que le support premier d’un projet transmédia doit, au moins, vous permettre de faire un marathon télé. Vous savez, comme ce jour où vous avez regardé d’une seule traite la dernière saison de Breaking Bad sur Netflix. Le support de l’histoire principale doit vous permettre ce genre de plongée d’au moins 10 heures qui va vous piquer les yeux et vous faire oublier de manger, en tout cas autre chose que des chips.

En tout cas, quel que soit la taille de l’histoire, la profondeur de l’univers ou le sujet abordé, la production française s’organise et donne plein de projets intéressants. Comme le montrent les coups de cœurs 2014 de The Rabbit Hole.

Oui, mais le lien avec l’anthropologie des médias et la communication?

Ah oui. Le lien avec l’analyse des médias et la manière dont ils construisent les identités collectives, et ses applications dans la communication.

Si on considère qu’une histoire, fictive ou non, prend place dans un temps qui est fini, il n’y en a pas beaucoup. L’histoire et son univers, aussi vaste soit il, restent fermés sur eux-mêmes. Au mieux, on peut en tirer des informations sur leurs éléments symboliques qui ont fait leur succès (Harry Potter parle du passage à l’âge adulte, Le Seigneur des anneaux d’amitié, Twilight de la longue recherche du petit copain parfait).

Mais, si l’on considère, comme Paul Ricœur dans Temps et récit, que nous racontons pour rendre les événements qui nous arrivent compréhensibles en les réordonnant. Et que la narration n’est pas un objet fini mais la possibilité de suivre les contingences dans une tension vers la fin, vers une conclusion attendue et qui peut toujours changer.

Alors on a tendance à dire que la narration c’est le temps humain, celui des événements rendus compréhensibles, et que notre perception du monde est faite de récits. Des récits qui définissent notre agir aussi bien personnel que collectif car ils peuvent être partagés par des peuples entiers.

Tout alors peut être vu sous l’angle d’une narration, des références culturelles qu’elle utilise, des désordres qu’elle propose de résoudre, des valeurs qu’elle défend. De la manière dont elle se répète comme un rituel.

Le récit devient un outil anthropologique.

Une anthropologie des récits et des pratiques éclatés

L’arrivée du numérique, avec sa facilité de produire et de transmettre toutes sortes de contenus a totalement éclaté ce qui étaient avant les récits dominants d’une société.

Il y a quelques années, pour connaître les grands récits qui faisaient tenir la société ensemble, il suffisait de regarder le 20H. Finalement, c’était le carrefour de la pratique médiatique, la grande messe, où l’on voyait se jouer tous les rituels d’un espace géographique donné. Une communication du centre vers la périphérie dirait Daniel Dayan.

Maintenant, chaque groupe, même chaque individu, peut avoir ses propres contenus, ses propres espaces de diffusion qui font plus ou moins référence aux autres récits qui traversent la société.

Face à ce phénomène, le transmédia et sa façon qu’il a de voir un récit comme un objet éclaté qui se pratique à plusieurs moments et en plusieurs lieux est forcément intéressant.

Dans le transmédia, il n’y a pas un seul récit avec ses spectateurs. Un même film que les gens ont vu ou non. Un récit transmédia découpe ses spectateurs en une multitude de groupes qui se définissent par leur connaissance de l’univers, les récits qu’ils en pratiquent, leur engagement, le temps d’attention qu’ils sont prêts à y passer, les espaces et les temps où ils se trouvent (salles de cinéma, diffusion télé, délinéarisation sur internet…).

Là où avant le storytelling pouvait être accusé d’être un objet monolithique qui écrasait les spectateurs, le transmédia le donne à voir comme un objet protéiforme que le spectateur pratique comme il l’entend. Et qu’il peut même s’approprier en créant ses propres contenus.

Là où les théories des usages et gratifications nous expliquait déjà pourquoi et comment il était impossible d’imaginer un téléspectateur passif. Le transmédia permet de voir ce même téléspectateur, devenu également internaute et joueur, dans ses pratiques éclatées d’un même récit auquel il consacre plus ou moins de temps, auquel il s’identifie plus ou moins, et auquel il peut participer avec ses propres ajouts.

Conclusion

La narration médiatique n’est pas un monolithe, il faut en étudier les temps et les espaces, les pratiques et les niveaux d’engagement propres à chaque groupe. Ce sont d’ailleurs ces éléments qui doivent permettre de définir les limites des différents groupes.

De la même manière qu’un projet transmédia se pense dans ses possibilités d’engagement et dans le management de l’attention des spectateurs. Sauf que là, comme l’explique Pierre Legendre dans son Anthropologie dogmatique, ce sont des récits qui nous possèdent plus que nous ne les possédons.

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Benjamin Berut
Storytelling : théorie et mise en oeuvre

Le #web, les nouveaux #médias, le #storytelling #mooc et le #gamedesign aussi et, ah, aussi le #jdr