Faut-il débattre avec l’extrême droite?

Marie la rêveuse éveillée
7 min readOct 4, 2024

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Est-ce que Mill avait tort? C’est la question qui ne manque pas de se poser face à une controverse récurrente, faut-il accepter de débattre avec l’extrême droite pour déterminer si la diversité est, oui ou non, une menace? (Une problématique similaire se pose avec le sujet de la “question trans”)

John Stuart Mill pensait, en effet, que la liberté d’expression, et le champ qu’elle ouvrait en matière de confrontation des opinions, constituait un vecteur de progrès moraux et intellectuels :

“Les erreurs de l’humanité peuvent être corrigées, et la seule manière de rectifier nos opinions passe par la combinaison de la discussion et l’expérience, plutôt que de nous cantonner à l’expérience seule. Nous devons être exposés à la discussion et au débat pour comprendre comment cette expérience peut être interprétés. Les opinions comme les pratiques erronés se soumettent graduellement aux faits et aux arguments, mais pour que ces faits et ces arguments aient un impact sur l’esprit, il doit y être exposé en premier lieu.”

Il n’avait pas tout à fait tort. Après tout, s’il revenait parmi nous, aujourd’hui, Mill serait sans doute impressionné positivement par le chemin que nous avons parcouru depuis son époque, que ce soit sur notre attitude vis à vis de la religion ou du droits des femmes, pour ne nous cantonner qu’à deux exemples. L’émancipation des femmes ne s’est pas uniquement construite sur le recours au terrorisme, et il est indéniable que notre société a fait des progrès en matière de déclin du racisme, du sexisme, et de l’homophobie.

Mais mettre la diversité en débat est loin d’être dépourvu de dangers. En premier lieu, nous devons faire face à ce qu’on qualifie d’effet d’exposition. Si nous traitons l’affirmation que la diversité pourrait constituer une menace pour l’Occident, nous risquons de la légitimer en tant qu’opinion respectable, digne de faire l’objet d’un examen pour en évaluer la validité.

Dès que nous mettons le pied sur ce terrain glissant, les racistes quittent les marges de la société pour s’installer dans le mainstream.

La seconde problématique qui se pose, c’est que bien peu d’entre nous ont les vertus suffisantes pour se comporter comme de parfait bayésiens rationnels. Tournant le dos à cet idéal, nous avons au contraire tendance à renforcer nos A priori, si on nous confronte à des faits ou des arguments prenant nos opinions à rebrousse-poil.

Nous avons également tendance à faire preuve d’un degré de scepticisme supérieur vis à vis des faits mettant en question nos opinions et à surestimer la validité des faits allant dans notre sens. La conséquence, c’est que même dans des conditions idéales, un débat n’aboutira pas nécessairement à une remise en question, mais aura de forte chance d’aboutir à une polarisation des attitudes.

Phénomène qui fût mis en évidence pour la première fois, en 1979, par Charles Lord, Lee Ross et Mark Lepper. Les chercheurs exposèrent les participants à l’expérience à des rapports conflictuels concernant les effets dissuasifs de la peine capitale, pour constater qu’après lecture des rapports, les partisans de la peine de mort se montraient plus acharnés à défendre leur positions, tandis que les opposants devenaient également plus dogmatiques dans leur défense de l’abolition.

Comme si ce n’était pas suffisant, des travaux plus récent ont mis en lumière que nous avions un biais en faveur des charlatans, ce qui constitue un argument supplémentaire contre la conception du débat d’idée consistant à mettre un physicien face à un platiste pour décider de la rotondité de la terre. Et ne parlons même pas du biais de compression des probabilités exploité par les populistes du monde entier…

C’est malheureusement une triste réalité, mais le marché des idées souffre de nombreuses défaillances.

L’une d’entre elle fût mise en lumière par Tim Harford, et s’avère particulièrement pertinente pour le sujet.

La boucle de feedback positive : Les marchés conventionnels fonctionnent de manière optimale quand il y a une boucle de feedback négative, par exemple, quand une augmentation injustifiée des prix engendre une réduction de la demande, ce qui aboutit à décourager ce genre de pratiques. Mais dans le marché des idées, c’est le mécanisme opposé qui se déploie, celui de la boucle de feedback positive. Les mensonges proférés ne vont pas discréditer leur émetteur, bien au contraire, on peut y avoir recours pour manipuler l’agenda des débats, on peut penser par exemple à la fameuse campagne de propagande des brexiteurs, promettant des économie de 350 millions de £ qu’on pourrait allouer au NHS en cas de sortie de l’union européenne. Ce qui poussa les électeurs à percevoir l’appartenance à l’UE sous l’angle des coûts d’adhésions, un réflexe qui peut devenir l’équivalent intellectuel de la mémoire musculaire, peu importe le nombre de debunk de la fausse promesse…

Pour citer Tim Harford :

“Répéter une information fausse, même dans le contexte du debunking de cette information, peut contribuer à la laisser perdurer dans notre mémoire, comme un chewing gum qui collerait à notre chaussure sans que nous en ayons conscience. La destruction des mythes qui empoisonnent le débat public peut fonctionner à court terme, mais sur le plus long terme, les souvenirs de la réfutation deviennent plus flous tandis que le mythe continue de perdurer dans la mémoire. Et c’est compréhensible, puisque c’est le mythe qui est martelé en permanence. Essayer de faire refluer le mensonge par les armes de la critique intellectuelle contribue à en accroitre la résonnance, et renforcer son pouvoir… Il semblerait, hélas, que les faits sont dépourvus de crocs. Essayer de réfuter un mensonge frappant, qui s’imprimera d’autant plus dans la mémoire, en lui opposant un frêle bataillons de faits ennuyeux, cela peut aboutir bien souvent à renforcer le mythe au final…”

On peut compléter ce triste constat par cette autre observation de Harford dans même article. “Une affirmation fausse présentant le caractère de la simplicité remportera toujours la victoire sur un ensemble compliqué de faits, pour la simple et bonne raison qu’elle sera plus simple à comprendre comme à retenir.”

Ce qui ne manque pas de faire écho à la célèbre sentence de Terry Pratchett : “Un mensonge aura parcouru le tour du monde avant que la vérité n’aie terminé de lacer ses chaussures.”

Vérité que Tocqueville n’avait pas manqué d’exprimer en son temps : “Une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance dans le monde qu’une idée vraie, mais complexe

Alors certes, on peut trouver une minorité de personnes qui remettront en question leurs A priori suite à un débat d’idées, mais ce seront en majorité des personnes qui étaient ouvertes d’esprit d’entrée de jeu, plutôt que des personnes ayant une mentalité partisane.

Toutes les problématiques que nous avons pointé demeureraient valides, même si les personnes racistes, ou flirtant dangereusement avec le racisme, faisaient preuve de bonne foi. Ce qui est un postulat des plus périlleux, en pratique, les racistes se contrefichent des faits comme de la logique. Et il est stérile de vouloir débattre avec des menteurs.

Dans ce contexte, beaucoup de centristes commettent l’erreur de considérer par principe que leurs interlocuteurs demeurent au fond de brave petits gars, susceptible d’écouter la voix de la Raison, et à qui on peut donner le bénéfice du doute dans la mesure où il leur arrive bien souvent d’avoir fréquenté les bonnes écoles, à savoir les mêmes que nous.

Il n’est pas nécessaire de réfuter des idées comme le racisme ou la transphobie, en admettant que ce soit possible en premier lieu, pour les combattre. Vous pouvez vaincre les racistes…en les marginalisant, au lieu de débattre avec…

Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de défendre la censure ici. Si vous refusez d’offrir une plateforme à quelqu’un, ou de lui donner la proéminence d’une autre manière, cela ne signifie pas pour autant que vous portez atteinte à sa liberté d’expression. On ne me sollicite pas pour écrire des éditoriaux dans le Figaro ou pour dérouler des discours devant des associations étudiantes, sans que ça constitue une violation de mes droits. Nous devrions appliquer la même logique avec les opposants à l’immigration.

Jusqu’à présent, nous avons mis en question la stratégie consistant à débattre d’égal à égal avec les racistes, mais cela ne nous empêche pas de défendre l’idée que la diversité ne constitue pas une menace mais au contraire une richesse, que ce soit en écrivant des livres, des articles de blogs ou des éditoriaux dans la presse.

Mais même dans cette configuration, deux problématiques se posent néanmoins.

La première est que nous pourrions basculer dans une erreur de cadrage. Formuler la problématique de l’immigration dans les termes de la question “est-ce que la diversité constitue une menace?”, cela revient à assumer implicitement que nous aurions collectivement le droit de réduire la diversité en excluant certaines personnes de notre société, la question étant de déterminer si nous devons user de ce droit ou non. Mais comme le montre Chris Bertram, cette idée est loin d’aller de soi…

Mais un deuxième problème tout aussi pertinent se pose, celui du coût d’opportunité, si nous sommes occupés à débattre du bien fondé de la diversité, nous n’avons pas le temps de débattre d’autre chose. Et c’est un point crucial, une facette du pouvoir politique qu’on tend bien trop souvent à négliger, c’est bel et bien la capacité de décider de ce qui sera mis à l’agenda du débat public. Plus nous consacrons de temps à débattre de l’immigration, moins d’attention nous portons aux défaillances du système économique actuel. De ce point de vue, cela revient à jouer le jeu des conservateurs comme des réactionnaires, en faisant refluer les idées progressistes hors de la sphère du débat public.

Ce n’est pas un hasard si le droite du spectre politique est devenu si obsessionnel envers ce qu’on qualifie de “guerre culturelle”.

Peter Bachrach et Morton Baratz n’ont pas manqué de remarquer qu’une dimension fondamentale du pouvoir était “de s’organiser pour que certaines problématiques fassent l’objet de décision politique tandis que d’autres seraient délibérément exclues des délibérations politiques.”

Bien évidemment, A exerce son pouvoir quand il prends une décision qui affectera B. Mais A exercera aussi son pouvoir en consacrant son temps, ses ressources et son énergie à créer, ou renforcer, des valeurs sociales et politiques ainsi que des pratiques institutionnelles qui limiteront le périmètre de l’attention publique à des problématiques qui seront relativement inoffensives par rapport aux intérêts comme au statut de A.”

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Written by Marie la rêveuse éveillée

Une personne qui s'égare souvent parce qu'elle passe son temps à se chercher...

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