La dette publique comme phénomène émergeant

Marie la rêveuse éveillée
11 min readNov 25, 2024

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A plusieurs reprises, nous nous sommes attaqués au serpent de mer qui vient régulièrement polluer le débat public, et qui hante l’agora comme un spectre, les phantasmes autour de la dette publique, et l’idée sous-jacente que l’Etat est comparable à une entreprise flirtant avec la faillite, ou un particulier en plein surendettement

Et puisque nous n’aurons jamais fini d’écraser l’infâme, continuons d’approfondir le sujet avec la déconstruction de sa variante britannique.

Outre-Manche, qu’il s’agisse des politiciens, des éditorialistes ou de la presse mainstream, il existe une métaphore tristement populaire pour évoquer la dette publique : l’idée que l’Etat aurait épuisé sa ligne de crédit, ou qu’il aurait abusé des facilités de caisse qui lui était accordé jusque là, et qu’il sera bientôt dépourvue de toute marge de manœuvre en la matière si on ne procède pas à des coupes à la tronçonneuses dans les dépenses publiques

Métaphore aussi stupide que fascinante, et d’une certaine manière, fort pédagogique, puisqu’elle va nous donner une occasion supplémentaire de mettre en lumière la différence entre un Etat et un acteur privé, qu’il s’agisse d’un particulier ou d’une entreprise…

Les crises sont souvent révélatrices des disfonctionnements d’une économie, mais elles peuvent également dévoiler ses mécanismes sous-jacents, et c’est le cas pour le choc économique que fût la pandémie et ses répercussions…

Comme on pouvait s’y attendre, la dette publique britannique s’était élevé à un niveau stratosphérique durant le confinement, mais il y a également un autre paramètre de l’économie anglaise qui a connu une brusque ascension pendant cette période douloureuse, le niveau d’épargne des foyers qui s’est élevé à une hauteur comparable à celle de l’Everest

Cela pourrait nous apparaître comme une coïncidence des plus troublante, mais quand on prend la peine d’y réfléchir, cela n’a vraiment rien d’un hasard improbable puisque ce sont les deux faces d’une même pièce… De la même manière que chaque achat est symétriquement une vente, derrière chaque livre sterling empruntée, il y a nécessairement une livre sterling épargnée de l’autre côté du miroir… En d’autres termes, le niveau d’endettement public sera la contrepartie du niveau d’épargne net des acteurs privés britanniques. Dans la configuration de la pandémie, le confinement, les risques de santé, et l’incertitude grandissante concernant son avenir comme sa sécurité financière ont poussés le secteur privé à augmenter drastiquement son niveau d’épargne… un flux d’argent qui devait forcément se déverser quelques part, en l’occurrence, dans les caisses de l’Etat, puisque les entreprises n’étaient guère d’humeur à investir…

Cela illustre deux choses. En premier lieu, c’est une preuve de plus que l’image de Picsou entreposant des tonnes d’argent dans ses dépôts est une très mauvaise manière d’envisager le secteur bancaire. L’argent ne dort pas, il circule, derrière chaque excédent budgétaire d’un agent, il y a le déficit d’un autre, pour chaque épargnant, il y a un emprunteur, quand vous ne dépensez pas l’argent, vous déléguez cette tâche à un autre acteur de l’économie…

En second lieu, et c’est le point le plus important ici, le niveau d’endettement du gouvernement est un phénomène émergeant, c’est la résultante involontaire d’une multitudes de décisions de la part d’innombrables acteurs privés. Le produit de l’action des hommes, non du dessein des hommes, pour reprendre la sentence de Ferguson que Hayek se plaisait à citer régulièrement.

Cette hausse de l’épargne qui explique l’augmentation de la dette publique pendant le Covid explique également la baisse des taux d’intérêt sur la même dette, par un simple mécanisme d’offre/demande, si l’offre de monnaie augmente brusquement, son prix (le taux d’intérêt) va baisser…

De fait, pendant les périodes de crises comme la pandémie, la baisse du taux d’intérêt peut même aboutir à des taux négatifs, tant la dette publique devient une valeur refuge que les investisseurs s’arrachent…et cela illustre magistralement la différence en l’Etat et un acteur privé. Vous connaissez beaucoup d’organismes de crédit qui paieraient les particuliers qui leur empruntent de l’argent?

Mais ce phénomène nous permet également d’illustrer un travers des politiciens comme des journalistes, le biais à l’encontre des phénomène émergeants. Ce qui explique la manière dont ils attribuent les fluctuations de l’endettement public à l’agentivité du gouvernement, s’imaginant que ce dernier est dans la même situation qu’un particulier ayant un contrôle total de son budget. D’où les métaphores navrantes autour de “la carte de crédit nationale qui serait dans le rouge”.

Ceci étant dit, d’autre biais rentrent en ligne de compte. Pour commencer, un manque flagrant de perspective historique, puisque les discours alarmistes sur la dette publique ne datent pas d’hier. En 2008, David Cameron avertissaient ses concitoyens que la Grande Bretagne avait épuisé ses lignes de crédit, et que la nation était dans le rouge. Durant cette période, la dette du secteur public était aux alentours de 672 milliards de livres sterling. En 2020, le montant de la dette publique britannique s’élevait à la somme impressionnante de 2076,8 milliard de livres sterling, soit deux trillions, 76 milliards et 800 millions de livres. Dire que monsieur Cameron exagérait quelque peu relèverait de l’euphémisme, puisqu’il nous a pondu une erreur d’un facteur de 3 dans son estimation des limites financières de son pays.

Pour peu que vous ayez suffisamment de mémoire pour mettre les choses en perspective, une question ne manquerait pas de vous brûler les lèvres, si les alarmistes se trompaient en beauté dans leurs pronostics au cours des décennies précédentes, pourquoi les prendre au sérieux, aujourd’hui? On peut soupçonner que dans une période de chaine d’informations en continus, où les récits alarmistes vous placent en bonne position dans la course à l’audimat, bien peu de journalistes s’astreignent à prendre un peu de recul pour adopter une vue d’ensemble.

Mais l’erreur fondamentale du commenteriat, c’est surtout son incapacité à séparer le bon grain de l’ivraie, et à réaliser que certaines opinions ont plus de poids que d’autres. En matière de dette publique, l’opinion qui compte n’est pas la vôtre, ni la mienne, et encore moins celles des prophètes de malheur qui nous annoncent la faillite du pays à corps et à cris, non, la seule opinion qui compte, et qui compte littéralement, c’est celle de ceux qui prêtent leur argent aux gouvernement en investissant dans la dette publique par l’acquisition de bon au trésor. Et là encore, nous avons affaire à un phénomène émergeant, ce sont les décisions d’une myriade d’acteurs qui mènent la danse, et des acteurs qui risquent leur peau et leurs deniers sur cette question, inutile de dire que leur point de vue sur la soutenabilité de la dette pèse infiniment plus lourd que ceux des éditorialistes au rabais qui ne subissent aucun feedback négatif en débitant des sottises qui s’écrasent périodiquement contre le mur du réel.

Mais quid des fameuses agences de notations? Ne font-elles pas la pluie et le beau temps sur cette question? Les investisseurs ont-ils d’autre choix que de suivre leur pronostic?

Eh bien… Oui… Et ils le démontrent régulièrement. Citons Stephane Menia sur ce sujet :

On ne rappellera pas la mascarade autour du triple A et la façon dont la notation de la dette souveraine est lentement mais sûrement devenue un détail amusant de la crise en cours plus qu’un problème majeur. Oh, et puis, finalement, si, amusons nous encore un peu :

Au 6 février 2012, le TEC10 est à 2,9%. Après cette tranche de rigolade facile (mais légitime), redevenons un peu sérieux. Les derniers mois ont montré plusieurs choses. D’abord, les marchés financiers ne sont pas peuplés de philanthropes. Ceci, personne n’en doutait. Les gnomes qui les animent sont également, comme tout troll qui se respecte, très peureux et grégaires. De sorte que si les investisseurs ont le sentiment que leurs voisins de cavernes vont prendre la poudre d’escampette et vendre les titres de la dette française, ils font de même. Il suffit alors que la sorcière en charge du AAA brandisse sa baguette maléfique pour qu’un mouvement de panique les poussent vers l’entrée de la caverne. Ce qui est encore parfois méconnu, c’est aussi que les investisseurs ont les mêmes manuels d’économie que les gens normaux et s’en servent de grimoire une fois la fureur de la sorcière passée. Ils savent qu’une conjoncture dynamique est plus porteuse pour leurs petits intérêts qu’une récession. En matière de dette publique, ils savent que les recettes dépendent de la croissance et que tout ce qui nuit à celle-ci est à redouter. De sorte que les programmes d’austérité ne les réjouissent que très partiellement.

Une (super longue) parenthèse s’impose ici. Qu’est-ce qu’une agence de notation ? A quoi sert-elle ? En principe, elle est supposée répondre à des problèmes d’asymétrie d’information inhérents aux marchés financiers. Pour un investisseur, faire les bons choix nécessite beaucoup d’information, sans quoi il n’est pas suffisamment renseigné sur la qualité des co-contractants qui se présentent sur le marché (un emprunteur, par exemple). La recherche d’information est coûteuse et passer du temps à évaluer les perspectives d’un titre (action ou obligation) ne peut se faire à grande échelle.

L’asymétrie d’information (que le premier à avoir mis en lumière de façon formelle est George Akerlof dans son célèbre article de 1970) est le problème fondamental des transactions financières.

Pour le résoudre, on dispose de divers moyens. La réglementation publique sur la publication d’informations institutionnelles, telles que l’état des comptes. Cette information est cependant insuffisante, car il n’existe pas, au contraire, une incitation à révéler toute l’information. Que ce soit légalement (en jouant par exemple sur les possibilités offertes par les règles comptables de dissimuler certains faits) ou, plus brutalement, par la fraude pure et simple, les entreprises contraintes de publier des informations les concernant ne peuvent réduire le degré d’asymétrie d’information existant (son volet antisélection, plus précisément).

Une autre façon de réduire les risques liés à l’asymétrie d’information dans le crédit est de réclamer de la part des emprunteurs des garanties, sous forme de ce que l’on appelle un collatéral (un capital assuré en cas de défaillance). Hypothéquer sa maison quand on l’achète consiste typiquement à la transformer en collatéral de la transaction. Évidemment, plus les collatéraux exigés sont importants, plus les possibilités d’investissement dans une économie sont limitées. Ce qui n’est pas forcément une bonne chose et exiger des collatéraux systématiquement importants reste un moyen bien peu efficace de produire de l’information sur les agents économiques.

Un autre moyen de produire de l’information financière est de s’en remettre pour ses transactions à un intermédiaire financier, une banque par exemple. Le métier d’une banque, fondamentalement, consiste à rechercher des informations sur les emprunteurs, sélectionner les bons et empocher un bénéfice correspondant à la différence entre les taux payés par les emprunteurs et les taux auxquels la banque se finance. Ce profit est la rémunération perçue pour sa production d’information. Hélas, ce mode de fonctionnement des banques a été en partie remis en cause par les possibilités croissantes de financement direct sur les marchés financiers, à des coûts (notamment en information) réduits.

L’importance prise par les activités de marché des banques est lié à cette évolution. La production d’information traditionnelle, avec un horizon plus long, est moins rentable, incitant en quelque sorte les banques à bâcler le travail… Enfin, un dernier moyen de réduire l’asymétrie d’information consiste à ce que des spécialistes se chargent de produire l’information, en faisant payer celui qui veut en bénéficier. Les agences de notation font partie de ces acteurs.

Ceci pose plusieurs problèmes. De façon générale, c’est une activité où celui qui paie n’est pas toujours certain de bénéficier seul de l’information. Un investisseur qui paie une analyse financière peut la communiquer sans le vouloir aux autres intervenants du marché par son seul comportement d’achat ou de vente. Dans le cas des agences de notation, le problème est quelque peu inversé puisqu’il s’agit de l’emprunteur qui paie pour être évalué. Ce qui pose d’autres difficultés, évidemment. Être désagréable avec un client si le besoin s’en fait sentir est en premier lieu toujours ennuyeux. Ce qui peut conduire l’agence à sous-estimer les risques liés à la signature de son client.

En second lieu, le client a tout intérêt, dans la mesure du possible, à cacher les informations douteuses à l’agence. Mais finalement, la difficulté la plus prégnante réside certainement dans le fait que, aussi professionnelles soient-elles, les agences de notation n’ont pas de boule de cristal. On attend d’elles qu’elles donnent un diagnostic sur ce que sera la situation de dettes dont la soutenabilité dépend en réalité d’éléments inconnus.

Oh, bien sûr, il y a bien des cas où les choses sont limpides. Noter un pays avec un excédent primaire, une dette faible, 4% de croissance annuelle, dans un monde en plein boom, est un jeu d’enfants. De même que noter la Grèce aujourd’hui n’est guère compliqué. En revanche, quid de l’Italie, dont on connaît les défauts et les qualités? Cette relative impuissance des agences de notation, les investisseurs la connaissent. De fait, les notes ne sont qu’un élément d’information parmi d’autres retenu par les marchés financiers pour opérer leurs choix.

Des choix qui détermineront en particulier les taux auxquels les dettes publiques seront financées. Or, les taux d’intérêt sont un des éléments déterminant la soutenabilité de la dette. Et les agences savent cela… Si l’on résume : les agences de notation ne sont pas forcément suivies par les marchés. Mais un peu, tout de même. Les marchés financiers ne négligent pas les notes et peuvent même leur attribuer à certains moments un poids important. Les agences le savent et se doivent d’anticiper ce que les marchés feront, avec ou sans leur note. Vous avez la tête qui tourne ? C’est un peu normal. La note se veut une convention, un point de repère pour les agents : elle baisse, on vend. Elle monte, on achète. Elle est supposée donner une orientation aux décisions de nombreux acteurs. Comme toute convention, elle est plus ou moins puissante selon les moments.

De ce point de vue, la classe politique française et les média ont incroyablement joué le jeu de la convention AAA de l’été dernier jusqu’à la dégradation de la note de la France. Il a fallu un temps fou avant que quelques articles évoquent la relativité des notes en termes de conséquences effectives sur les taux d’intérêt et la dynamique de la dette. Finalement, un matin, tout le monde s’est réveillé en se moquant des agences de notation et en constatant que AAA ou AA+ ne changeait guère la vie.

La leçon est assez simple : en période d’incertitude, plusieurs issues sont envisageables et aucune n’émerge de façon privilégiée. Les économistes parlent d‘équilibres multiples ; et l’une des joyeusetés de ce phénomène réside dans l’intervention d’anticipations autoréalisatrices. Et quelques-uns en ont entraperçu le visage récemment… Fallait-il entrer dans l’austérité la plus totale ? Fallait-il, au contraire, rassurer différemment les agents économiques en ne faisant de l’équilibre budgétaire qu’un objectif souhaitable à moyen terme, parmi d’autres ? Et comment prendre en compte les interdépendances entre économies ? Les décisions politiques seraient-elles cohérentes, quelle que soit la voie privilégiée ? Les engagements tenus ? La liste est bien longue des aspects à prendre en compte…

Et au final, nous avons une illustration supplémentaire de la dérive postmoderne de notre monde politico-médiatique, les mots ont plus d’importance que la réalité.

Ce qui passe pour la réalité est un réseau d’images et de signes dénué de tout référent externe, ce qui est représenté au final, c’est n’est rien d’autre que la représentation elle mêmeJean Baudrillard

Lorsqu’on nous affirme que la Nation britannique a épuisé ses lignes de crédits ou que la France est en faillite (un discours qu’on nous martèlent depuis plus de 20 ans…car oui, moi aussi j’ai un minimum de mémoire),il faudrait se poser la question : de quelles évidences disposons-nous pour appuyer cette position? Dans le cas de la majorité des alarmistes, le dossier va être vite plié puisqu’ils n’ont aucun éléments pertinents pour appuyer leurs sombres prophéties, en dehors de citer des chiffres sans le moindre embryon de contextualisation et d’analyse sérieuse…

On pourrait en rire, mais cela a malheureusement des conséquences on ne peut plus dramatique, puisque les études mettent en lumière que le grand public est d’une ignorance flagrante en ce qui concerne les fondamentaux de l’économie. Ce qui est corroboré par l’ignorance crasse dont fait preuve ce même public vis à vis d’une multitude de faits socio-économiques.

Inutile de dire que les médias ont une lourde responsabilité en la matière

Ceci étant dit, nous n’avons fait qu’effleurer la surface de l’iceberg, puisqu’il y a beaucoup d’autres facteurs qui font que la dette publique, comme le poids de l’Etat dans l’économie, relèvent bel et bien d’un phénomène émergeant, et qu’il serait temps de renoncer aux fables moralistes dont on nous serinent quotidiennement sur cette question…

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Marie la rêveuse éveillée
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Written by Marie la rêveuse éveillée

Une personne qui s'égare souvent parce qu'elle passe son temps à se chercher...

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