J.D. Vance, “Élégie des ploucs”

Philippe Corbé
5 min readJul 15, 2024

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Comment ce récit personnel, écrit par son candidat à la vice-présidence en 2024, préfigurait la victoire de Trump en 2016.

Si le nom de J.D. Vance, que Trump a choisi comme candidat à la vice-présidence, vous est inconnu, la campagne Biden va avoir le loisir de rediffuser dans les prochains jours tous les propos cruels prononcés par le sénateur de l’Ohio à l’encontre de l’ancien président. Le Washington Post en a compilé quelques-uns ici, de “trou du cul cynique” à “Hitler de l’Amérique” (son amitié avec le fils aîné de Trump l’a aidé à faire oublier ces jugements qu’il a depuis regrettés). Les démocrates vont aussi souligner les propos de Vance sur l’Ukraine qui doivent réjouir Moscou.

Début mai, j’avais cité ici J.D. Vance comme le candidat “le plus inattendu” mais le premier dans la liste des vice-présidents potentiels de Trump. J’ajoutais que “si les stratèges de la candidate Hillary Clinton l’avaient lu et en avaient tiré quelques enseignements élémentaires, Donald Trump n’aurait peut-être pas rassemblé deux tiers des voix des électeurs blancs sans diplômes, qui lui ont assuré sa victoire.

En 2019, alors que j’étais correspondant aux États-Unis pour RTL, j’ai lancé un podcast qui s’appelait Une Lettre d’Amérique, où j’essayais de raconter cette étrange nation au fil de mes périples à travers le pays. Je me souviens que, lors de l’un de mes premiers épisodes enregistrés à l’ouest de la Pennsylvanie, dans la Rust Belt, la ceinture de la rouille, où se sont jouées les élections de 2016 et 2020, et où se jouera probablement celle de 2024, j’avais cité un livre qui m’avait aidé à comprendre l’élection de Donald Trump dans cette Amérique blanche des cols bleus, frappée par les effets de la désindustrialisation et de la mondialisation, et qui se sent perdue face aux changements culturels d’une Amérique des côtes, du New York de la finance et des médias au Los Angeles du divertissement, du San Francisco du numérique au Washington de la politique. Tous ceux qui ont l’impression d’habiter le flyover country, cette Amérique que ceux des côtes ne font souvent que survoler.

Ce livre, c’était Hillbilly Elegy, qu’on pourrait traduire en français par “Élégie des Ploucs”. Il existe une adaptation (assez décevante) par Ron Howard sur Netflix, avec Glenn Close et Amy Adams.

Quand il a écrit ce livre, J.D. Vance, ancien Marine, diplômé de la prestigieuse faculté de droit de Yale et devenu banquier, ne s’était pas encore lancé en politique. Il était étudiant quand son projet d’écriture est né. Après la publication, il a écrit pour quelques journaux prestigieux, dont le New York Times, et porté un jugement sévère sur la montée en puissance de Donald Trump jusqu’à son arrivée à la Maison Blanche en 2017. Il était un “opiacé pour les masses”, pour reprendre le titre de son article sévère dans la vénérable revue The Atlantic, référence aux antidouleurs qui font des ravages dans cette Amérique qu’il décrit (“Les promesses de Trump sont l’aiguille dans la veine collective de l’Amérique”, “Trump est une héroïne culturelle” -il faut comprendre “héroïne” au sens de la drogue-).

Dans ce récit personnel, Vance, un transfuge de classe dirait-on dans les cercles intellectuels, explore les facteurs socio-économiques et culturels qui expliquent le déclassement de la classe ouvrière blanche. A posteriori, comme je le faisais dans ce podcast en 2019, on y trouve des clefs pour comprendre la montée en puissance de Trump. Mais ce récit a été publié alors que Trump n’était pas encore officiellement le candidat du parti républicain à la présidentielle. Il a été conçu alors que Trump ne s’était pas encore lancé en politique.

Que raconte Vance ?

Un déclassement social : il décrit l’impact de la désindustrialisation et la perte d’emplois ouvriers dans la Rust Belt. Malgré les succès économiques d’Obama pour sortir le pays des conséquences de la crise financière de 2008, la reprise a laissé de côté une partie de la classe ouvrière, générant de la frustration et un sentiment d’abandon par les “élites” politiques traditionnelles. On peut noter que Biden a fait le même constat et bâti sa campagne victorieuse de 2020 et sa politique économique à la Maison Blanche autour de cette frustration. Lui aussi dénonce à l’occasion ceux qu’il appelle les “élites” et s’appuie sur une forme de populisme économique comme je le racontais ici.

Un déclassement culturel : dans son récit, Vance décrit une insécurité culturelle parmi la classe ouvrière blanche -la peur que l’Amérique ne soit plus l’Amérique- complétée par une impression d’incompréhension de la part des “élites” culturelles et médiatiques. C’est pour cela que les guerres culturelles (les “Culture Wars”) menées par les conservateurs et reprises par leurs relais médiatiques sont essentielles pour comprendre la montée en puissance de Trump.

Une méfiance envers les “élites”: une Amérique qui se sent impuissante et méprisée par un “establishment” qui n’est pas attentif à cette double angoisse sociale et culturelle, parfois même négligent ou méprisant (comme lorsque Clinton en 2016 traitait la moitié des électeurs de Trump de “deplorables”, de “pitoyables). Cette méfiance rendait le statut d’outsider de Trump et sa promesse de “drain the swamp” (“vider le marécage” de Washington) particulièrement attrayants pour ces électeurs.

. Un affaissement des structures sociales traditionnelles : Vance décrit la dégradation de la structure familiale et ses effets sur le corps social. Cette perte de repères contribue à un sentiment de chaos et de perte de contrôle, et éclaire d’une lumière différente la promesse de Trump de retour à une supposée grandeur d’une Amérique fantasmée, le “Make America Great Again”. “Again”, c’est aussi la nostalgie d’une Amérique sépia, traditionnelle, aux structures sociales plus rigides. Une Amérique qui n’aurait pas été profondément transformée par les révolutions culturelles depuis les années 60. Avant le droit à l’avortement, avant l’égalité des droits pour les femmes, les minorités ethniques ou sexuelles. Avant le vertige d’une partie de cette Amérique blanche qui aperçoit dans les chiffres de la démographie qu’elle deviendra minoritaire dans la population au tournant du siècle.

Je ne sais pas si Donald Trump a lu ce livre, mais je vous encourage à le faire.

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Mise à jour : quelques heures après le choix de J.D. Vance comme candidat à la vice-présidence, son livre Hillbilly Elegy -publié en 2016 et déjà vendu à plus de deux millions d’exemplaires- occupe les deux premières places des meilleures ventes du Amazon américain, en édition originale reliée et en poche.

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Philippe Corbé

Journaliste / Auteur du roman "Cendrillon est en prison" et des essais "J’irai danser à Orlando" et "Roy Cohn, l’avocat du diable" chez Grasset