Le moment Harris

Philippe Corbé
9 min readJul 29, 2024

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L’élan de son début de campagne va dépendre de son choix pour la vice-présidence. Shapiro favori, mais l’hypothèse Buttigieg monte.

Manuel Balce Ceneta / Associated Press

Tant de choses ont changé en une semaine, depuis le retrait de Joe Biden, l’annonce de son soutien à Kamala Harris et le ralliement quasi immédiat de tout le parti démocrate autour de la vice-présidente. La guerre de succession n’aura pas lieu car les démocrates ont considéré qu’ils ne pouvaient se la permettre à une centaine de jours d’un scrutin où Donald Trump est favori.

La campagne Harris annonce plus de 200 millions de dollars de dons en une semaine, les deux tiers d’entre eux venant d’Américains qui n’avaient pas précédemment donné à Biden.

170 000 personnes se sont inscrites pour être volontaires. Les campagnes américaines ne se jouent pas seulement à coups de centaines de millions pour des achats d’espaces publicitaires mais aussi par la capacité à déployer beaucoup de militants sur le terrain dans les États bascule.

Alors que Biden était totalement largué sur les réseaux, et notamment TikTok, Harris a pu reprendre l’avantage sur la campagne Trump, avec l’aide de célébrités comme Beyoncé, qui lui permet d’utiliser une de ses chansons, “Freedom”, comme hymne de campagne.

Depuis que la chanteuse britannique Charlie XCX a posté que Harris est “brat”, beaucoup de tiktokeurs pensent que nous sommes entrés dans le Summer of Brat. Si vous avez un ado, il sait peut-être ce qu’est être “brat”, sinon je vous laisse explorer les décryptages sérieux du Wall Street Journal et du New York Times, mais on peut résumer brat par cette définition donnée par la chanteuse : “Tu es juste cette fille qui est un peu désordonnée et qui dit parfois des bêtises, qui se sent bien dans sa peau mais qui peut aussi avoir une dépression tout en continuant à faire la fête. C’est honnête, direct et un peu volatile. C’est ça, Brat.

On aaussi aperçu Harris dans la finale de RuPaul’s Drag Race enregistrée avant le retrait de Biden.

Les premiers sondages sont plutôt encourageants pour Harris, et même inespérés pour les démocrates qui observaient Biden s’enfoncer, paniqués par une issue inéluctable. Un sondage Ipsos sorti par ABC News ce dimanche confirme une amélioration spectaculaire de la cote de popularité de Harris.

19–20 juillet : Popularité : 35 % / Impopularité : 46 %

26–27 juillet : Popularité : 43 % / Impopularité : 42 %

En dix jours, elle est passée d’un ratio négatif de -11 à un ratio positif de +1. Dans le détail, chez les indépendants (qui ne sont enregistrés ni comme démocrates ni comme républicains), elle avait un déficit de -19, elle est maintenant à +4.

Au cours de la même période, l’image de Trump se dégrade, en comparaison à l’enquête faite quelques jours après la tentative d’assassinat.

19–20 juillet : Popularité : 40 % / Impopularité : 51 %

26–27 juillet : Popularité : 36 % / Impopularité : 52 %

Pour dire les choses plus simplement, il y a maintenant plus de sondés qui ont une opinion favorable de Harris que de sondés qui en ont une opinion défavorable. Trump a désormais 16 % de plus de gens qui ont de lui une opinion défavorable qu’une opinion favorable.

Bref, il y a un élan, un momentum comme disent les Américains.

Ce moment Harris peut-il durer au-delà d’une semaine, aller jusqu’à la convention dans trois semaines et même au-delà ? Cela dépendra de son choix de vice-président, qu’elle prévoit de nommer dans les dix prochains jours.

La même étude Ipsos pour ABC News nous montre que le choix de J.D. Vance ne porte pas Trump pour l’instant, au contraire :

19–20 juillet : Popularité : 25 % / Impopularité : 31 %

26–27 juillet : Popularité : 24 % / Impopularité : 39 %

Moins d’un quart des sondés en ont une opinion favorable mais ceux qui en ont une opinion défavorable passent de 31 % à 39 % en dix jours, depuis la convention pendant laquelle il a été désigné. Plus les Américains le connaissent, plus ils en ont une opinion défavorable, comme je le racontais ici il y a quelques jours. Il est depuis l’objet de nombreux mèmes sur les réseaux avec des photos de chats (référence à ses déclarations moqueuses sur les démocrates sans enfants comme Kamala Harris qui seraient des “dames à chats” aigries).

Le choix de Harris est crucial, même si peu d’Américains déterminent leur vote en fonction du candidat à la vice-présidence. Mais ce choix colore la campagne dans sa dernière ligne droite.

. Il peut permettre de compenser tel ou tel point de faiblesse.

Exemple : en 2008, Obama choisit Biden, qui a déjà passé 36 ans au Sénat, pour rassurer ceux qui le jugent trop peu expérimenté.

. Il peut adresser un message à telle ou telle catégorie de la population qui peut se reconnaître davantage dans le numéro 2 que dans le numéro 1.

Exemple : quand Biden choisit Kamala Harris en 2020, il hésitait avec d’autres femmes noires, renforçant ses positions dans deux électorats essentiels pour les démocrates.

Comme je l’avais raconté ici, Donald Trump, en choisissant Vance, a préféré électriser sa base plutôt que de l’élargir, ce qu’il aurait pu faire avec le sénateur de Floride Rubio, un Latino, qui aurait pu consolider un électorat républicain plus classique.

. Attention, si ce numéro 2 est trop dissemblable du candidat à la présidence, alors le choix du vice-président peut affaiblir le ticket.

Exemple : en 2008, le candidat républicain McCain voulait prendre son ami et collègue du Sénat, Joe Lieberman, ancien démocrate devenu indépendant, pour adresser un message de modération. Ses stratèges politiques l’en ont dissuadé, et lui ont suggéré de choisir une femme pour concurrencer la première historique que serait l’élection du premier président noir. Ils ont finalement décidé de miser sur la gouverneure de l’Alaska Sarah Palin, qu’ils connaissaient mal et qui s’est révélée rapidement être beaucoup plus conservatrice que McCain et incontrôlable en campagne. McCain avait probablement déjà perdu dès l’été 2008, mais ce choix audacieux s’est retourné contre lui et a renforcé Obama.

Alors qui ?

J’ai évoqué ici dès le jour du retrait de Biden les noms des potentiels vice-présidents pour Harris.

La liste s’est affinée, on peut dire qu’il y a désormais quatre favoris à faire campagne sur les médias américains.

1. Josh Shapiro, gouverneur de Pennsylvanie. Celui qui gagnera la Pennsylvanie gagnera l’élection, c’est l’État bascule le plus important, et il y est très populaire. Il pourrait aider Harris à contredire les critiques des républicains sur la délinquance (il a été procureur général de l’État) et sur Israël (il serait le premier juif à la vice-présidence, il est d’ailleurs surnommé par certains le « Obama juif »). Il pourrait attirer des indépendants et même des républicains modérés. Il est aujourd’hui le favori, très bon communicant, même s’il est resté plus discret que d’autres candidats ces derniers jours.

2. Mark Kelly, sénateur de l’Arizona, dont j’évoquais ici le parcours remarquable : ancien pilote de l’US Navy, ancien astronaute, époux de Gabby Giffords, une ancienne élue au Congrès gravement handicapée après un attentat qui est devenue une activiste du contrôle des armes à feu. Il pourrait aider Harris à désamorcer les critiques des républicains sur l’immigration et la frontière (l’Arizona, état bascule, est à la frontière mexicaine, et Kelly a des positions plus fermes que celles de beaucoup de démocrates). Lui aussi est un modéré qui pourrait attirer un électorat du centre ou même du centre droit. Mais c’est un piètre orateur, moins efficace en interview et son départ du Sénat rendrait plus difficile le contrôle de cette chambre où il y a ce jour autant de démocrates que de républicains (les démocrates ont la main parce que la vice-présidente Harris peut voter comme présidente du Sénat et donc faire basculer la majorité, mais c’est fragile). Sa cote a plutôt baissé ces derniers jours.

Deux autres noms circulent davantage qu’il y a une semaine, deux hommes très présents dans les médias ces derniers jours et qui ont notamment brillé dans les émissions politiques ce dimanche :

3. Tim Walz, gouverneur du Minnesota, un état qui n’a pas voté pour un président républicain depuis 1972 mais où Trump pense qu’il peut l’emporter, car il partage certaines caractéristiques des trois états bascule de la Rust Belt : Wisconsin, Michigan, Pennsylvanie. Il fait souvent campagne avec une veste de chantier. L’atout de Walz, c’est qu’il permettrait de rallier côté démocrate un électorat modéré, plus âgé, qui était rassuré par Biden mais qui peut être sensible à la caricature que les républicains font de Harris. Oh mon dieu, une femme, noire et asiatique, de l’état très progressiste de Californie, trop à gauche, trop woke, trop ceci, trop cela. Comprenez, une menace pour l’électorat blanc modéré du milieu de l’Amérique.

Sur CNN ce dimanche il était très efficace (et très drôle) pour dédramatiser un certain nombre de politiques sociales mises en place par les démocrates que Trump dénonce comme de l’extrême-gauche.

Dans cette vidéo de 2023 devenue virale, il moquait affectueusement le choix de sa fille d’être végétarienne. C’est une conversation qui doit exister dans de nombreuses familles américaines.

4. Pete Buttigieg, ministre des Transports, que j’évoquais déjà ici, est un vétéran et candidat à la primaire de 2020. Il est également le premier ministre ouvertement homosexuel. Ancien maire dans l’état conservateur et industriel de l’Indiana, il est désormais installé dans l’état voisin d’où est originaire son mari, l’état bascule du Michigan.

L’atout de Buttigieg, c’est qu’il est le meilleur, et de loin, pour faire tourner les républicains en bourrique, pour porter le message de la campagne Harris auprès des Américains conservateurs auxquels les démocrates ne s’adressent plus assez, et sur des plateaux où les démocrates ne s’aventurent guère.

Il fallait le voir ce dimanche dans l’émission politique de Fox News désamorcer habilement toutes les critiques des républicains, les unes après les autres, et porter des messages que les téléspectateurs de Fox n’entendent jamais. Une masterclass.

Sur les mensonges de Trump.

Sur la personnalité de Trump

Sur la délinquance et l’immigration.

Pete Buttigieg, qui n’est pas le favori de cette course à la vice-présidence, fait implicitement campagne et a accordé un entretien très intéressant à un podcast du New York Times où il évoque un argument nouveau contre Trump.

Les démocrates répètent que Trump est une menace pour la démocratie et ils vont continuer à le faire. Mais Buttigieg ajoute que le moment est venu de faire renaître un parti républicain plus classique, la possibilité d’un retour à la normale pour un électorat conservateur lassé par Trump :

Battre Donald Trump la première fois en 2020 a mis fin à son mandat, mais cela n’a pas mis fin à son emprise sur le Parti républicain. Le battre deux fois aurait, je pense, un effet différent sur beaucoup de personnes au sein du Parti républicain qui savent qu’il ne faut pas le soutenir. Il va à l’encontre de leurs valeurs aussi, pas seulement des miennes, mais ils l’ont suivi parce qu’ils pensent que c’est le chemin vers le pouvoir.

En cela, Buttigieg se positionne comme le plus féroce opposant à J.D. Vance s’il l’affrontait lors du débat entre les candidats à la vice-présidence. Il est particulièrement cruel concernant le n°2 de Trump, qui le traitait autrefois de “Hitler de l’Amérique”:

En privé, le comparant à Hitler, et maintenant, faisant volte-face pour le soutenir — tout cela éclate finalement s’ils réalisent que s’attacher à Donald Trump ne détruit pas seulement leur caractère ; cela détruit leur accès au pouvoir.

Buttigieg est le choix que suggère Mike Murphy, stratège républicain mais anti-Trump, qui a conseillé dans le passé John McCain et Mitt Romney, les candidats républicains aux présidentielles de 2008 et 2012. Il considère que “Buttigieg est le plus fort”, “le meilleur athlète politique”, grâce à cette efficacité redoutable de communication pour retourner les arguments des républicains. Il vient du Midwest industriel et il est “le choix stratégique le plus intelligent” selon Murphy.

Et c’est là où je dois citer mon mari (il est américain). Il pense que Harris, qui cherche à devenir la première femme présidente, ne fera jamais le choix “stupide” (je le cite) de choisir le premier candidat à la vice-présidence ouvertement homosexuel pour ne pas effrayer un électorat modéré traditionnel. Mon mari, comme beaucoup, pense que Harris choisira Shapiro.

Murphy pense au contraire que le choix audacieux de Buttigieg permettrait d’accentuer le contraste avec Trump et son slogan qui promet un retour à une supposée grandeur du passé. Harris installerait cette élection autour de l’enjeu passé contre futur, avec un message de confiance sur sa capacité à l’emporter.

L’idée qu’il serait temps de tourner la page de Trump.

Harris répète ces derniers jours en campagne la phrase “We’re not going back” (nous n’allons pas revenir en arrière) repris par ses partisans lors de ses réunions publiques.

Dans le sondage ABC News/Ipsos que je citais plus haut, Buttigieg est celui qui a la meilleure cote de popularité, 29 %, loin devant Kelly à 22 % et Shapiro à 17 %. Le gouverneur de Pennsylvanie demeure le choix le plus probable, car il augmente les chances de gagner cet état indispensable.

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Philippe Corbé

Journaliste / Auteur du roman "Cendrillon est en prison" et des essais "J’irai danser à Orlando" et "Roy Cohn, l’avocat du diable" chez Grasset