Comment votre vision du monde vous influence sans que vous le sachiez

Et pourquoi c’est très inquiétant

Jonathan Sabbah
6 min readOct 24, 2017
Peinture de la grotte de Lascaux, autour de — 15 000/20 000 ans

Que voyez-vous sur cette fresque peinte il y a 20 000 ans ?

Moi, j’y vois naïvement une sorte d’homme qui vient de se faire percuter par un bison et s’apprête à tomber sur un oiseau.

Mais pour certains chercheurs, loin de montrer un bête accident de chasse, ce tableau représenterait en fait une illustration du passage dans l’autre monde. L’oiseau y symbolisant la délivrance de l’âme de l’homme !

Un peu gros non ? À l’école, je me rappelle avoir souvent été un peu gêné par les études sur la préhistoire. Comment nos chercheurs modernes pourraient-ils savoir ce que les premiers hommes avaient en tête sur la base de seulement quelques peintures et d’une poignée de vases cassés ? Pour Yuval Noah Harari l’auteur de Sapiens, une passionnante enquête sur toute l’histoire de l’humanité, les théories des chercheurs sur nos ancêtres en disent bien plus sur leurs propres préjugés que sur la spiritualité des hommes des cavernes.

Ces théories sont donc en quelque sorte un immense test de Rorschach.

Que voyez-vous sur cette tache d’encre ? Un papillon de nuit, une chauve-souris ou bien un ange sans tête

Du nom de son concepteur le psychiatre suisse Hermann Rorschach, ce test de personnalité nait dans les années 20. Il permet de mieux cerner les individus qui y sont soumis en analysant leurs libres interprétations d’une dizaine de taches d’encre. Pour caricaturer si en regardant une tache donnée vous voyez des papillons ou des petits cœurs, vous ne serez pas diagnostiqué de la même façon que si vous visualisez très clairement une pile de cadavres. Malgré son âge, le test est encore utilisé aujourd’hui et fait donc partie de l’attirail des psychologues modernes.

Mais d’après moi il serait bien dommage de limiter l’analyse à-la-Rorschach aux seules interprétations de taches d’encre. N’importe quel type de support peut être pertinent : chiffres, évènements, textes, taches de café et mêmes peintures préhistoriques ! Dans mes précédents articles, j’ai exposé trois ensembles de données se prêtant facilement à des interprétations :

Impacts de bombes — Mesure de corps humain — Lettres hébraïques dans la Bible
  • Les positions des impacts de bombes allemandes sur Londres
    Dans cet article, je montrais que la position des bombes (bien que lancées au hasard sur la ville) donnait une fausse impression de logique. Loin d’être objective, cette impression était directement influencée par notre opinion de la stratégie employée par les lanceurs de bombes. Certains Londoniens de l’époque croyaient l’ennemi très en avance techniquement et donc capable de mener des frappes chirurgicales. Ainsi pour eux, si de larges zones de la ville restaient intactes, c’était la preuve que des espions s’y cachaient. Et comme dans un test à taches d’encre, la façon dont ils ont interprété les positions des bombes en dit davantage sur leur idée de la stratégie allemande que sur la stratégie allemande.
  • L’ensemble des chiffres (distance, ratio, etc.) dans le corps humain, l’architecture et la nature
    Ici il était question du rôle du Nombre d’Or dans la perception de la beauté. La logique était la suivante : un élément était jugé beau, on le mesurait dans tous les sens, et miracle le fameux nombre se dévoilait. On louait donc cette logique universelle qui apparaissait mystique, voire surnaturelle. En réalité plus l’on adhère aux explications ésotériques, plus on va avoir tendance à voir le fameux nombre partout et à attribuer sa présence à des forces mystérieuses.
  • L’ensemble des lettres composant la Bible hébraïque
    Dans cet article, on faisait connaissance avec un journaliste vantant la présence de messages prophétiques dans l’Ancien Testament. On avait montré que les messages « cachés » dans un texte aussi long que la Bible sont si nombreux qu’ils couvrent une quantité immense de sens différents. On pouvait alors choisir de ne voir que ceux qui ont « prédit le passé » et crier au miracle. Là encore plus on témoigne d’une croyance en des forces divines, plus on va sélectivement retenir les messages qui justifient la croyance préétablie.

Ainsi, votre interprétation d’un ensemble de données en dit beaucoup sur vous. Elle est directement influencée par votre vision du monde, précisément comme dans un test de Rorschach.

Qu’est ce que l’effet Rorschach ?

Imaginons la situation suivante :

  1. Vous croyez ou avez une forte présupposition en un phénomène X, par exemple des forces surnaturelles.
  2. Votre vision du monde vous conduit à voir dans un ensemble de données, comme le code secret de la Bible, la confirmation de ce phénomène X.
  3. Vous êtes d’autant plus sensible à ces données qu’elles semblent confirmer votre avis initial.
  4. Vous ignorez ou minimisez tous les indices qui indiquent que ça pourrait être faux, fidèlement à la méthode d’Alice au pays des Merveilles dont j’avais déjà parlé précédemment.
  5. Votre croyance dans le phénomène X est décuplée.
    La preuve ! Vous l’avez vu dans l’ensemble de données.

C’est ce que j’appelle l’effet Rorchash*.

Pourquoi c’est dangereux ?

L’exemple le plus flagrant se trouve chez les conspirationnistes.

Les prendre pour des illuminés stupides est une erreur, car s’ils ont des croyances dogmatiques, ça n’est pas par bêtise. C’est parce qu’en interprétant tout évènement à la lecture d’un complot, leur croyance dans ce dernier se renforce. Ceux qui lisent assidûment les sites complotistes (ou excessivement partisans…) ne souhaitent pas s’informer, mais cherchent plutôt à confirmer leurs croyances. Un peu comme si l’Internet leur hurlait : « Vos peurs sont justifiées ! »

Et les savants ne sont pas en reste !

Dimitri Gutas, professeur d’études islamiques à l’université de Yale, a décrit l’effet Rorchash dans le milieu universitaire avec acuité :

« On semble toujours partir d’une idée préconçue de ce que la philosophie arabe devrait dire, puis se concentrer exclusivement sur les passages qui paraissent étayer ce préjugé, corroborant ainsi ce dernier sur la base même des textes. »
— D. Gutas

Quand on traite différemment les informations selon leur niveau de compatibilité avec nos préjugés, on s’enferme dans nos croyances.

Et c’est d’autant plus vrai pour les génies. S’ils sont capables de comprendre les problèmes scientifiques, mathématiques ou philosophiques les plus pointus, ils peuvent aussi être totalement aveugles aux évidences. Notamment quand les théories sur lesquelles ils ont bâti leurs carrières sont remises en question.

L’effet Rorschash dans votre vie quotidienne

Cet effet est très répandu, mais agi toujours inconsciemment ! Si vous regardez un reportage sur l’accueil des migrants, vous et un oncle aux affinités politiques éloignées des vôtres y verrez des histoires bien distinctes. Et c’est comme ça que des conclusions opposées peuvent être tirées d’une même série d’évènements.

Le mot de la fin

Par nature, nous supposons que tout ce qui arrive obéit à une certaine logique. Malheureusement nous n’avons accès qu’aux évènements qui se produisent, mais rarement aux règles sous-jacentes. C’est pourquoi nous exprimons le besoin de les deviner en interprétant les données dont nous disposons. Notre esprit étant habité par une certaine vision du monde, l’interprétation va s’en ressentir. Et par conséquent, cette dernière nous renseigne sur notre vision du monde.

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