Les « bullshit jobs » ou le labeur à son paroxysme

Série d’été | « Les figures de l’ouvrage » (2/9) | David Graeber

Mon nouveau livre Du Labeur à l’ouvrage. L’artisanat est le futur du travail va paraître le 18 septembre prochain aux éditions Calmann-Lévy.

Les quelques semaines qui précèdent sont l’occasion, à travers cette série d’été, de vous faire découvrir les auteur.e.s qui m’ont influencée dans l’écriture de ce livre. J’en ai sélectionné neuf, et j’ai décidé de les appeler les « figures de l’ouvrage ». Ces neuf personnalités éclairent chacune à leur manière, par leur vie et leurs idées, le chemin qui reste à faire du labeur à l’ouvrage.

Après le premier épisode consacré à Barbara Ehrenreich, voici le second, sur David Graeber. Viendront ensuite Silvia Federici, Henry George, Jane Jacobs, John Ruskin, Mariana Mazzucato, William Morris et Hilary Cottam.

Une expression provocatrice touche une corde sensible

J’ai découvert David Graeber en 2013, l’année où a été popularisée l’expression « bullshit job » (« boulot à la con »). Cet anthropologue anarchiste américain, professeur à la London School of Economics, aime la provocation. Sa première diatribe sur les bullshit jobs, intitulée « Le phénomène des bullshit jobs », a été publiée en août 2013 dans Strike! Magazine, une revue en ligne radicale. Graeber était bien loin d’imaginer l’effet que produirait son article. Dans les semaines qui ont suivi, plus d’un million de lecteurs se sont connectés sur le site de Strike!. L’article a été traduit dans plus de dix langues et l’expression bullshit job a commencé à être utilisée partout. Il avait visiblement touché une corde sensible.

Des instituts de sondage se sont alors emparés du sujet. YouGov a sondé les Britanniques en reprenant les expressions et le postulat de Graeber. 37% des répondants du Royaume-Uni ont affirmé avoir un « boulot à la con », et 13% ont déclaré ne pas exclure cette possibilité. Un sondage identique aux Pays-Bas a révélé que 40% des salariés néerlandais pensent que leur travail n’a aucune raison d’exister. Graeber a déclaré plus tard que ces chiffres allaient bien au-delà de ce qu’il avait imaginé avant de publier son article.

Dans un ouvrage récent, Graeber propose cette définition :

Un boulot à la con est un boulot si inutile, absurde, voire néfaste, que même le salarié ne peut en justifier l’existence, bien que le contrat avec son employeur l’oblige à prétendre qu’il existe une utilité à son travail. Ceux qui occupent ces boulots à la con sont souvent entourés d’honneur et de prestige ; ils sont respectés, bien rémunérés (…). Pourtant, ils sont secrètement conscients de n’avoir rien accompli. (…) Ils savent que tout est construit sur un mensonge.

Avec cette définition, on comprend que le bullshit job, c’est avant tout quelque chose que l’on ressent. La question n’est pas de savoir si oui ou non, il existe des emplois économiquement inutiles et si les entreprises font des dépenses inutiles et absurdes. Non, ce qui est intéressant, c’est que tant d’emplois soient perçus comme absurdes par les travailleurs eux-mêmes. Les mots de Graeber ont touché de nombreuses personnes parce qu’ils révèlent une souffrance au travail que l’on ne soupçonnait pas chez les travailleurs « privilégiés » de l’économie de la connaissance — ceux-là mêmes qui sont en général bien payés, à l’abri du besoin et dans des contrats salariés à durée indéterminée.

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Pourquoi cette souffrance ? L’un des éléments les plus pertinents de la définition de Graeber concerne le mensonge que ces travailleurs s’infligent au travail. Ils se sentent obligés de prétendre être ce qu’ils ne sont pas. Ils font semblant de croire à ce qu’ils font. Parfois, ils font même semblant de travailler. Pour aller travailler, ils doivent porter un masque, se déguiser en croyant. (On retrouve cette idée du « masque » au travail dans les travaux de Frédéric Laloux que je mentionne également dans mon livre).

Une autre explication est à chercher du côté du « syndrome de l’imposteur ». Les titulaires de bullshit jobs « sont souvent entourés d’honneur et de prestige ; ils sont respectés, bien rémunérés (…). Pourtant, ils sont secrètement conscients de n’avoir rien accompli. » Ils affrontent la peur secrète d’être démasqués. Et si on se rendait compte qu’ils ne servent à rien ?

Le phénomène bureaucratique

Les bullshit jobs sont également intimement liés à une autre source de souffrance : la bureaucratie. Le « phénomène bureaucratique » : c’est le titre d’un livre écrit par Michel Crozier en 1963, devenu un grand classique de la sociologie des organisations. À partir de deux études sociologiques initiales menées aux chèques postaux et à la Seita (c’étaient les années 1960), Crozier décrit de manière scientifique le mécanisme de la bureaucratie. Il explique que le phénomène bureaucratique repose sur la formalisation des relations humaines. Des règles impersonnelles et des routines, censées protéger les individus des conflits, provoquent une déshumanisation du travail.

Dans un autre livre, intitulé The Utopia of Rules: On Technology, Stupidity, and the Secret Joys of Bureaucracy, Graeber reprend le thème de Crozier, avec une empathie toute moderne. Il explique que si le mot « bureaucratie » est moins utilisé aujourd’hui qu’il y a 40 ans, le phénomène est, quant à lui, toujours plus massif et déshumanisant. La plupart de nos entreprises sont, dit-il, d’immenses machines bureaucratiques conçues pour cartographier et contrôler les processus et produire des formulaires.

Au cours des deux siècles qui viennent de s’écouler, nous avons assisté à une explosion de la bureaucratie : depuis 30 ou 40 ans en particulier, on observe que les principes bureaucratiques se sont étendus à tous les aspects de notre existence. (…) La multiplication de ces boulots à la con apparemment vides de sens est continue.

Voici, ci-dessous, un article sur le sujet, rédigé il y a quelques années, dans lequel j’explique comment on passe de la bureaucratie à la « bureaupathologie » : « Parce que la forme bureaucratique a fait ses preuves, elle s’est rapidement étendue à presque toutes les organisations. Dès la fin du XIXe siècle, les grandes entreprises, notamment les banques, ont toutes copié les modèles de l’administration publique. Les couches hiérarchiques et les formulaires y sont légion. Très vite, les sociologues des organisations ont mis en évidence les dérives de cette forme d’organisation, dont le formalisme entraîne une lourdeur et une rigidité de l’action, parfois même un accaparement du pouvoir par les bureaucrates. »

Le phénomène bureaucratique a créé beaucoup de « boulots à la con ». Ceux-ci sont certes « utiles » du point de vue de l’organisation bureaucratique. Mais ils sont aliénants et vides de sens pour ceux qui les occupent. Ces emplois leur paraissent trop éloignés d’une finalité qu’ils peuvent s’approprier et qui leur inspire de la fierté. Ils se demandent pourquoi ils travaillent.

La valeur du travail

Pourquoi notre société (et le marché) rémunèrent-t-ils plus un consultant ou un avocat d’affaire qu’une institutrice, un éboueur ou une infirmière ? Pourquoi celles / ceux qui apportent le plus de valeur ont-ils moins de valeur économique ? Graeber donne du grain à moudre à tous ceux qui s’interrogent sur l’avenir du capitalisme.

Espérant choquer son lectorat, Graeber cible « les consultants RH, les responsables de communication, les avocats d’affaires, les lobbyistes » — tous ces travailleurs qui passent leur temps de comités en réunions « sans jamais faire quoi que ce soit ». Ce faisant, il critique un système capitaliste qui récompense avant tout les travailleurs qui « détruisent de la valeur ». De façon provocatrice, Graber explique que l’utilité d’un emploi est inversement corrélée au niveau de rémunération de celui qui l’occupe. Plus un emploi est utile, plus sa rémunération est faible, comme le montrent les cas des infirmières, des professeurs, des professionnels de la petite enfance, ou encore des femmes de ménage (métiers par ailleurs majoritairement exercés par des femmes).

Les sondages montrent que ceux qui occupent ces emplois réputés « utiles » (infirmières, institutrices, éboueurs) ne souffrent pas du sentiment de perte de sens qui affecte ceux qui pensent avoir des bullshit jobs. Ils / Elles souffrent certes de pauvreté, de fatigue, de mauvais traitements, ou encore du manque de reconnaissance. Mais ils se plaignent rarement de ce sentiment de vacuité et d’imposture dont parlent si souvent de nombreux travailleurs en col blanc. C’est comme si le sens au travail devait se payer par de la pauvreté, de la précarité ou un manque de considération. On ne pourrait pas trouver du sens dans son travail et, en plus, être bien payé et valorisé socialement !

Quand j’étais professeur à l’Education nationale, je ne souffrais pas de « perte de sens ». En revanche, je me plaignais régulièrement de mon salaire trop bas. Combien de fois ne m’a-t-on pas dit, de manière implacable, comme si la discussion devait forcément s’arrêter là : « Mais c’est un métier à vocation ! ». Le concept (par ailleurs très douteux) de la « vocation » semble être une réponse à la question de la valorisation économique. Le sens est la récompense pour les travailleurs « utiles ».

On parle souvent de « vocation » à propos des infirmières, des professeurs, des instituteurs, et même, parfois, des aides à domicile. Au sens étymologique, la vocation est un appel (du latin vocare, appeler), qui a longtemps désigné l’appel à l’engagement religieux. S’il désigne aujourd’hui aussi l’appel à toute autre mission particulière que ressentent certaines personnes, le mot a néanmoins gardé une connotation spirituelle et religieuse, même dans notre société laïque. Le métier « à vocation » trouve sa récompense dans ce qui est au-delà des conditions de son exercice.

Derrière la dégradation des conditions d’exercices des métiers d’infirmier, il n’y a pas que des questions budgétaires. Pour Graeber, cette dégradation s’explique aussi par la perte de sens de tous les autres travailleurs qui n’exercent pas ces métiers. Ceux qui ont des « boulots à la con », consciemment ou inconsciemment, jalousent ceux qui trouvent du sens à leur travail. Ils contribuent ainsi à empêcher que ces métiers soient davantage valorisés.

On peut contester les interprétations provocatrices de Graeber. Mais ses écrits mettent en lumière de manière intéressante les grands problèmes du monde du travail d’aujourd’hui : la « crise de sens » des cols blancs, la question de la valorisation du travail, l’augmentation des inégalités de revenus et de la précarité… et la crise du recrutement dont se plaignent de nombreuses entreprises. Elle s’expliquerait d’une part par un manque de sens pour les métiers les mieux rémunérés et, d’autre part, par un manque de rémunération pour les métiers qui donnent un fort sentiment d’utilité. Graeber fournit donc un éclairage précieux sur le labeur d’aujourd’hui.

Rendez-vous la semaine prochaine pour le troisième épisode de cette série : « Le travail au prisme du féminisme néo-marxiste » (Silvia Federici).

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Laetitia Vitaud
Du Labeur à l’ouvrage. L’artisanat est le futur du travail

I write about #FutureOfWork #HR #freelancing #craftsmanship #feminism Editor in chief of Welcome to the Jungle media for recruiters laetitiavitaud.com