3. Représenter sa pratique du design

Puisque la pratique design outrepasse tout projet de caractérisation figée, la question de la représentation semble paradoxale. Peut-on encore représenter la pratique design ?

En l’absence constatée d’éléments substantiels récurrents se présentent diverses difficultés : la diversité des définitions de la représentation, l’identification des signifiants représentables de la pratique et les moyens pour les représenter. Il s’agit alors de définir précisément la représentation et ses enjeux pour ensuite se projeter dans l’élaboration
d’un instrument de visualisation.

3.1. Définitions et état des lieux de la représentation

« Représenter » signifie rendre présent, faire objet de la représentation. Également, « re-présenter » signifie redoubler, intensifier la présence, comme acte de représenter, réactualiser. La représentation est alors une manière de rendre perceptible, sensible quelque chose. Une représentation est le signifiant d’un objet signifié et se réfère nécessairement à lui. Dans le cadre de la pratique du design, il ne va pas de soi de représenter ce qui est fuyant, mobile, dynamique. Plus encore, nous venons de constater que la pratique du design est sans définition stricte, complexifiant ainsi la démarche de représentation.

Figure 26. Représenter et re-présenter

— 3.1.1. Critique du projet représentationnel

Le projet représentationnel est alors sujet à une critique évidente. Le mythe de Theuth de Platon révèle la célébration de la parole (phonème) et le refus de l’inscription dans la grille artificieuse (graphème), la lettre inventée par le démon Theuth. L’écrit fige la parole volante, « l’esprit s’enlise et s’aliène ». Le souvenir n’est plus su puis retenu (je me souviens de), mais est renouvelé par l’écriture (je me reprojette dans).

Figure 27. Du souvenir (je me souviens) à l’écriture (je me reprojette)

La représentation est perçue comme un profond changement dans la culture, la politique et les échanges sociaux. J.J. Rousseau considère même la graphie comme l’origine des troubles de la société et prône la voix, la parole pour communiquer à une Assemblée et pour une communauté. Pourtant, comme évoqué précédemment, la représentation permet de déléguer la fonction mémorielle au sein de l’inscription mnésique. La connaissance est inscrite sur un support et est réactualisée non pas par sa remémorisation mais par sa consultation.

Figure 28. En consultant la connaissance inscrite, la réactualisation est directe

Chaque représentation éclaire un cheminement de la pensée — un processus de réflexion — et est un signifiant qui déclenche des mécanismes de l’esprit et des schèmes opératoires faisant le lien avec le vécu du sujet et avec d’autres connaissances de l’esprit.

Figure 29. La connaissance inscrite convoque d’autres connaissances et des schèmes

Ainsi, en représentant une partie de ses connaissances, le sujet peut créer et manipuler des associations d’idées de manière sensible — avec ses sens, la vue, le toucher — tout en opérant de manière récursive une boucle entre ce qu’il ressent et ce qu’il sait.

Figure 30. Échange permanent entre les connaissances et les ressentis

Nous allons donc expérimenter la représentation de la pratique à travers un instrument numérique.

— 3.1.2. Représenter l’absent

Les inscriptions et les traces sont considérées comme des résidus issus du détachement entre le signifiant et le signifié, « les traces ou les empreintes postulent nécessairement l’absence, un oubli contre lequel elles luttent mais que, du fait même, elles reconnaissent et aussitôt élargissent ».

Figure 31. La trace et l’inscription, entre le signifiant et le signifié

La représentation de ces inscriptions et de ces traces, elles-mêmes signifiantes d’une interaction du sujet avec un support, est alors à optimiser afin de ne pas dégrader la ressource par une succession de degrés d’interprétation : il s’agira de créer des symboles de signifiants. Un des aspects de notre recherche sera la conception rationnelle d’une dimension interprétative supplémentaire, un double décodage inhérent à l’instrument pour signifier les inscriptions et les traces elles-mêmes signifiants de connaissances et d’actions. Le sujet nécessitera alors l’apprentissage d’un langage visuel propre à l’instrument.

Figure 32. Relations entre symboles, inscriptions/traces et connaissances/activité

— 3.1.3. Enjeux de la représentation

La représentation scientifique a plusieurs finalités. D’abord, la représentation traduit en un autre langage : par exemple, un morceau joué au piano est transcrit symboliquement en partitions, notes, portées et accords. La donnée d’origine audible est désormais lisible et se transmet par écrit.

Figure 33.Conversion d’un signal sonore en un langage écrit ;
paradoxalement, ici, la représentation du signal sonore
est déjà une conversion en un langage visuel

Chaque son est représenté par un signe qui évoque en même temps une temporalité (blanche, noire, croche, double-croche…) : le signe est polysémique et l’apprentissage du langage (solfège) est nécessaire. De la même manière, le champ des mathématiques utilise des signes pour représenter des constantes, des modèles et des notions complexes : « E = mc2 » signifie qu’une énergie de masse vaut le produit d’une particule de masse par le carré de la vitesse de la lumière. La représentation rationalise et rend intelligible en utilisant le langage par une traduction de phénomènes en un langage scientifique.

Figure 34. Processus de la représentation

De cette traduction naît la découverte par la représentation. Le tableau de Mendeleiv a permis, par la représentation dans un tableau des éléments chimiques connus, de comprendre et de trouver par systématisme d’autres éléments par la suite. La représentation permet une autre grille de lecture et de compréhension, en découvrant et en exploitant des nouvelles propriétés de l’objet.

— 3.1.4. La représentation au sein de l’instrument

Notre instrument a pour vocation d’inciter à une posture réflexive par le réfléchissement de la pratique du designer. Les phénomènes caractéristiques de cette pratique extraits du réel seront représentés au sein d’une interface avec laquelle le designer pourra interagir. En manipulant l’instrument, le sujet va expérimenter, annoter, manipuler des données et transformer sa pratique réelle par l’interaction avec les représentation des composantes de sa pratique. Certes, la représentation sera limitée, mais offrira un support de réflexivité reflétant partiellement l’activité. Dans notre recherche, l’instrument est le reflet et non le cœur de l’activité. C’est un espace de réflexion et d’interaction, qui n’accompagne que le cours de la pratique mais en aucun cas ne définit sa finalité ou le contenu des traces et inscriptions qui le compose. De la même manière, l’instrument utilisé sans pratique parallèle n’a aucun intérêt sinon pour consulter les pratiques archivées.

L’instrument utilisera un langage propre afin de représenter les signifiants des traces et des inscriptions. Nous allons alors nous appuyer sur des méta-modèles permettant de systématiser la représentation. Nous utiliserons les définitions de trace modélisée ou m-trace, de modèle de m-trace et d’éléments observés dits obsels théorisées par Yannick Prié. Un élément observé, simplifié par le néologisme obsel, représente tout ou partie d’une activité tracée.

Il est constitué d’une date de début et d’une date de fin le situant dans le temps de l’activité, d’un sujet, d’une typologie commune à d’autres obsels de la même activité, et d’un ensemble d’attributs le spécifiant. Ce méta-modèle générique est fortement dépendant de l’activité elle-même définie par un modèle de m-trace. Ce modèle de m-trace définit la manière de représenter le temps et les sujets, liste les types d’obsels enfants et pour chaque type décrit entre autres les types d’attributs possibles. Nous définirons dans la partie suivante les types d’obsels ainsi que le modèle de m-trace propre à notre recherche, qui évolueront au cours de nos expérimentations.

Puisque nous ne pouvons représenter exhaustivement sa pratique du design, nous allons représenter des composantes caractéristiques récurrentes de cette pratique. Nous allons alors proposer une définition rationnelle du design qui s’appliquera à notre recherche, portant sur l’existence systématique des traces et inscriptions dans la pratique du design.

3.2. Que représenter de la pratique du design ?

Notre constat est que la représentation stricte de la pratique du design n’est pas applicable car cette dernière est complexe, convoque des ressources hétérogènes non prédictibles et ne dispose pas de définition rigoureuse dessinant ses contours. La pratique du design ne peut donc être représentée que par des éléments la constituant. Afin d’élaborer un instrument de visualisation de sa pratique, il nous faut définir les obsels potentiels par l’analyse des éléments statistiquement récurrents de plusieurs activités design. Prié distingue trois typologies d’éléments liés à l’expérience du sujet que nous pouvons utiliser : les fonctions corporelles, les éléments de contexte et les marques de l’activité. Nous excluons les fonctions corporelles (rythme cardiaque) et limitons les éléments de contexte (environnement sonore, champ de vision) aux expérimentations afin de nous concentrer sur les marques de l’activité au sein de l’instrument.

Nous ne parcourrons pas l’intégralité des éléments concevables au cours d’une pratique mais nous dresserons une liste arbitraire. Pour cela, le choix des activités étudiées sera issu de mes expériences personnelles de designer d’interaction appuyé d’une riche base de données de différents processus design. Nous allons ainsi étudier respectivement le cahier des charges, l’objectif de l’activité, le designer, les inscriptions, les traces de l’activité et l’auto-documentation de la pratique.

— 3.2.1. Le cahier des charges

Avec ou sans commanditaire, le cahier des charges s’impose dans certaines pratiques comme le point de départ de la réflexion. Il permet de cadrer l’activité et de donner des directives tout en affirmant les contraintes à prendre en compte et l’objectif à atteindre. Dans les situations de co-réflexion, ces informations permettent de construire à partir d’un ensemble commun. Cependant, le cahier des charges n’est pas systématiquement présent : des démarches design se déroulent sans cahier des charges initial. Aussi, sa structure n’est pas constante : il n’y a pas de grille d’écriture ni de modèle prédéfini. Enfin, le cahier des charges est un ensemble d’informations que l’activité peut redéfinir au fil de la pratique : il n’est pas un postulat certain prédéterminant l’orientation de la réflexion. Cependant, puisque ces informations initiales évoluent au cours de la pratique, en partie grâce à une posture réflexive requestionnant les principes fondamentaux de l’activité, le cahier des charges est une entité pertinente à intégrer dans l’instrument. Toutefois, si ce document existe au format numérique, son contenu enrichit la pratique du design au même titre que les autres inscriptions générées par le sujet. Représenter le cahier des charges au sein de l’instrument est donc envisageable, sans distinction typologique particulière avec les autres inscriptions de l’activité. Nous pourrons cependant envisager dans les expérimentations un principe de labellisation conférant une sémantique à ce document et lui attribuer, si la pratique le suggère, une distinction particulière et un type d’obsel précis.

— 3.2.2. L’objectif de l’activité

La majorité des pratiques est motivée par l’objectif de l’activité, défini ou non par un cahier des charges. Cet objectif peut être qualifié par une problématique à résoudre, une vision à atteindre, une situation ou un usage à améliorer. Tout comme le cahier des charges, il peut évoluer au cours de l’activité. Précisons que l’objectif présuppose ou ne présuppose pas la nature de l’objet final : l’issue de l’activité est une application, un produit, un service, une affiche, un événement voire reste ouverte et sans type. L’objectif peut n’être qu’une indication sur l’orientation de la nature de l’objet voire peut ne pas encadrer la qualification du livrable. Au sein de notre instrument, l’objectif serait lui aussi représenté par une inscription au sein d’un document : nous appliquerons d’abord le principe de labellisation puis nous nous questionnerons au cours des expérimentations sur la pertinence de l’ajout de méta-données comprenant potentiellement l’objectif de la pratique. Ces méta-données deviendraient des attributs du modèle de trace Activité. De même, il existe différentes typologies de design (design d’espace, design graphique, design sonore, motion design, design produit, design de mode, etc.) qui caractérisent à petite ou grande échelle la pratique. La typologie de la pratique courante pourrait être interprétée par un algorithme par l’analyse sémantique des traces de l’activité mais ne servirait pas à la réflexivité de l’instrument : le sujet aura donc le choix de préciser ou non cette information dans une inscription supplémentaire ou en attribut du modèle de trace Activité.

— 3.2.3. Le designer, sujet de l’activité

Nous supposons que le designer, sujet de l’activité, est présent dans la totalité des actions de l’activité étudiée au sein de notre recherche : il est au cœur de sa pratique, il entretient la dynamique de la réflexion par ses capacités à collecter, interpréter, associer, synthétiser et concevoir. Si le sujet est moteur de la dynamique de l’activité, alors il s’agit d’intégrer le reflet de ses actions au sein de l’instrument comme point de départ pour la représentation de sa pratique. Cependant, il est difficile d’extraire précisément ce que le sujet apporte au sein de l’activité, ni en quoi il contribue. Les mécanismes mentaux d’assimilation et de traitement des données ne sont pas accessibles ; de même, on ne peut pas répertorier l’ensemble des informations captées par le sujet (input) : seules les informations sortantes et les résultats communiqués ou médiés des opérations mentales (output) sont pragmatiquement disponibles.

— 3.2.4. Les inscriptions numériques

Pour extérioriser ses connaissances, le sujet les inscrit intentionnellement sur un support externe autre que lui-même et fait trace de ses réflexions et de ses recherches. L’inscription mnésique est alors la représentation de sa connaissance, le signifiant d’un schème qui se réinterprète pour redevenir connaissance. Se confrontant aux autres inscriptions, elle génère de la matière et une dynamique de production pour engager une nouvelle réflexion. L’ensemble des inscriptions d’une activité permet alors de refléter une dimension majeure de la pratique, que nous allons considérer dans l’instrument comme entités principales. Pour ce faire, nous allons décrire précisément les caractéristiques de l’inscription afin de définir celles qui nous concernent dans notre cadre de recherche.

D’abord, une inscription est soit dépendante d’un support tangible (croquis papier), soit enregistrée dans un format numérique (fichier texte). Nous nous intéresserons exclusivement aux inscriptions numériques, qu’elles le soient par nature — génération par un outil numérique — ou par numérisation d’une inscription tangible. Nous admettons alors une perte non négligeable d’informations inscrites sur support tangible pourtant utilisées par le sujet au cours de l’activité : le cadre de notre recherche est sciemment limité afin d’approfondir spécifiquement la pertinence d’un instrument de visualisation et de manipulation des composantes de la pratique, et s’inscrit dans une dynamique de recherche ouverte aux contributions futures.

Les inscriptions peuvent être de natures différentes : textes, images dont des textes numérisés, tableaux, schémas, contenus multimédias (vidéos, audios), etc. Dans un premier temps, nous collecterons toutes les inscriptions numériques dans un même modèle de trace Inscription sans distinction de leurs natures puis nous déclinerons des types d’obsels propre à chaque typologie d’inscription.

Ensuite, les inscriptions numériques peuvent être sauvegardées en ligne sur des serveurs décentralisés (sur le cloud) ou en local sur un espace de stockage personnel : nous supposons que le sujet interagit indifféremment de l’emplacement des fichiers ; seules les propriétés propres de chacun, qui ne nous concernent pas dans notre recherche, incitent le sujet à les utiliser (partage et collaboration, confidentialité des données, organisation des fichiers).

Sur un support numérique, le sujet inscrit sa connaissance via des outils numériques : traitement de texte, outil de traitement d’image, outil de cartographie, de schématisation ou de prototypage, etc. Ces mêmes outils déterminent la possibilité d’action : nous les représenterons conjointement aux inscriptions générées, comme filtre d’affichage mais également comme structure organisationnelle (visualisation des inscriptions par outil, méta-données associées aux outils, micro-interactions). Leur intelligibilité conditionnée par le support choisi, les inscriptions ont des objectifs différents : de la simple prise de notes pour mémoriser une information à la synthèse d’éléments de veille en passant par la production de livrables de communication, la liste des typologies des objectifs reste ouverte et est, dans certains cas, subjective. Nous ne nous intéresserons pas à la reconnaissance systématique de ces typologies mais nous laisserons la possibilité au sujet d’ajouter cette méta-donnée via l’instrument s’il le souhaite comme attribut de l’obsel.

Au cours de notre recherche, nous ne prendrons pas en compte la dimension collaborative des inscriptions : si le sujet contribue à une inscription existante créée par un autre sujet, l’inscription sera alors représentée dans l’instrument dès lors que notre sujet aura interagit a minima avec celle-ci.

— 3.2.5. Traces de l’activité design

Le sujet interagit alors avec des outils, d’une part pour inscrire sa connaissance et d’autre part pour récolter de la connaissance. En effet, on peut consulter diverses ressources numériques (sites web, réseaux sociaux, échanges par mail) qui enrichissent la réflexion du designer : ce sont alors des traces d’une activité. Comme nous l’avons précisé précédemment, il n’est pas possible de lister l’ensemble des inputs, qu’ils soient directement ou indirectement liés à l’activité ; cependant, nous allons prendre en compte les informations numériques entrantes consultées par le sujet selon un premier degré de fidélité (recherches par mots-clés liés à l’activité, liens hypertextes entrants ou sortants d’une inscription). Nous expérimenterons la convocation d’un second degré de fidélité des ressources numériques consultées (ressources tierces sans lien direct avec l’activité, inspiration, influence, récurrence au cours de l’activité design) où le sujet aura à juger de la pertinence de celles-ci au sein de l’instrument (validation, ajustement ou suppression). Nous pouvons à priori émettre une critique de cette modération : toute action, tout événement vécu, toute situation rencontrée au cours ou en parallèle de l’activité transforme le sujet et sa manière de réfléchir, d’assimiler, de comprendre. Ainsi, l’intégralité de son vécu singularise sa pratique alors influencée en permanence. Permettre au sujet d’infirmer la pertinence d’une ressource numérique dans le cadre de l’activité est donc fondamentalement incorrect. Cependant, nous ciblons ici un instrument réflexif destiné au designer lui permettant de manipuler les entités qui sont en rapport avec sa pratique : représenter l’intégralité de son vécu, donc la complexité du réel, n’a aucun sens puisque nous souhaitons suggérer une posture réflexive grâce aux phénomènes caractéristiques de sa pratique du design.

Grâce à l’instrument de recherche que nous introduirons par la suite, nous serons capable de révéler des micro-interactions entre le sujet et ses outils grâce aux traces. Ainsi, nous pourrons convoquer les statistiques du sujet (temps passé à modifier une inscription, utilisation successive de plusieurs outils, réactualisation d’une trace au cours de la pratique, espaces de travail multiples convoquant des documents ouverts actifs ou inactifs) pour varier la représentation des entités. Cependant, nous devons admettre par avance l’inexactitude absolue de ces statistiques. En effet, la dimension numérique de la pratique coexiste avec la dimension réelle : les événements survenant dans la vie réelle (interruption d’activité, pause, distraction, détachement du support numérique) faussent les données collectées. Dans ce cas, nous allons restreindre la collecte de ces traces à la présence interprétée du sujet : lorsque des événements numériques (events) seront détectés (actions sur les touches du clavier, gestuelles, mouvements et actions du curseur), alors les traces seront prises en compte. Cependant, les traces collectées ne seront temporellement pas modifiées : ainsi, une interruption d’activité sera représentée par une absence de trace dans l’instrument sur la durée de l’événement, il n’y aura pas d’ellipse chronologique. La sensibilisation à ces comportements par la représentation dans l’instrument entre en compte dans la posture réflexive. Toutefois, nous n’explorerons pas davantage la reconstitution exhaustive de l’activité du sujet puisque ce n’est pas le cœur de notre recherche.

— 3.2.6. Auto-documenter sa propre pratique

Enfin, puisque l’instrument est réflexif, nous proposons en plus de la collecte des traces et des inscriptions la possibilité d’auto-documenter la représentation de sa pratique par l’annotation. Ces méta-données permettront de renforcer la dimension réflexive de l’instrument et d’inscrire les méta-connaissances du sujet. Nous pouvons questionner la complexité causée par l’ajout d’une dimension sémantique supplémentaire : nous générons ainsi des inscriptions dépendantes de notre instrument. Cependant, ces inscriptions renforceront la rationalisation de chaque pratique (et non pas de « la pratique » en général) et l’appropriation de l’instrument par le designer. De plus, le sujet aura le loisir d’auto-documenter ou non selon son usage de l’instrument pour inscrire sa démarche réflexive dans l’action.

De la pratique du design, nous allons alors convoquer les inscriptions numériques du sujet en lien avec l’activité, analyser les traces statistiques de son activité et intégrer les annotations du sujet sur sa propre pratique. Nous pourrons ainsi réfléchir cette pratique et interagir avec. Pour collecter les inscriptions et les traces, nous allons exploiter un outil de recherche existant nous délestant des contraintes et des enjeux techniques de traçage de l’activité.

3.3. « Traces », outil de traçage de l’activité

Nous utiliserons Traces, un outil de recherche développé par Adam Rule, chercheur au Design Lab de l’Université de Californie à San Diego, et Aurélien Tabard, chercheur au laboratoire d’informatique LIRIS en interaction homme-machine (IHM) et tuteur de ce mémoire. Ce logger est une réécriture du programme open-source Selfspy permettant d’enregistrer en continu l’activité d’un individu sur son ordinateur et est utilisé notamment pour la visualisation de son activité personnelle. L’outil enregistre les informations sur la fenêtre active et les fenêtres ouvertes dans l’espace de travail, leur position et les applications associées dans une base de données. Les événements d’interaction de type click, scroll, key sont également collectés et nous permettent d’interpréter les micro-interactions entre le sujet et ses inscriptions.

Traces collecte aussi des captures d’écran régulières comme traces visuelles réexploitables. Dans le cadre de notre recherche, nous allons explorer la base de données de Traces, contenant en partie les traces et les micro-interactions avec les inscriptions que nous souhaitons intégrer à notre instrument réflexif. Nous pouvons ainsi qualifier notre instrument de système à base de traces modélisées (SBTm) puisque les traces collectées seront représentées dans l’instrument.

Notre protocole de recherche implique l’existence de traces et d’inscriptions liées à une pratique du design. C’est pourquoi le software Traces sera déployé sur le poste de travail de différents designers afin de collecter une diversité de pratiques ainsi que leurs données. Cependant, le principe de collecte systématique admis, nous ne nous contraindrons pas à n’exploiter que des données réelles : nous simulerons au besoin la production de traces.

3.4. Les moyens de la représentation au sein de l’instrument

Pour représenter ces « inscriptions canoniques temporellement orientées », divers moyens sont à qualifier. En effet, la signification des inscriptions est conditionnée par les propriétés du support : le support ajoute de l’intelligibilité à l’inscription. Nous proposons une théorisation succincte des moyens de représenter chaque entité individuellement (texte, icône, aperçu). Nous allons étudier ici la représentation des inscriptions, des traces et des annotations au sein de l’instrument en définissant chaque modèle de m-trace.

Toute inscription, trace ou annotation résulte d’un phénomène opéré dans le réel (interaction avec un support). Chacune de ces entités est alors un fait temporel avec un début, une durée et une fin — la durée pouvant être considérée comme nulle lorsque la différence entre le début et la fin est insignifiante, le fait est alors instantané. Nous pouvons ainsi inscrire ces entités selon une logique temporelle, par exemple sur une chronologie. Voyons maintenant les modèles de l’inscription, de la trace et de l’annotation.

— 3.4.1. Modèle de l’obsel « Inscription »

L’inscription numérique se caractérise principalement par son contenu. Ce contenu peut être un texte, une image, un média audiovisuel voire un hybride. Nous résumons le contenu à ce qui est sensible, ce qui est perceptible par les sens (principalement la vue, l’ouïe ou le toucher aujourd’hui par le numérique). Pour représenter cette inscription, nous pouvons utiliser une icône symbolisant la typologie de l’inscription (icône image, icône texte…) ; cependant, il est impossible de la définir précisément à cause des hybrides. Un croquis annoté combine texte et images, un document texte combine texte, images et vidéos. C’est pourquoi, pour toute inscription qui donne à voir (document visuel, texte, image, vidéo, contenu interactif), nous pouvons extraire un aperçu ou snapshot de cette inscription. Ainsi, l’aperçu représente l’inscription à un temps donné et joue un rôle de synecdoque. Aussi, la représentation de l’inscription par son aperçu, bien que limitée, peut permettre au sujet d’interpréter directement son contenu sans niveau d’interprétation supplémentaire. Pour les inscriptions audios, nous pourrions représenter le spectre du contenu : nous préférerons ici une icône permettant d’unifier les contenus et nous expérimenterons l’écoute du fichier au survol de cette icône afin d’égaler l’aperçu visuel des autres fichiers.

Chaque inscription numérique est générée ou est manipulée par un outil numérique, un logiciel ou une application : nous pouvons inscrire cette dépendance au sein de l’obsel Inscription en tant qu’attribut app. Nous pourrons ainsi proposer l’affichage des représentations des inscriptions selon leur app en tant que filtre visuel. Nous expérimenterons également la surimpression de l’icône de l’app sur celle de l’inscription. L’icône ou l’aperçu de l’inscription peut être complété par un intitulé : nom du fichier de l’inscription, mot-clé, description succincte. Notre outil de traçage pourra extraire selon l’app un intitulé, que le sujet pourra éditer dans notre instrument.

— 3.4.2. Modèle de l’obsel « Action »

Dans notre recherche, une trace correspond au témoin d’une activité. Notre recherche définit le sujet de l’instrument comme étant le sujet de toutes les activités et interactions. L’interaction est qualifiable en nommant l’événement convoqué : clic, scroll, édition, ouverture de fichier, fermeture de fichier. L’objet de l’interaction est un outil, une app, permettant d’interagir avec une ressource ou avec une inscription. Ainsi, nous révélons une relation entre l’obsel Inscription et l’obsel Action.

Figure 35. Relation entre l’obsel « Inscription » et l’obsel « Action »

Différents degrés d’interaction et donc de trace sont à expliciter. Un premier niveau définit les actions d’état de l’espace de travail : ouvrir et fermer un fichier, créer et modifier une inscription. Un second niveau définit les micro-interactions avec l’espace de travail : événements clic, scroll, drag’n’drop, tap d’une touche de clavier. Nous nous intéresserons davantage au premier niveau statuant de l’évolution de l’espace de travail et de chaque fichier : ces traces seront des relations entre les états des inscriptions. Le second niveau pourra être intégré pour des statistiques détaillées et au besoin au focus d’une inscription (vue individuelle).

Figure 36. Différents degrés d’interaction

— 3.4.3. Modèle de l’annotation

Le contenu d’une annotation sera défini par le sujet : notre recherche propose le texte comme type de contenu, nos expérimentations étudieront l’ajout de ressources audiovisuelles. Dans notre instrument, l’annotation va s’ancrer à un instant ou à une phase de la pratique, mais pourra également être associée à une entité de la chronologie : annotation d’une inscription ou d’une trace. Dans ce cas, l’annotation sera l’enfant sémantique de l’entité. Nous représenterons les annotations en superposition des entités mais elles seront visibles grâce à un filtre d’affichage au sein de l’instrument. Aussi, l’ajout et l’ajustement d’annotations constitueront les principales manipulations du sujet envers l’instrument.

— 3.4.4. Organisation des entités au sein de la représentation de la pratique

Toute pratique du design s’inscrivant dans une activité se déroule dans le temps. Nos inscriptions et nos traces sont donc naturellement caractérisées par un critère temporel que nous pouvons retranscrire dans l’instrument. Une organisation chronologique permet de refléter la pratique en simulant le flux de génération, de modification et de consultation des entités. Grâce à cette représentation, le sujet peut facilement identifier les états successifs de sa propre pratique dans le temps.

Figure 37. (à gauche) Organisation chronologique (paysage)
(à droite) États successifs de l’activité et de chaque entité dans le temps

Cependant, en considérant la démarche réflexive que le sujet souhaite engager avec cet instrument, il doit avoir la possibilité de suivre l’évolution d’une entité dans le temps. Il s’agit alors d’aligner verticalement les événements d’une même entité : nous proposons une organisation chronologique sur l’axe horizontal et ordonnée sur l’axe vertical. Ainsi, les états successifs sont perceptibles à un niveau micro (sur chaque entité) et à un niveau macro (sur la pratique).

Figure 39. (à gauche) Organisation chronologique et ordonnée
(à droite) États successifs de l’activité et de chaque entité dans le temps

Nous profiterons des possibilités de l’instrument numérique et des paramètres de visualisation pour définir la granularité du temps. Nous expérimenterons différentes vues : par jour, par heure, par semaine, en affichant toutes les inscriptions ou en en isolant certaines.

Nos représentations, individuellement structurées, sont organisées entre elles dans l’instrument. Selon leur disposition, nous conditionnons la manière de les comprendre et de réfléchir la pratique. Ainsi, le designer peut visualiser les composantes de sa pratique et motiver une posture réflexive.

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