Projet de recherche : design et démocratie (Partie 3)
Identifier les maux qui rongent notre démocratie pour mieux la redessiner
Climat actuel
Le climat que nous vivons actuellement en France voudrait que nous abandonnions à la fois la démocratie et nos droits citoyens pour préserver la République. Il semblerait qu’en période de crise, nous devions hypothéquer notre statut de patrie des Droits de L’Homme, pourtant mondialement reconnu. S’il faut à tout prix préserver la République au détriment de notre citoyenneté, c’est bien que son état est grave. Les instances étatiques, en organisant ainsi les priorités démocratiques, jouent probablement leur dernière carte. La mort d’une telle idéologie peut susciter, à priori, le découragement, la perte des sens civiques et la démobiisation.
RICOEUR, Paul. Philosophie, éthique et politique. Seuil. Paris : Seuil, 2017, 232 p.
Bien au contraire, il faut voir dans cet essoufflement des horizons bouchés qu’il appartient aux seuls citoyens de redessiner. Comme l’a dit le philosophe Koselleck, la conscience historique des individus ou des communautés qu’ils composent est le fruit du contraste entre un horizon d’attentes dans lequel chacun se projette et un espace d’expériences au sein duquel nous sommes enracinés.
KOSELLECK, Reinhart. Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques. Nouvelle édition. Paris : EHESS, 2016, 400 p.
Pour autant, ce sentiment est loin d’être injustifié. Il se fonde sur les faiblesses de notre démocratie et les dérives qu’elles engendrent. Communautarisme et isolement, ignorance et surcharge d’informations, usurpation et sollicitations démocratiques à la demande sont autant de maux qui détériorent notre horizon politique dans son ensemble, nous faisant peu à peu perdre espoir en ses capacités fédératrices.
Fictions
Comme l’explique Clément VIKTOROVITCH, trois fictions reposent à la base de l’histoire de notre démocratie.Tout d’abord, voter pour une personnalité à un instant précis revient à un accord à sens unique pour toute la durée du mandat. Ensuite, voter pour une personnalité signifie être d’accord avec l’entièreté de son programme. Enfin, la personnalité est élue majoritairement par la nation qu’elle représente. Cette troisième fiction ignore les phénomènes de barrage, de choix par défaut, de bords divers mixés et de compromis idéologiques.
VIKTOROVITCH, Clément. La démocratie est-elle menacée ? Chronik. 17 octobre 2019. Le Badaboum, Paris 11. https://debat.paris.fr/home/2932/rencontre/9679
La première fiction est de penser que notre vote lors d’une élection nous fait automatiquement consentir à tous les actes et choix du candidat soutenu pour la durée de son mandant. Si cette hypothèse était vérifiée, aucun institut de sondage n’aurait inventé la cote de popularité. Mais nous sommes bien loin de la réalité. Le vote citoyen désigne des représentants, qui agissent, plaisent et déplaisent, écoutent ou n’écoutent pas leurs électeurs sans jamais avoir aucun compte à rendre. Le vote est une immunité offerte par les citoyens et non la preuve de leur confiance.
La seconde fiction, conséquence directe de la première, est de croire que l’on approuve l’ensemble du programme du candidat pour lequel on vote, ou l’ensemble du candidat porteur du programme que l’on souhaite soutenir. Mais les programmes politiques, surtout en campagne, sont facettés et s’adressent à des populations riches et variées. Impossible, cependant, de s’exprimer sur une partie plus faible ou moins en accord avec ses croyances et ses convictions politiques. Le programme figé impose une norme du tout ou rien.
La troisième et dernière fiction, fruit des deux premières, est de présumer qu’un représentant, lorsqu’il est élu, est reconnu par l’ensemble des citoyens qu’il est censé représenter. Par définition, la majorité ne peut incarner l’ensemble. Cette manière, très binaire, de considérer le vote, empêche toute subtilité d’interférer avec la légitimité populaire du candidat élu.
Le sentiment général qui se dégage de ces trois fictions démocratiques est que les citoyens sont sollicités, plus ou moins fréquemment, sans vraiment être écoutés. S’il n’y a pas d’égalité politique au sein de notre république, les élections sont simplement le reflet des inégalités de la démocratie qui l’emploie. Ce constat est d’autant plus douloureux lorsqu’on rappelle la place du peuple au cœur de sa nation : il est, avec le territoire et l’organisation publique, l’un des trois éléments constitutifs d’un État. Lawrence LESSIG définit la démocratie comme étant l’égalité des citoyens dans un système politique égalitaire. Or, aujourd’hui, nous avons à la fois l’apparence d’une démocratie et ses rituels, sans jouir de la moindre égalité.
#DATAGUEULE. Démocratie(s) ?. YouTube, 4 mai 2018 [4 octobre 2019]. https://www.youtube.com/watch?v=RAvW7LIML60
Idéologies, ignorance, surplus d’informations et inertie
L’économiste Esther DUFLO pointe du doigt une menace sociale de notre époque. Elle affirme que nous courons un risque, en tant que société moderne, si nous décidons de nous en remettre à ce qu’elle appelle les trois i : l’idéologie, l’ignorance et l’inertie. L’idéologie fait naître des approches réductrices. Si une idéologie faisait l’unanimité et si elle avait été adoptée massivement, elle serait déjà connue. Une idéologie peut conduire à choisir un régime politique plutôt qu’un autre, alors même que l’essentiel n’est pas la question du choix du régime politique à définir, mais la qualité du service que l’on souhaite offrir. L’ignorance altère les diagnostics, et donc la lucidité lors d’une résolution. Ainsi, c’est la qualité même de la décision qui est touchée. L’ignorance peut entraîner le mauvais calcul du choix des priorités. L’inertie, enfin, est l’acceptation silencieuse du décalage dans un monde en perpétuel mouvement. Aujourd’hui, il est impossible de promouvoir l’immobilisme, fautif, dans un monde qui se déplace continuellement. L’inertie, conclut Esther DUFLO, est incarnée par les décisions remises à demain, qui seront d’autant plus difficiles à prendre.
SERVAJEAN, Claire. Repenser la pauvreté avec Esther Duflo. France Inter, 1 décembre 2017 [22 octobre 2019]. https://www.franceinter.fr/emissions/une-semaine-en-france/une-semaine-en-france-01-decembre-2017
MAUROT, Élodie. Esther Duflo : « Nous devons comprendre comment les pauvres raisonnent ». La Croix, 15 février 2012 [22 octobre 2019]. https://www.la-croix.com/Actualite/Economie-Entreprises/Economie/Esther-Duflo-Nous-devons-comprendre-comment-les-pauvres-raisonnent-_EP_-2012-02-15-768662
DE FILIPPIS, Vittorio. Esther Duflo « L’extrême pauvreté peut être endiguée ». Libération, 21 septembre 2010 [22 octobre 2019]. https://www.liberation.fr/futurs/2010/09/21/esther-duflo-l-extreme-pauvrete-peut-etre-endiguee_680465
De leur côté, les médias ne peuvent plus parler de politique comme s’ils étaient les témoins passifs d’un spectacle distant. Au contraire, qu’ils soient traditionnels ou d’un genre nouveau, les médias doivent impliquer leurs publics comme s’ils faisaient le récit des événements d’une arène de jeux antique, auxquels l’audience peut participer. Il est essentiel que l’ensemble des canaux d’informations participent à la mise en démocratie continue, qui consiste à indiquer à tous les citoyens les nombreux endroits et moments où ils peuvent prendre part au débat et participer aux politiques publiques. Le rôle des groupements médiatiques, forts de leurs formats variés et des populations qu’ils touchent en conséquence, est de simplifier la vie en démocratie.
Car aujourd’hui, la censure a changé de visage. Ce n’est plus la pénurie qui sévit, mais l’abondance. Sous le torrent continu d’informations insignifiantes, plus personne ne sait où puiser les messages intéressants, ni comment. En publiant un perpétuel flot de nouvelles inutiles et décontextualisées, les médias obstruent la visibilité des renseignements les plus importants. Et lorsque des annonces essentielles parviennent à la surface, elles se retrouvent instantanément enfouies sous le bruit médiatique ambiant.
Comme l’expriment admirablement bien Yannick HAENEL, François MEYRONNIS et Valentin RETZ : « Plus personne n’est nourri. Dans nos sociétés, les gens sont gavés, et pourtant cette abondance ne dissimule que la faim. »
HAENEL Yannick, MEYRONNIS François, RETZ Valentin. Tout est accompli. Grasset & Fasquelle. Paris : Grasset, 2019, 368 p.
Umberto ECO évoque, dans son ouvrage Chroniques d’une société liquide, le même phénomène de saturation : « Je ne pense pas que toute la faute en revienne à l’école. Je crois que les raisons sont autres, qu’elles sont dues à une forme permanente de censure que jeunes et adultes subissent. Je ne voudrais pas que le mot censure n’évoque que de coupables silences : il existe une censure par excès de bruit. »
ECO, Umberto. Chroniques d’une société liquide. Librairie générale française. Paris : Grasset, 2017, 552 p.
Cette exubérance informative et médiatique est le résultat d’une mobilisation permanente de l’attention. Constamment bombardés d’informations, nous subissons une homogénéisation du temps, sorte de temps permanent du bruit. Dépourvu de rythme, loin des cycles naturels, le temps, invariablement liquide, est assourdissant.
Communautarisme
La planétarisation entraîne une rupture au sein des populations, il serait donc utile de revenir à des échelles plus humaines, locales, de proximité. Dans un monde socio-économique globalisé, il est devenu impossible d’être national et isolé. Ce qu’il nous faut à présent, ce sont des réponses globales. Pourtant, il est possible d’observer partout les conséquences de la juxtaposition de différentes populations sur un même territoire, brassées par notre écosystème global : chaque population a sa propre culture, son histoire, ses dieux et ses morts. Pas évident, dans ce contexte complexe, de mélanger harmonieusement tant d’individus si éloignés.
HAENEL Yannick, MEYRONNIS François, RETZ Valentin. Tout est accompli. Grasset & Fasquelle. Paris : Grasset, 2019, 368 p.
À l’origine de nombreuses frustrations, les echo chambers, l’un des fléaux silencieux d’Internet. Les echo chambers reposent sur une équation simple de l’entre-soi : les mêmes convictions, exposées et répétées en vase clos, invitent à la radicalisation. Ce phénomène peut être observé lorsqu’un groupe partage un avis sans avoir la chance d’être enrichi par d’autres points de vue. Sous la pression du point de vue dominant, le plus radical du groupe, car équipé des arguments les plus construits et des convictions les plus fermes, de nouvelles idées extrêmes sont facilement adoptées.
WEINBERGER, David. Too big to know. Réimpression. New York : Basic Books, 2014, 256 p.
« L’une des choses que nous voulons, c’est de passer plus de temps en compagnie de gens qui pensent comme nous, et moins de temps avec ceux qui se révèlent différents de nous», explique Zygmunt BAUMAN. Il ajoute que les opérateurs Internet ont bien compris cette envie, et y répondent avec promptitude : Internet est bâti pour nous offrir plus de même, quel qu’il soit et pour nous épargner du différent. Plutôt que de respecter sa promesse, qui était d’étendre notre monde, Internet l’a rétréci, en nous proposant de nous retirer dans les tréfonds de la similitude et du familier.
BAUMAN, Zigmunt. Retrotopia. Premier Parralèle. Paris : Premier Parralèle, 2019, 246 p.
Ezio MANZINI ajoute que ce phénomène est décuplé par l’arrivée massive de services démocratiques numériques. Cette démocratie numérique invite chacun à dire ce qu’il pense, mais n’offre aucune occasion viable de cultiver sa pensée en examinant celle des autres. La confrontation à d’autres opinions est limitée, esquivée. La complexité est ignorée, au profit de celui qui crie le plus fort, de celui qui parvient à réduire son discours à la longueur d’un message comptant autant de caractères qu’il n’aura fallu de secondes pour le concevoir. Dans le même temps, les espaces de discussion publique se meurent, remplacés par de courtes émissions où chaque sujet est effleuré avant de passer au suivant. Cette démocratie numérique qui nous est proposée est donc une démocratie superficielle, dont les citoyens échangent des opinions simplifiées et peu fondées et où les discussions se font entre personnes qui pensent de la même manière, empêchant toute ouverture d’esprit.
MANZINI, Ezio. Politics of the Everyday. Ezio MANZINI. London : Bloomsbury Visual Arts, 2019, 152 p.
Démocratie à la demande
La démocratie se défait dans sa pratique et dans son langage. Pourtant, calculer, dans une région donnée ou à l’échelle d’un pays la perte du sens civique et l’amour de la démocratie et de la citoyenneté ne sont pas aisés. Le Gouvernement, conscient de ce désamour, a mené une enquête par le biais de l’organisme France Stratégie, et publié un rapport sur le sujet en décembre 2018 pour tenter de comprendre les origines de cette méfiance démocratique. Contrairement à Amin MAALOUF, qui estime que l’accumulation des chiffres et des faits ne permettrait pas de saisir cette montée du rejet politique populaire[47], France Stratégie espère, en publiant un tel rapport, dresser une liste non exhaustive de pistes pour construire de nouvelles dynamiques de confiance entre institutions publiques et citoyens.
MAALOUF, Amin. Le naufrage des civilisations. Grasset & Fasquelle. Paris : Grasset, 2019, 336 p.
AGACINSKI, Daniel. Expertise et démocratie — faire avec la défiance. France Stratégie, décembre 2018, 194 p.
En pleine crise identitaire et citoyenne, la démocratie subit la culture de l’instantané. Lors d’un rassemblement à but consultatif ou participatif, nombreux sont les participants qui viennent uniquement pour tenter de régler leurs problèmes individuels, sans jamais prendre de recul pour apprécier le système dans son ensemble. Tout est question d’intérêts privés et la mentalité adoptée par les citoyens est similaire à l’attitude employée face à un SAV. Nous faisons face à un état d’esprit d’un genre nouveau, où la démocratie et les pouvoirs citoyens sont invoqués exclusivement quand nous en avons besoin à titre individuel. Ce comportement est aux antipodes des valeurs que véhicule la démocratie, qui se revendique comme outil du quotidien, à employer en permanence et en communauté, que cela soit à notre avantage ou que cela nous bouscule. Le service public est de plus en plus considéré comme un objet de consommation, sorte de principe du service public à la demande. L’implication citoyenne, autrefois pérenne et impliquée, est aujourd’hui volatile et désintéressée.
Affaibli, critiqué, dénoncé, boudé, l’État n’est plus en capacité de fédérer et de protéger. La bannière de la nation censée tisser des liens est fragilisée. Plutôt que de se rassembler autour, beaucoup s’en écartent, abordant le même comportement qu’avec un individu malade.
Tant dans notre relation au présent que dans notre rapport à la démocratie, il nous semble interdit d’échouer. Nous disposons, en tant que communauté démocratique, du droit à l’échec. Intégrer les notions de droit à l’erreur et au tâtonnement encouragera les initiatives inattendues et novatrices et mettra en avant une mentalité plus aventureuse, où les propositions, même infructueuses, concourent à la construction d’une victoire commune.
L’État, comme l’ensemble des institutions et acteurs publics, doit, par le soutien et l’accompagnement de nouveaux modes de pratiques démocratiques, tisser de nouveaux liens avec ses citoyens. Il est nécessaire de faire évoluer la typologie de ces liens. Autrefois centralisés, actuellement décentralisés, nous devons tendre vers des liens distribués où les relations favorisent la répartition égale et juste du pouvoir entre l’ensemble des parties. L’univers des télécommunications, au fil des avancées technologiques et des nouveaux modes de partage, est déjà passé par là. Au tour de la démocratie et de la politique, à présent, d’évoluer pour adopter ce schéma organisationnel d’avenir.
SOBIESZCZANSKI, Marcin. Pionniers des réseaux distribués. Hermès, la revue, mars 2011, n°61. https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2011-3-page-221.htm#
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