PARTIE 1 — Intérêt renouvelé pour la pensée des designers

Le Design Thinking est-il du design ? (2/…)

éléonore sas
Le Design Thinking est-il du design ?
11 min readApr 14, 2022

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D’après la photographie de Tingey Injury Law Firm.

Dans les années 1960, le monde académique occidental s’intéresse particulièrement à la partie thinking du design, soit à ce qui est alors appelé la « pensée design ». Certains chercheurs soutiennent qu’il existe un mode de pensée propre au designer et tentent de l’expliquer par différentes théories.

Deux termes complexes

Ce champ de questionnements se révèle très vaste et très riche. En effet, il repose sur deux prémisses — la pensée et le design — qui sont elles-mêmes particulièrement complexes.

La « pensée…

Tout d’abord, la pensée correspond à l’« ensemble des processus par lesquels l’être humain au contact de la réalité matérielle et sociale élabore des concepts, les relie entre eux et acquiert de nouvelles connaissances » selon le dictionnaire Larousse. Elle peut être rapprochée de la cognition.

La cognition est « un ensemble de phénomènes qui se rapportent à l’esprit humain et à son fonctionnement [, soit] tout ce qui pourrait constituer la pensée » — Andler et al., 2018, p. 9

Photographie de Barney Yau.

Ce sujet suscite de nombreux intérêts et recherches depuis longtemps. Par exemple, dès le début du XVIIe siècle, Descartes propose sa théorie du dualisme cartésien, qui sépare la matière et l’esprit, influençant ainsi jusqu’aux réflexions occidentales actuelles. La question de la pensée humaine est donc bien ancienne. Toutefois, elle est renouvelée dans les années 1960. En effet, un champ interdisciplinaire spécifique est alors créé autour de la cognition : les sciences cognitives.

Plus précisément, leur naissance est datée de 1956, année durant laquelle se déroulent plusieurs rencontres importantes pour ce domaine. Ce nouveau champ de recherches correspond à la réunion des « disciplines qui placent l’esprit humain au cœur de leurs interrogations » (Andler et al., 2018, p. 10). On comprend donc bien ici la complexité de la première prémisse de la pensée design ainsi que les intérêts qui lui sont portés durant la deuxième moitié du XXe siècle.

… design »

La seconde prémisse correspond au design. On peut faire remonter l’origine de ce terme aux alentours de la Renaissance, même si sa première utilisation connue pour tenter de qualifier une pratique nouvelle est datée de 1849 en Angleterre (Vial, 2014). De nos jours, il est très difficile de définir le design. L’Alliance française des designers (AFD) va jusqu’à dire que « la particularité du design est qu’il n’existe pas de définition unique et définitive ».

De son côté, Stéphane Vial parle de « définition introuvable » (Vial, 2021, p. 7). Selon lui, les praticiens et chercheurs du design ont pour grande partie renoncé à définir ce mot depuis les années 1990. Devenue trop complexe, cette discipline de la conception ne recouvrerait plus la même réalité selon les cultures. De même, les métiers contemporains qui s’en revendiquent seraient trop divers pour pouvoir être caractérisés de la même façon.

Illustration de la complexité de définition du terme « design » (source).

Deux types de stratégies apparaissent alors :

  • D’un côté, l’approche réductionniste réduit le design à ce qu’il n’est plus aujourd’hui, comme les arts appliqués
  • De l’autre côté, certains recourent à une approche expansionniste, qui voit du design partout.

Le problème de cette seconde option est quelle renie la spécificité et le droit du design à être une discipline à part entière. De plus, si tout est du design, alors plus rien ne l’est. Pour Jean-Louis Frechin, au XXIe siècle le design est donc « une activité dont nous tolérons l’indéfinition » (Vial, 2014, p. 2). Ainsi on assiste au paradoxe suivant : « le design est avant tout une pratique de la pensée, mais il n’y a pas de pensée du design », c’est-à-dire qu’il n’y a pas de théorie globale actuelle du design (Vial, 2014, p. 2).

La seconde prémisse de notre proposition semble donc indéfinissable. Néanmoins, il s’agit ici de l’interprétation actuelle du design, qui a lui-même beaucoup évolué et s’est diversifié depuis les 30 dernières années. Ainsi, nous pouvons constater que le discours autour de cette notion n’était pas le même dans les années 1960. En effet, il y avait alors une relative stabilité autour du terme de « design industriel » pendant son âge d’or en Occident. On retrouve alors ce type de description dans The Industrial Designers Society of America :

« Le design industriel est le service professionnel qui consiste à créer et à développer des concepts et des spécifications qui optimisent la fonction, la valeur et l’apparence des produits et systèmes au bénéfice mutuel de l’utilisateur et du producteur. » — Vial, 2021, p. 38

1960–1990, les années phares

Les années 1960 voient donc à la fois le renouveau des sciences de la pensée — dans des optiques notamment marquées par la cybernétique — et l’essor mercantile du design industriel ainsi que son ancrage dans le monde libéral. Il ne semble alors pas très surprenant que les questionnements théoriques autour de la pensée des designers ressortent particulièrement dans cette période.

Schéma-résumé personnel.

Une dialectique historiquement ancrée

Pour comprendre les débats qui occupent la question de la pensée design, il est nécessaire de revenir aux origines historiques du design. Celui-ci est souvent daté de la Renaissance, période durant laquelle il y aurait eu une augmentation importante de la complexité des projets architecturaux impliquant alors des besoins accrus en méthodologies et en réflexions préalables (Vial, 2021). Cette raison serait l’un des principaux facteurs ayant amené à diviser le travail entre les métiers de la conception et de la réalisation.

Dans leur langue, les Italiens séparent ainsi le progettazione, c’est-à-dire la part intellectuelle d’un projet, du progetto, sa fabrication concrète. Ce dualisme se retrouve dans l’étymologie du terme design. En effet, celui-ci provient de l’italien disegno, que l’on peut traduire de deux façons en français : dessein — soit le progettazione — ou dessin — le progetto. Avant de reprendre le terme anglophone, le vieux français possédait d’ailleurs son propre mot regroupant ces deux idées : desseigner. Le design repose donc fondamentalement sur cette dualité entre la pratique et la théorie. C’est pourquoi les questionnements qui entourent cette discipline du projet cherchent souvent à expliquer l’articulation entre ces deux faces. De cette manière, les théoriciens espèrent notamment trouver ce qui fait la particularité de cette culture de conception par rapport aux autres (comme l’art et l’ingénierie).

Schéma-résumé personnel.

Un passage du « design doing » au « design thinking »

Malgré cette complexité, le design a longtemps été principalement considéré comme un travail du faire, ancré dans la pratique et encore très relié à l’artisanat d’où il provient (Kimbell, 2011). L’anthropologue et architecte américain Christopher Alexander explique ainsi que « les designers donnent une forme aux choses ; ils sont des fabricants privilégiés dont le travail est centré sur la matérialité » (Kimbell, 2011, p. 290).

Cependant, une autre école émerge dans les années 1960 à la suite des événements historiques que nous venons de relater. Avec la montée en puissance des mouvements analytiques en Angleterre ainsi que celle des sciences cognitives (et plus particulièrement de la thèse du computationnalisme), les théoriciens du design s’intéressent désormais davantage à la pensée qu’à la matérialité du design. On observe alors la volonté de ne pas réduire cette forme de conception à la simple pratique et de caractériser ce mode de pensée spécifique afin de le comprendre, de mieux le contrôler voire de le répliquer. Il s’agit là d’une scientifisation du design et donc de sa rationalisation. L’explication majoritaire de ce domaine passe donc du « design doing » au « design thinking » (Rylander et al., 2021, p. 2). Le psychologue et sociologue américain Herbert Simon explique ainsi que « le travail des designers est abstrait ; leur travail consiste à créer un état de fait souhaité » (Kimbell, 2011, p. 291).

Une seconde vague de questionnements

Dans les années 1990, la perte de l’unicité majoritaire du design autour de l’appellation « design industriel » ainsi que l’explosion des activités se revendiquant de cette discipline entraînent une seconde vague de questionnements autour de ce que signifie « concevoir ». Les chercheurs continuent alors de s’interroger sur les processus cognitifs d’invention du designer, en mettant de côté pendant un premier temps l’indéfinition du domaine qui se dessine en parallèle. En 1987, le professeur d’architecture et de design urbain Peter Rowe publie d’ailleurs Design Thinking, premier texte amenant à la discussion de ce nouveau concept, soit : « comment les designers pensent et ce qu’ils savent de comment ils résolvent des problèmes », pour reprendre les termes du sous-titre de cet ouvrage (Kimbell, 2011).

Toutefois, la majorité des questions traitées dans les années 1990 reposent sur celles déjà identifiées et théorisées une première fois par les chercheurs des années 1960. C’est pourquoi nous considérerons ici plus particulièrement cette première vague d’interrogation autour de la pensée design.

Visions prédominantes

Dans les années 1960, les chercheurs considèrent donc que la pensée des designers est très différente de celles des autres cultures de conception. Nigel Cross, enseignant-chercheur en design, va jusqu’à parler de « troisième paradigme de recherche », distinct de ceux des sciences et des arts (Cross, 2007 ; Dalsgaard, 2014, p. 144). Pour caractériser ce nouveau paradigme, plusieurs écoles de pensées émergent en s’inspirant des arts ou des sciences. En effet, dénué de vocabulaire théorique propre, le design peine à s’expliciter par ses propres termes et se retrouve plutôt décrit par des rapprochements analogiques avec d’autres disciplines. Plusieurs écoles de pensées peuvent alors être identifiées. Tout d’abord, il existe deux principales façons d’appréhender le design :

  • La première s’inspire de l’art et se fait appeler « approche esthéticienne » (Vial, 2021, p. 82). Il s’agit alors de considérer le processus de conception comme un acte de création. Cette approche parle des méthodes intuitives et valorise l’inspiration. Cette école de pensée est plus ancienne que celle que nous traitons ici et nécessiterait un autre travail qui lui serait entièrement dédié. Ne servant pas à notre actuelle démonstration autour du Design Thinking, ne la détaillerons pas davantage ici.
  • La seconde voie correspond à celle que nous avons explicitée jusqu’ici et que nous détaillerons dans la suite de ce travail. il s’agit de l’« approche pragmaticienne », inspirée des sciences et qui connaît son essor dans les années 1960. Pour celle-ci, il s’agit de penser le design sur le modèle scientifique et donc de considérer le processus de conception comme un acte de projet. L’appellation de cette école de pensée provient du pragmatisme du début du XXe siècle et s’en inspire grandement. Selon l’Encyclopædia Universalis, celui-ci correspond à « une philosophie de la science, dont la rationalité substitue au doute de type cartésien les questions concrètes du savant et qui fonde par là une théorie expérimentale de la signification ». Pour une approche pragmatique du design, le mode de pensée de ce type de concepteur est donc tout à fait rationalisable.

Cependant, deux tendances s’opposent parmi les penseurs pragmatiques du design. Tout d’abord, le mouvement qui apparaît dans les années 1960 est une approche comportementaliste du processus de design considérant que l’on peut fonder le processus de design sur la rationalité et l’objectivité. Plus spécifiquement, on peut parler de « cognitivisme », de la même façon qu’en sciences cognitives (Vial, 2021, p. 82). Il s’agit donc de considérer que la pensée rationnelle du designer prévaut sur sa pratique et que tout ce qui fait l’efficacité de cette discipline se trouve dans les décisions que prend le concepteur. De ce fait, il est possible d’extraire les processus de pensée du designer et de les formaliser en tant que « méthode logique et systématique du processus de conception », pour reprendre les mots de Horst Rittel (Vial, 2021, p. 83). Certains parlent même de design science, soit d’une mise en science du design. Herbert Simon, que nous avons croisé précédemment, est l’un des penseurs phares du design cognitiviste, tout comme Edgar Schein et Donald Schön. Le premier explique d’ailleurs que le « design doit se conformer aux principes de la science naturelle » (Poulsen & Thøgersen, 2011, p. 30). Cette école de pensée a été la plus présente dans les années 1960 et est encore aujourd’hui majoritaire dans les théories du design. Elle s’est développée en transduction avec le mouvement des Design Methods, lui-même fondé à la suite du cycle de conférences sur les méthodologies du design en 1962.

D’autres théories se développent dans les années 1970 en réponse à cette vision très objective. Celles-ci s’axent davantage sur la subjectivité et la complexité humaine. Bien qu’ils ne soient pas officiellement rassemblés sous une même appellation, ces propos semblent tous s’inspirer de la phénoménologie. Pour simplifier la suite de notre propos, nous utiliserons donc l’expression « design phénoménologique » pour parler de cet ensemble cohérent de pensées anti-design cognitiviste. En effet, selon cette approche le design « n’a pas besoin d’une méthode universelle favorisant la répétition puisque, en général, il ne cherche pas à être répété ou copié » (Vial, 2021, p. 84). Les partisans du design phénoménologique prônent ainsi que les problèmes auxquels sont confrontés les designers sont des « wicked problems » qui sont complexes et uniques (Rittel & Webber, 1973). De cette façon, les problèmes épineux ne peuvent pas être expliqués ni résolus d’une seule manière objectivable, contrairement à ce que sous-entendent les cognitivistes. Le design-phénoménologique repose donc sur le postulat suivant : la pensée ne prime pas sur la pratique mais ces deux extrêmes sont en transduction.

Schéma personnel résumant les écoles de pensée du design présentes dans les années 1960.

On observe bien ici les différences entre ces deux tendances tirées de l’approche pragmaticienne : la première se base sur un accès à la résolution de problème très rationnel et objectif, lié à la primauté de la décision, tandis que la seconde repose sur l’expérience incarnée et la subjectivité du designer. Néanmoins, ces deux partis-pris comportent divers points communs et se recoupent de différentes manières.

Aujourd’hui, la réunion de ces pensées — orientées soit vers l’objectivité, soit vers la subjectivé — comporte même une appellation spécifique grâce au philosophe Arran Gare : celui-ci parle ainsi de « naturalisme spéculatif » (Lindgaard & Wesselius, 2017, p. 92). Toutefois, ces mouvements de convergence assumés sont récents et très peu discutés dans les années 1960. Pour cette raison et pour simplifier notre propos, nous séparerons complètement ces deux approches dans la suite de ce travail.

👋 Cette série d’articles est co-rédigée par Marie Leroy, Éléonore Sas et Mathieu Veil, étudiants en master 2 Design d’expérience utilisateur à l’Université de Technologie de Compiègne (UTC). N’hésitez pas à nous faire des retours par commentaire !

Les articles déjà parus :

  1. Pourquoi questionner le Design Thinking ?
  2. PARTIE 1 — Intérêt renouvelé pour la pensée des designers → celui-ci
  3. PARTIE 1 — Rendre compte de la pensée du designer

Références de l’article

Andler, D., Tallon-Baudry, C., & Collins, T. (Eds.). (2018). La cognition. Du neurone à la société. Editions Gallimard.

Cross, N. (2007). Designerly ways of knowing. Board of international research in design. Basel: Birkhiuser, 41.

Dalsgaard, P. (2014). Pragmatism and Design Thinking. International Journal of design, 8(1).

Kimbell, L. (2011). Rethinking design thinking: Part I. Design and culture, 3(3), 285–306.

Lindgaard, K., & Wesselius, H. (2017). Once more, with feeling: Design thinking and embodied cognition. She ji: The journal of design, Economics, and Innovation, 3(2), 83–92.

Poulsen, S. B., & Thøgersen, U. (2011). Embodied design thinking: a phenomenological perspective. CoDesign, 7(1), 29–44.

Rittel, H. W., & Webber, M. M. (1973). Dilemmas in a general theory of planning. Policy sciences, 4(2), 155–169.

Rylander, E. A., Navarro, A. U., & Amacker, A. (2021). Design thinking as sensemaking — Developing a pragmatist theory of practice to (re) introduce sensibility. Journal of Product Innovation Management.

Vial, S. (2021). Le design. Que sais-je.

Vial, S. (2014). Court traité du design. Presses universitaires de France.

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éléonore sas
Le Design Thinking est-il du design ?

UX designer et doctorante en géographie (La Rochelle Université-CNRS), je cherche à déconstruire/changer le rapport humain-nature occidental via un jeu sérieux.