La loi est la loi (2/10)

Rapport à l’autorité et à l’état

Luc Landrot
A European lost in the Midwest
6 min readJun 24, 2018

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Pour comprendre la vision de l’autorité administrative de l’état américain, il faut se rappeler de son histoire.

Des terres immenses et vierges

À ses débuts, les Etats-Unis n’étaient que 13 colonies de la côte Atlantique. Tout le reste du continent n’était que terres sauvages peuplées par quelques centaines de tribus, à peine une dizaine de millions d’individus seulement, jusqu’à l’océan pacifique. Plus de 4000km vers l’ouest sur une épaisseur de 3000 km, si on ne prend pas en compte l’extrême nord canadien et l’Alaska qui ressemblent encore en 2017 à ce que pouvaient être la Californie ou le Colorado en 1850 : un No Man’s land.

Cette population autochtone, déjà insignifiante au regard de la taille du continent, s’est trouvée complètement décimée entre les premières colonisations européennes et le 19ème siècle. Le continent s’est donc retrouvé encore plus vierge qu’il ne l’était déjà.

À partir du 19ème siècle, chaque année des centaines de milliers de personnes affluent, principalement d’Europe dans un premier temps, puis aussi d’Asie. La démographie a toujours été dans l’histoire un puissant moteur. Les jeunes Etats-Unis repoussent sans arrêt les limites de leur territoire vers l’Ouest, afin de tirer partie de toutes les ressources dont il regorge : bois, charbon, terres fertiles, or puis pétrole. Mais l’homme explore plus vite que l’état ne peut s’adapter. Des familles, des individus seuls, fuyant la misère ou rêvant de nouvelles opportunités se déplacent progressivement vers ces nouvelles terres au péril de leur vie, sans civilisation pour les épauler dans leur quête. Cette période correspond à ce qui est baptisé en français le “Far West” qui symbolise ces terres de plus en plus peuplées ou les villes ne sont dans leurs premières années que des campements non administrées et donc sans lois. Deadwood est un exemple typique de ville sans loi, qui a poussé en dehors du territoire américain avant l’annexion de ce qui est aujourd’hui l’État du Dakota du Sud.

Pour ceux qui s’intéressent à l’anarchie et l’auto-gestion, ce sont des exemples intéressants à étudier et assez rares dans l’histoire.

En 1836, le train qui se développe à l’ouest de Chicago, alors seulement peuplée de de 4000 habitants, accélère ce phénomène. Chicago dont l’explosion démographique symbolise bien cette conquête de l’ouest. L‘achèvement de la construction du chemin de fer transcontinental qui relie San Francisco au réseau ferré de l’Est à travers les rocheuses en 1869, rend accessible de gigantesques nouvelles terres pour les cow-boys et les chercheurs d’or.

Californie, Colorado, n’ont rejoint la fédération que respectivement en 1850 et 1876 . L’état de Washington (Seattle) en 1889 ! Il y a même pas 150 ans, l’Arizona en 1912 et l’Alaska en 1959 !

Les Américains mystifient cette période en l’appelant la Frontier, repoussée de plus en plus à l’ouest. L’Arche de Saint-Louis symbolise ce mythe. L’adhésion aux Etats-Unis permettait à chaque état de bénéficier de son armée et de l’accès à son économie florissante.

Petite parenthèse
Il faut savoir que dans la constitution fédérale américaine, l’union est toujours prête à accueillir de nouveaux états. Ainsi la France ou chaque membre de l’UE pourrait théoriquement postuler à intégrer les USA comme on postule à l’Union Européenne, sachant que les USA n’ont pas de langue officielle ni de limites géographiques (cf l’intégration d’Hawaï comme état en 1959).

La comparaison avec l’UE s’arrête là car une fois intégré, l’intégration y est bien plus forte que sur notre vieux continent.

Une autorité façonnée par la distance

Les longues routes désertes du Dakota

Voilà comment se sont construits les USA. Vous avez donc un pouvoir initialement basé à Washington DC et donc très éloigné de tout le territoire. Vous devez donc décentraliser l’administration, c’est une question de survie. Vous n’avez pas le choix, même avec les technologies industrielles émergentes de l’époque.

Le pouvoir est donc confié à chaque état puis à chaque municipalité.

Localement, la très faible densité de population et l’arrivée ininterrompue de nouveaux immigrants, américains ou européens, vous obligent à user d’autorité pour garantir un minimum d’ordre.

Outre le port d’arme inscrit dans la constitution, on a donc la culture d’une autorité forte, qui sait se faire respecter et qui opte pour des sanctions dissuasives puisqu’elle sait qu’elle aura du mal à les faire respecter en pratique. C’est vrai aussi bien pour la peine de mort que pour le niveau des amendes du code de la route.

La police, symbole de cette autorité, se prend très au sérieux car elle ressent ce pouvoir d’autorité absolue qui lui est confié pour maintenir l’ordre dans la société.

Conjugué à la culture des armes, cela donne des situations explosives, que ce soit sur un simple témoignage vague qui peut dégénérer :

à des affrontements plus violents lors d’émeutes dans des quartiers pauvres et victimes de ségrégation ethnique : vague des années 60 dont Détroit fut le symbole et garde encore aujourd’hui les stigmates, Los Angeles 1992, Ferguson (Saint-Louis) 2014…

ou encore une police des frontières réputée comme une des plus strictes et des plus zélées au monde.

Cette pratique de l’autorité est entrée dans les moeurs car les américains semblent, a priori, plus respectueux des lois que certains pays d’Europe comme la France.

Même à l’église dans ces contrées reculées, il y a souvent un “service d’ordre” pour gérer les flux de paroissiens lors des cérémonies, pour les guider, les encadrer.

Je pense donc que c’est ce contexte historique de développement de l’Union à l’ouest des Appalaches qui a largement contribué à cette conception de l’autorité. Rajoutez à ça une petit touche anglo-saxonne, bien différente de la mentalité latine, et vous avez la mentalité de l’autorité américaine.

Quid d’aujourd’hui ?

Aujourd’hui, l’intégralité des états est bien civilisée et il reste finalement peu de poches de terres sauvages. On en trouve cependant dans une certaine mesure dans les grandes plaines, dans les rocheuses et bien sûr de vastes étendues en Alaska. En les parcourant, on peut encore ressentir ce sentiment d’isolement dont dû ressentir les premiers colons de l’Ouest.

Ne reste donc de cette période que cet esprit d’habitants endurcis car isolés de la civilisation avant qu‘en l’espace de quelques décennies, les trains, les autoroutes puis les avions débarquent en masse.

Today, theses regions are for most of them not much populated but the spirit of strong personalities and the affection for weapons is maybe the last things that still echo this passed time. (extrait des notes de mon carnet de voyage)

La société américaine armée jusqu’aux dents semble donc demeurer dans une paix relative grâce à cette autorité forte et ses policiers à poigne. Enlevez celle-ci et l’anarchie guettera ?

Mais cette réputation, bien qu’elle ait pu être vraie par le passé, est je pense de moins en moins d’actualité. Et c’est peut-être à travers l’élection de Trump qu’elle a voulu montrer qu’elle résiste.

Par exemple, il était de coutume de penser que les Américains respectent mieux les limitations de vitesse (globalement basse pour la qualité de leur réseau) que des Français ou d’autres européens du sud.

Je pense que c’était vrai jusque dans les années 80–90 mais ça fait 20 ans que s’est fini. Aujourd’hui, ils roulent tous 10 à 20km/h au-dessus. Comme les Européens. J’ai roulé 10 000km en Amérique du Nord et cette intuition m’a été confirmée par un de mes hôtes américains retraité. J’ai également lu que l’augmentation des shootings en banlieue de Chicago pourrait être en partie dû à la perte d’autorité de la police. Un effet de l’immigration récente ? Ou du progrès des voitures ? D’une simple évolution de la culture d’autorité, fragilisée par les millenium nourris à l’horizontalité d’internet ?

Mais après plusieurs mois d’observation, j’ai aussi le sentiment que cette pratique de l’autorité a également une visée économique. C’est ce que nous verrons dans les prochains articles.

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Luc Landrot
A European lost in the Midwest

Auteur de science-fiction, administrateur de l’Union des Fédéralistes Européens — France, ingénieur, Européen dans l’âme et dans la vie. #Subsidiarité