Les Mystères du Grand Paris — 2.5

Saison 2 . Épisode 5/15

Danse macabre

Résumé de l’épisode précédent : La cryptozoologue Jade Myre explore les bords de l’Oise à la recherche de la bête mutante qui y aurait été aperçue : avec ce reportage, elle compte bien créer le buzz sur sa chaîne youtube. Le père de Dylan a donc réussi à faire naître la rumeur d’un monstre contemporain, incarnation des dérives de l’urbanisation et des mutations actuelles : il espère ainsi faire fuir les investisseurs et éviter l’expropriation. Au même moment, Pierre a repris son travail sur le chantier, au côté de son chef Alex (alias Gyn dans sa vie nocturne de transformiste).

→ Lire l’épisode précédent : Une créature, un monstre, une bête

Quand Roger, le gars le plus baraqué du chantier, ordonne à Pierre, vingt ans, d’aller derrière les collines de sable — c’est la zone Est du chantier — pour en rapporter les sacs de ciment, il veut se rebeller. Mais ça ne dure pas longtemps — oui, à quoi bon ?

- Allez, ça me fera les muscles.

Là-bas, c’est encore la zone étrange ; personne n’y va, personne ne peut y être vu. La légende raconte qu’un ouvrier y a déjà emmené une fille, c’est dire !

Mais ce n’est pas une fille, non, que Pierre va trouver au-delà du sable, ah ça non !

Et d’abord, bien avant de voir quoi que ce soit, c’est par une odeur qu’il va se trouver pris en otage. Comment croire qu’aucun ouvrier n’a été alerté par cette puanteur ? Et maintenant les yeux : c’est là, devant lui. Peut-être même est-ce là depuis quelques heures déjà, et dans ce cas c’est lui seulement, Pierre, l’anomalie dans le paysage… Et dans ce cas encore voilà pourquoi l’odeur : l’exposition au soleil du matin, déjà bien chaud.

Il voudrait se carapater mais impossible de bouger, ni de quitter « ça » du regard.

- Pierre, recule !

Les mots font sursauter le garçon qui sort de sa transe.

- Je… Je l’ai pas touché. Il était là et… bégaya-t-il. Il fait quelques pas en arrière alors qu’Alex s’avance prudemment vers le corps.

- Tu crois qu’il est… ?

Alex se bouche le nez autant qu’il se coupe la parole — question conne ! Evidemment il l’est.

Le corps apparaissait comme un imposant tas informe aux nuances de noir charbon, de marron clair, de sang caillé. Il était couvert de plusieurs épaisseurs de vêtements dont la seule vision inspirait des hauts le cœur. Alex s’avançait, tremblant, vers lui, puis reculait. Il commençait à avoir des sudations. Il crispa ses mains, fermant et ouvrant les poings à intervalles réguliers. Il regarda autour de lui. Il semblait chercher quelque chose. Au bout d’un moment, il se retourna vers Pierre qui n’avait toujours pas bougé.

- Il faut le retourner.

Ces mots sonnent comme une condamnation mais Pierre ne bouge pas, toujours pas. Alex répète ces mots plusieurs fois à son adresse, d’un ton de voix toujours plus agressif mais tout ce que le jeune homme entend est un bourdonnement sourd. Dans un excès de colère, de peur, de dégoût, de stress, de tristesse, Alex pousse Pierre à l’épaule pour lui dire de se bouger, et il se rapproche encore un peu du corps.

Il semble examiner la situation, analyser comment bouger cette chose immonde qui le dégoûte et l’effraie. Il prend soudainement une forte inspiration et le pousse d’un coup en lâchant un cri rauque.

Le corps se retourne, laissant apparaître un visage, d’un homme.

Alex recule et tourne la tête en fermant les yeux. Est-ce qu’il essaye tant bien que mal de ne pas pleurer ?

- Porca puttana ! Vaffanculo !

L’homme est un amas de chairs qui tiendraient encore entre elles grâce aux habits serrés. Ce qu’il a vu est insoutenable.

Ses cheveux : filasses et gras, collés entre eux et contre son visage. Mais il n’y en a pas tant, le crâne est dégarni. Son visage : noirci par la crasse, enflé au niveau des pommettes. Sa bouche est entrouverte, ses lèvres sont gercées, et fendues. Il lui manque pleins de dents. Et une main apparemment.

Dans un élan qui va le surprendre lui-même, Alex se penche vers la chose et glisse ses doigts sur son cou pour sentir, désespérément, si le pouls bat encore. Les coupures sont épaisses, ce sont des plaies ouvertes. Comme des plis horizontaux, épais et secs puis un peu plus humide au niveau de la fente. Alex retira rapidement sa main, il l’essuie contre son jean. A genoux près du corps, il voit mieux son état. Au niveau de l’abdomen perforé, les tissus sont déchirés, ils laissent entrevoir une masse informe, gluante et épaisse, qui se répand. Même la position du corps est incongrue. Il pense à la ligne de peinture qui circonscrit le cadavre sur une scène de crime, à un corps désarticulé.

- Il faut… Il faut appeler la police ! Prévenir. Quelqu’un.

Pierre a parlé, enfin. Alex se lève d’un bond et se précipite. Il l’attrape par les bras et le secoue légèrement. Il semble paniqué.

- Non, non, non ! Attends !

Alex ne se comprend pas lui-même. Attendre quoi ? Il y a le cadavre d’un pauvre homme à deux mètres de lui. Attendre quoi ? Pierre le regarde avec des yeux… Un regard qu’Alex ne soutient pas. Il lâche le jeune homme et se recule.

- On se précipite pas… On sait rien de la situation. J’appelle Christian, il va nous dire.

- Mais…

- Ce qu’il faut faire.

- Mais…

- S’il te plaît Pierre ! Va chercher la bâche et recouvre-le. Ensuite…ensuite tu vas t’occuper des sacs de ciment, comme convenu, et faire comme si de rien n’était, ok ? Tu peux faire ça ?

Le jeune homme hoche la tête et part chercher la bâche qu’on lui demande. Pierre une fois parti, Alex prend son téléphone et compose le numéro de son supérieur. Il hésite plusieurs minutes avant d’appuyer sur la touche « appel ». La conversation est courte mais compliquée, au point de laisser un goût de vomi dans la bouche d’Alex.

Le chantier ne peut pas être plus longtemps retardé. Il faut se débarrasser du corps, discrètement et rapidement. L’interlocuteur d’Alex veut penser que ce n’est qu’un vulgaire clochard, que sa disparition n’est pas si grave, ou pas si visible. Alors que n’importe quel jour de retard pris par le chantier entraine une amende de 50.000 euros.

Le contrat avec la Société du Grand Paris, c’est du concret. Un corps qui se putréfie c’est du concret qui devient du gaz, c’est volatile, l’instant d’après y’a plus rien, tu vois Alex ? Tu vois Pierre ? Pour la boîte qui vous emploie, ça équivaut à des dizaines d’emplois, et très vite à un ou deux millions d’euros. Est-ce que tout ça ne vaut pas plus que le corps d’un inconnu que personne n’a réclamé, pour l’instant, je vous f’rais dire. La dignité humaine ? Mais il est mort, viens pas me parler de dignité. T’as vu comme il pue ? Quelle dignité ?

Après avoir raccroché, Alex prend son courage à deux mains et avec sa dignité recouvre le corps d’une seconde bâche.

Qui a dit tout ce qu’il vient d’entendre ? C’est Christian qui lui parlait ? C’est lui Alex, qui s’énervait après le gamin, Pierre ?

Il traîne la chose derrière un petit local afin d’être sûr que personne ne puisse retomber dessus. Il se rend ensuite au préfabriqué. Là personne ne remarque son teint pâle, livide. Pierre peut-être, évidemment. Qui le suit après avoir déposé son dernier sac de plâtre sous les railleries des autres ouvriers.

- Alors ?

- Je… On doit se débarrasser du corps.

Alex semble vouloir rire, mais ce serait hystérique. “Si on m’avait dit qu’en devenant chef de chantier, je devrais disposer efficacement de cadavres, j’aurais demandé une petite augmentation.”

- Je vais t’aider.

Les mots sortent d’une traite. Pierre aimerait pouvoir demander qui a parlé mais à cet instant, il n’y a que cette profonde empathie pour son supérieur, coincé dans une situation impossible. Pierre ne sait rien à rien, la vie il n’en connait pas grand-chose, mais il est content — c’est comme une intuition — de ne pas avoir entendu la conversation téléphonique avec Christian.

Le visage d’Alex est déformé par un rictus passager, on dira que c’est un sourire de gratitude.

Porter le corps jusqu’au coffre de la camionnette ne sera pas si compliqué, en fait. Ils sont tous les deux dans un état second, déphasés. Alex parvient tout de même à donner quelques ordres au contremaître, pour la journée. Il referme le coffre d’un coup sec sans regarder plus longtemps le corps entouré de plusieurs couches de bâches.

- On l’emmène où ?

- Je ne sais pas. On verra bien.

Ils entrent dans le véhicule et quittent le chantier sous le regard haineux de Roger.

- Bande de pédés ! C’est quoi cette virée en voiture ? Hein ? ça travaille quand, en fait ?

Alex ne s’attendait vraiment pas à ce type de journée.

Mais Alex, est-ce un type de journée répertoriée, celle que t’es en train de vivre ? Non c’est vrai, c’est du hors-piste, là. Et en vrai je ne m’attendais pas à grand-chose, se dit-il sans doute.

Pas grand-chose = une journée de travail ordinaire, avec ses routines, ses coups de gueule et ses moments de grâce. Par exemple quand il s’installe face au fleuve pour déjeuner et qu’il regarde les bernaches du Canada décollant lourdement ou se disputant un morceau de pain qu’il vient de lancer.

Mais les bernaches sont loin à l’heure qu’il est. Quant à rêver d’une pause déjeuner…

À côté de lui dans la voiture, tassé sur son siège, Pierre ne dit mot, plus transparent que sur le chantier.

- C’est du hors-piste là, hein ?

Il est à peine sorti de l’adolescence, c’est un gosse. Embarqué dans une histoire trop ample. “Et toi, mec, tes épaules, elles sont comment ? Assez larges ? Certes non”.

Pourtant il conduit à vive allure en essayant d’écarter la pensée du cadavre. Pendant un moment ils vont longer des lignes électriques qui filent en direction de Paris certainement, en traversant une zone habitée — on devine les barres d’immeubles, là-bas, dans une brume qui doit autant à l’humidité qu’à la pollution. Ah, le Grand Paris… Aujourd’hui c’est plutôt « Le Grand n’Importe Quoi ». Dissimuler un cadavre… Finalement, le summum de la complication dans une vie, ce n’est pas d’être à la fois chef de chantier (le jour) et drag queen performer (la nuit). Jusqu’à présent c’était mon truc le plus compliqué. Mais ça c’était jusqu’à présent. Maintenant, là — merci Christian — j’expérimente « complice d’un meurtre ». À l’intérieur du coffre, Alex imagine le cadavre un bras tendu de toute sa rigidité cadavérique, pointant, comme dans une peinture de Michel-Ange, pointant vers… il ne sait quoi. Le pneu de rechange ? Le clignotant gauche ? Et l’odeur… il n’est pas spécialiste, mais il ne pensait pas qu’un cadavre aussi « frais » pouvait dégager une telle puanteur.

Ne plus penser au corps, juste rouler au milieu des champs de betterave et des bois. Ils ont mis cap sur le nord, direction l’Oise, comme si changer de département pouvait par la même occasion changer les circonstances. Auparavant, il faudra traverser le parc naturel régional du Vexin. Peut-être qu’une occasion se présentera alors de se débarrasser de ce qui encombre leur conscience et le coffre. Après le maillage routier assez serré des environs de la ville nouvelle de Cergy-Pontoise, le paysage se désencombre. Il laisse paraître la végétation de cette partie de l’Île-de-France : des bosquets de chênes et de hêtres, des vergers de fruits d’automne, parfois des bois plus touffus, où l’on devine des charmes et des bouleaux. Le long des zones humides, on a planté des peupliers, silhouettes frémissantes sous la brise d’automne. À intervalles réguliers, de vastes espaces de cultures. Alex se demande si les sangliers et les cerfs sont de sortie. Dommage qu’ils ne soient pas carnivores. Quoique, les cochons domestiques, dit-on… Mais on ne peut pas courir le risque.

- Imagine qu’ils n’y touchent pas !

Et aussitôt il se mord les lèvres d’avoir pensé à voix haute. Heureusement Pierre est assommé, il ne demande aucun éclaircissement.

Texte: Solweig Cicuto, Céline Lafon & Arno Bertina (le journal de bord de l’écriture du feuilleton est à suivre sur Remue.net)/ Dessins au feutre: Dorothée Richard/ Musique: PAVANE

Épisode suivant : Un héros de l’indépendance du Vexin

--

--