Covid-19 et confinement : l’expérience planétaire de notre vulnérabilité
Près de 50 pays et la moitié de la population mondiale sont aujourd’hui totalement ou partiellement confinés[1]. Soit la bagatelle de 3,9 milliards de personnes. Et ceux qui ne sont pas confinés l’ont soit été (les Chinois), soit sont confrontés à des mesures préventives restreignant la circulation et les contacts sociaux (Singapour par exemple).
Autrement dit, l’ensemble des habitants de la planète partage, à un instant T, la même expérience de vie contrainte, et d’effroi sanitaire.
Voilà qui est quasi inédit dans l’histoire humaine. Bien sûr, nous avons déjà connu des pandémies, y compris à large échelle[2]. Mais malgré leur ampleur, elles n’étaient pas tout à fait planétaires, ni surtout simultanées. Les progrès de la médecine, de l’hygiène, et des systèmes de santé ont permis de presque oublier l’existence de pandémies ravageuses, contre lesquelles il n’existe pas (encore) de traitement. En 2009, le retour du virus type grippe espagnole (grippe H1N1) n’a ainsi fait « que » 18500 morts, selon l’OMS, contre 30 millions un siècle plus tôt.
Ce qu’il y a de remarquable dans la situation actuelle c’est que l’ensemble de l’humanité partage, au même moment, une expérience inédite qui mêle à la fois un retour forcé à l’hyper-local (le logement — on ne peut pas sortir), une réduction drastique des contacts sociaux de proximité, et dans le même temps un partage planétaire des ressentis (vidéos humoristiques, témoignages en ligne), des interrogations (études sur les vaccins et les médicaments)et des informations (comparaison des courbes statistiques).
Qu’allons-nous donc faire de cette expérience totalement nouvelle ?
Cette expérience de vulnérabilité simultanée montre que des transformations radicales de nos modes de vie peuvent survenir en un temps très court
Là où les épidémies d’autrefois ravageaient des régions et en épargnaient d’autres, covid-19 est présent dans tous les pays.
Là où les guerres distinguaient entre le camp des vainqueurs et celui des vaincus, le coronavirus place l’ensemble de l’humanité dans le même bateau, la mettant tout entière face à l’expérience immédiate de sa propre vulnérabilité : le monde connu — ses référentiels, ses coutumes, ses systèmes de valeurs — peut s’effondrer, du jour au lendemain.
Pourtant, il y a au moins une autre vulnérabilité majeure qui nous concerne tous, de façon simultanée, et à laquelle pourtant nous ne réagissons pas du tout de la même manière : il s’agit du changement climatique. L’impact de ce dernier sur l’humanité exige des mesures aux effets aussi radicaux que ceux du confinement : les experts estiment que pour contenir le réchauffement climatique, il faudrait une baisse des émissions de CO2 de 40% en Europe[3], ce qui implique entre autres une diminution des transports automobiles et aériens[4] — ces mêmes transports quasi à l’arrêt depuis le début des mesures de confinement.
Ces mesures, pourtant indispensables à la préservation d’un équilibre climatique de plus en plus précaire, aucun gouvernement n’a voulu les prendre. Pour être plus exact, disons qu’aucun n’a pu. Il n’y a qu’à se souvenir de la taxe sur le carburant déclenchant le mouvement des gilets jaunes. Pour le climat, personne n’est prêt à consentir aux efforts et aux abandons de liberté que nous acceptons aujourd’hui au nom du coronavirus, alors même que les impacts du changement climatique sont autrement plus meurtriers[5] et plus dangereux pour l’humanité à terme. Personne n’est asymptomatique au changement climatique. Mais la différence, c’est que nous ignorons la gravité de nos symptômes.
Ce que nous acceptons au nom de la lutte contre covid-19, nous refusons de l’envisager pour sauver la planète
La raison est assez simple. Notre cerveau, câblé pour l’immédiateté, est peu sensible aux impacts à long terme[6]. Ah, les glaciers ont reculé de tant, la température de tant, et l’eau est montée de tant ? Pas suffisamment rapide et perceptible pour notre cerveau. Les millions de décès annuels dûs à la pollution de l’air ? Masqués par des pathologies connues (asthme, cancer), et trop diffuses dans le temps et dans l’espace.
Les évènements extrêmes (typhons, raz-de-marée etc.) ? Avouons-le, nous autres occidentaux ne sommes pas les plus exposés (pour l’instant) à ces effets frappants du changement climatique. Les catastrophes naturelles majeures causées par le réchauffement se déroulent pour l’essentiel loin de nous[7] .
Les évènements causés par le changement climatique ne sont de surcroît pas simultanés, et ne surviennent pas à l’échelle planétaire. Ils sont localisés et se produisent sur une ou plusieurs années, mais pas partout en même temps. Nous peinons donc à partager, avec les populations directement menacées, un sentiment de combat commun.
Il en va tout autrement avec le coronavirus.
L’expérience commune créée par le coronavirus peut servir de fondement à de nouvelles formes de coopération plus respectueuses de notre environnement
Cet organisme microscopique est en train de créer, en un temps très court (3 mois !) une expérience commune, à l’échelle de toute la planète et de toute l’humanité. Nous pourrons, dans dix ans, demander à n’importe qui ce qu’il faisait pendant le confinement, comment il l’a vécu. Qu’il soit Chinois, Européen, Sud-Américain, Canadien… Nous partagerons tous cette expérience.
Alors, qu’allons-nous faire de cette commune humanité révélée ?
Cette expérience de la vulnérabilité va-t-elle créer un sentiment de solidarité, une identité humaine planétaire, à même de nous permettre d’adresser les enjeux qui ne peuvent l’être qu’à cette échelle ? Ou va-t-elle, au contraire, raviver les réflexes de claustration, de repli, de défiance, qu’ont toujours manifesté les peuples en temps d’épidémie[8]? On voit bien, sur les réseaux sociaux, les deux polarités se dégager. Entre ceux qui dénoncent leurs voisins sortant se promener ou qui demandent aux personnels soignants habitant leur immeuble de déménager, et ceux qui se portent volontaires pour aider dans les hôpitaux, les cellules de crise, pour produire des masques, pour ravitailler les soignants. Entre ceux qui appellent à un retour rapide à « la vie d’avant » et ceux qui plaident pour que cette crise planétaire marque le début d’un autre modèle socio-économique.
La crise provoquée par le coronavirus peut créer le terreau pour rendre possible de nouvelles formes de coopération[9] et d’intelligence, prenant mieux en compte la fragilité intrinsèque de l’humanité. C’est peut être la fin de l’anthropocène[10] et le début d’une nouvelle ère de coopération/cohabitation entre l’humanité et les autres occupants de cette planète, robots, masques, respirateurs, et virus compris. Si un « blob » microscopique peut confiner l’humanité entière, il est peut-être temps d’avoir, dans les pas de Bruno Latour[11], un peu plus d’intérêt et de considération pour les entités non-humaines qui occupent avec nous le monde, et pour les formes de nos interactions avec ces dernières.
[1] https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/03/30/coronavirus-quels-pays-sont-confines_6034936_3244.html
[2] La grippe espagnole (1917–1919), première pandémie mondiale, a affecté 1/3 de la population mondiale.
[3] A horizon 2030, par rapport aux émissions de 1990
[4] les voitures des particuliers sont responsables de près d’un sixième de la contribution française au changement climatique soit 15,7 % (source https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/07/08/voiture-industrie-viande-quelles-sont-les-causes-du-rechauffement-climatique-en-france_5486767_4355770.html)
[5] La pollution de l’air tue chaque année plus de 7 millions de personnes dans le monde
[6] “Hyperbolic discounting” ou sensibilité à la gratification différée, test du Marshmallow de Walter Mischel, Stanford University, 1972.
[7] les dix pays les plus exposés au péril climatique sont aussi parmi les plus pauvres : le Bangladesh, la Guinée-Bissau, la Sierra Leone, Haiti, le Soudan, le Nigeria, la République démocratique du Congo, le Cambodge, les Philippines et l’Ethiopie
[8] Jean Delumeau, « La Peur en Occident », 1978.
[9] Yuval Noah Hariri, « le véritable antidote à la crise n’est pas le repli mais la coopération » https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/05/yuval-noah-harari-le-veritable-antidote-a-l-epidemie-n-est-pas-le-repli-mais-la-cooperation_6035644_3232.html
[10] Période actuelle des temps géologiques, où les activités humaines ont de fortes répercussions sur les écosystèmes de la planète (biosphère) et les transforment à tous les niveaux. On fait coïncider le début de l’anthropocène avec celui de la révolution industrielle, au 18è siècle (Larousse).
[11] Bruno Latour, « Enquête sur les modes d’existence », 2012