Covid-19 : et si le remède se révélait pire que le mal ?

Ariane Cronel
SCIAM
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12 min readApr 13, 2020
Image par Michel Bertolotti de Pixabay

Le 7 avril, le ministre de la Santé Olivier Véran déclarait que le confinement durerait « aussi longtemps que nécessaire ». A quelques heures de l’allocution du Président de la République, il semble urgent de s’interroger sur ce que « nécessaire » veut dire[2]. Car selon la définition retenue, le confinement pourrait s’arrêter la semaine prochaine, ou durer jusqu’à la fin 2020, voire au-delà.

« Nécessaire », donc, dans quel but ?

Si c’est pour « éradiquer » le coronavirus, cela signifie attendre que médecins et chercheurs aient trouvé à la fois un traitement et un vaccin. Les plus optimistes évoquent la fin de l’année, l’Institut Pasteur ou Kim Woo Ju, infectiologue de référence à l’hôpital universitaire coréen de Guro parlent plutôt de 18 mois minimum « si tout va bien », voire 2 ans. Nous partirions donc pour environ 270 jours supplémentaires de confinement au mieux, presque 1000 jours au pire. Laissons à Olivier Véran le bénéfice du doute, il n’a pas pu vouloir enfermer tout le monde et faire baisser d’un tiers l’activité économique française pendant une période aussi longue.

Alors, « nécessaire » pour quoi ?

Depuis le début de l’épidémie, l’expression « aplatir la courbe » s’est répandue dans le discours politique et dans les médias. Elle correspond à la volonté d’éviter l’engorgement des services de réanimation et des hôpitaux en général par un afflux brutal de malades présentant des formes sévères, et d’étaler les contaminations (et donc les cas graves) dans le temps, pour permettre une prise en charge la moins dégradée possible. Le confinement serait donc nécessaire pour aplatir la courbe, pour lisser dans le temps la prise en charge des malades et, ainsi, leur offrir des conditions de prise en charge satisfaisantes — tout en permettant aux soignants d’effectuer leur travail dans des conditions aussi acceptables que possible.

Source : https://www.jeancoutu.com/sante/conseils-sante/aplatir-la-courbe/

Cette interprétation du terme « nécessaire » nous laisse dans l’attente du fameux « pic épidémique », et dans un flou assez grand sur la durée de cette attente. 15 jours au-delà du 15 avril, soit début mai ? Plutôt fin mai ? Certains parlent déjà de fin juin ?

Le conseil scientifique, tout entier tourné vers l’objectif de limiter les contaminations dans la population et l’afflux de malades graves dans les hôpitaux, va nécessairement rendre des avis militant pour la plus grande prudence. On peut raisonnablement supposer qu’il faudra attendre une décroissance avérée et sur une période significative du nombre de malades admis en réanimation, du nombre de décès et de nouveaux cas, pour que ce conseil ose envisager un horizon au confinement. Le Président de la République lui-même n’a-t-il pas déclaré à ses conseillers le 5 avril que “seul le niveau de risque sur la santé des Français fixera la durée du confinement” ?

Oui mais voilà. Entièrement tourné vers le salut de la santé publique, le comité d’experts ne peut pas (et ce n’est pas ce qu’on lui demande) envisager le problème autrement que selon le prisme sanitaire.

Or, le confinement, unique réponse semblant satisfaisante pour le moment du point de vue de la santé publique, pose de graves problèmes économiques, psychologiques, sociaux et sociétaux alors que la France entre dans sa 5ème semaine de confinement synonyme de 6,3M de salariés au chômage partiel (pour un coût qui dépassera 20 milliards d’euros[1]). Et plus il dure, plus ses conséquences seront graves et difficiles à contrer.

Le confinement doit-il durer « aussi longtemps que nécessaire », quoi qu’il en coûte ?

Si l’on connaît encore peu de choses de la maladie, on sait que le Coronavirus présente la particularité d’être assez sélectif dans ses victimes. L’intensité des symptômes et le pronostic vital semblent notamment être largement corrélés à l’âge des malades et à la présence de facteurs aggravants comme l’obésité ou l’hypertension.

Source : https://ourworldindata.org/coronavirus#case-fatality-rate-of-covid-19-by-age

Le taux de létalité du Coronavirus bondit au-delà de 70 ans. En Italie et en Espagne, certains chiffres indiquent que les personnes de plus de 70 ans représenteraient respectivement 83,3 et 86,5% des décès, contre 1,1% et 1,4% pour la tranche des 30–50 ans[4]. En France, les chiffres ne seront réellement connus que lorsque l’ensemble des EHPAD auront effectué leur décompte. Mais déjà, alors qu’un quart seulement des EHPAD a transmis ses chiffres, les décès de résidents comptent pour près de 30% du total[5].

Le confinement n’a donc pas la même utilité pour l’ensemble de la population (même s’il ne faut pas ignorer les formes sévères qui peuvent survenir chez les plus jeunes). Il peut même être considéré comme contreproductif au sens où il empêche le développement d’une immunité collective (laquelle suppose au minimum 60% de personnes infectées). Autrement dit, le confinement a d’abord vocation à protéger nos aînés, nos parents, nos grands-parents.

Mais pour éviter de contaminer la part la plus âgée de la population, combien d’actifs mettons-nous en danger ?

Se présente ici une zone dangereuse d’évaluation et de différenciation des vies humaines, en fonction de leur intérêt économique. Le philosophe Allemand Jürgen Habermas, dans un entretien récent au Monde, rappelle fort justement que la situation risque de porter atteinte à « l’intangibilité de la vie humaine », et appelle les autorités politiques à résister à la « tentation utilitariste »[6].

Mais lorsque l’on parle de conséquences « économiques » de la crise, n’oublie-t-on pas les conséquences tout aussi humaines d’un effondrement de l’économie, et les vies que ces conséquences vont fragiliser, voire ôter ?

Avons-nous bien conscience que, derrière le désastre économique qui s’annonce, des vies humaines se trouvent également en jeu ?

Aux Etats-Unis, les inscriptions au chômage ont bondi de 10 millions en quelques jours avec le début du confinement. Qui dit perte d’emploi dit perte de revenu, potentiellement perte de logement, difficultés d’alimentation, difficultés d’accès au système de soins. En France, le dispositif de chômage partiel financé par l’Etat sert pour l’instant d’amortisseur. Mais avec quelles conséquences à terme ?

On sait qu’une croissance d’au moins 2% est nécessaire pour faire baisser le chômage. Or la France est entrée en récession, et la situation mondiale n’incite guère à l’optimisme quant à une reprise rapide post-pandémie. Les prévisions de croissance pour 2020 sont plus que catastrophiques[7] (-6% du PIB pour la France). Elles vont entraîner d’innombrables faillites d’entreprises[8], et une hausse spectaculaire du chômage. Là où la crise de 2008 est jugée responsable d’au moins 500.000 morts prématurées[9], celle de 2020 comptera probablement les morts en millions.

Image par Gerd Altmann de Pixabay

L’argent public injecté dans l’économie à des niveaux jamais vus se paiera, d’une façon ou d’une autre. Pour certains intellectuels de gauche, c’est déjà « aux plus riches » de payer (via l’augmentation des impôts). Les europhiles espèrent une stratégie européenne d’endettement dont les eurosceptiques seront les premiers à railler l’échec. Et qui dit Europe fragile dit tensions nationalistes et populistes. On ne peut pas exclure que l’inflation reparte (fortement ?) à la hausse, détruisant ainsi les économies de millions d’épargnants. Bref, ce qui se profile d’un point de vue économique et financier n’est pas une crise mais un effondrement, qui fera grimper en flèche le niveau de pauvreté. Et une population sous le seuil de pauvreté est une population où les décès prématurés se multiplient.

Les dégâts sociaux engendrés par la pandémie renforceront les fractures déjà existantes. La plus évidente, entre les « cols blancs » qui peuvent télétravailler et « les cols bleus » qui doivent continuer de se rendre à leur travail et qui, compte tenu des discours anxiogènes, ont la sensation d’aller tous les matins à l’échafaud. Entre les soignants au sens large, qui vivent une expérience extrême, et l’immense majorité de la population pour qui le coronavirus restera surtout synonyme de privation de liberté. Entre les plus aisés qui ont pu fuir dans leur résidence secondaire ou qui bénéficient de conditions de confinement très supportables (maisons, jardins) et tous ceux qui se serrent au sein de logements exigus dans des environnement bétonnés. Entre les hommes, dont beaucoup continuent leur travail à la maison mais comme avant, et les femmes obligées de prendre un congé maladie ou un chômage partiel pour s’occuper des enfants et de toute la logistique domestique. Entre les personnes âgées, plus isolées que jamais, privées de toute vie familiale et sociale, et les jeunes, privés d’école, de concours, d’échanges et de camaraderie.

Les médecins commencent par ailleurs à s’inquiéter des dégâts médicaux que provoquera le confinement : quelles conséquences pour ces rendez-vous et examens reportés pendant toute la période de confinement, impliquant des mois de rattrapage d’agenda ? Une fibroscopie prévue en mars mais ayant lieu en septembre. 5 mois de retard qui permettent à un cancer de se développer et de passer du stade « débutant » au stade « flambant ». Combien de dépistages annulés ? Combien de patients qui « font avec » leurs symptômes faute de cabinet médical ouvert ou faute de pouvoir se faire examiner ? La télémédecine n’apporte qu’une réponse partielle aux patients qu’il faudrait examiner. Quid des personnes présentant des fragilités psychiques ou psychiatriques ? Combien de suicides pourront être mis sur le compte du confinement ? Et, enfin, combien de féminicides et de violences intra-familiales entraînant la mort ou des infirmités définitives ?

Compte tenu de tout ces éléments, comment expliquer cette préférence réaffirmée pour le confinement, « aussi longtemps que nécessaire » ?

La pandémie nous confronte à notre peur de la vieillesse et de la mort

Image par Gerd Altmann de Pixabay

Une des réponses principales est sans doute notre difficulté à regarder nos morts.

Politiquement, il est suicidaire pour un gouvernement d’en arriver à une situation sanitaire où des hôpitaux débordés refuseraient des prises en charge ou les accepteraient dans des conditions indignes. Il n’est pas envisageable dans un pays qui se considère comme la 7ème puissance économique mondiale de voir des cadavres s’accumuler dans des parkings, et des pompes funèbres saturées. A l’heure des réseaux sociaux, imaginer des photos ou des vidéos qui montreraient des corps en attente d’évacuation dans les hôpitaux parisiens doit faire frissonner d’angoisse tous les communicants politiques. Aucune autorité publique ne s’en relèverait. Et le traumatisme collectif serait profond et durable. Ce scénario est absolument inenvisageable pour l’exécutif, alors que se profilent les élections régionales et départementales en mars 2021.

Il est par ailleurs extrêmement compliqué et destructeur pour un corps social de ne pas pouvoir accompagner ses aînés correctement dans la mort. Nous sommes, depuis des décennies déjà, dans un rapport d’exclusion vis-à-vis de la mort, et également de la vieillesse. Là où la mort et son accompagnement ont longtemps fait partie intégrante de la vie des familles, notre société « moderne » et de moins en moins religieuse a relégué le soin des aînés et la mort en lisière de ses préoccupations[10]. Peu de familles prennent en charge aujourd’hui un parent qui n’est plus en mesure de se maintenir chez lui sans aide. Cette responsabilité a progressivement été déléguée à des structures d’accueil spécialisées (maisons de retraite, EHPAD, « résidences médicalisées de services »), et à toute une profession d’aide aux personnes âgées (aides à domicile, infirmiers et kinés etc.).

Avec le Coronavirus, notre culpabilité collective ressurgit. La fragilité des personnes âgées face à la pandémie nous rappelle à la fois que nous les laissons vieillir seuls, et que nous sommes mortels nous aussi. Nous aussi un jour (pas si lointain) nous serons vieux, et nous aussi nous pourrions mourir ainsi. Nous voici rappelés à notre déchéance programmée et à notre vulnérabilité. Or, la mort est autant mise de côté dans nos sociétés que les personnes âgées. Nous cherchons à ralentir le vieillissement, à le masquer. Mourir est presque une erreur, une faute de goût, quelque chose qu’il convient de maintenir à distance le plus longtemps possible. Mourir doit, si possible, se faire sans hâte, par une dégradation lente et progressive qui permet à l’entourage de se préparer à l’inéluctable et de faire ses adieux. Rien de cela n’est possible avec le Coronavirus, qui provoque des dégradations rapides et la mort en quelques jours.

Ajoutons à tout ceci que l’accompagnement vers la mort et les rites funéraires sont profondément perturbés par les mesures de précaution (interdiction des visites à l’hôpital, réduction des cérémonies funéraires au strict minimum, devant une assemblée très limitée), ce qui aggrave notre culpabilité collective. Qui a envie d’imaginer son parent, encore “en pleine forme pour son âge” quelques semaines plus tôt, mourir seul, à l’hôpital, au milieu de soignants anonymes habillés en cosmonautes pour se protéger de la contamination ?

Ce sont nos émotions profondes qui sont ici touchées. Notre imaginaire de la mort, notre rapport avec nos ascendants. Cela suffit-il à expliquer que tous les effets dramatiques du confinement soient absents du débat public, et que les autorités politiques y tiennent coûte que coûte? Peut-être. Mais à la fin, arrivent les questions douloureuses : « combien de chômeurs vaut un mort évité dans un EHPAD ? » s’interroge Jean-Marc Vittori dans Les Echos. Combien de drames humains à retardement sont actuellement en germe, au fur et à mesure que le confinement se prolonge ? Pourra-t-on être collectivement fiers d’avoir traité « également » toutes les vies (sans tri) si cela aboutit à des catastrophes moins frappantes émotionnellement (car moins concentrées dans le temps et l’espace) mais plus coûteuses encore en vies humaines ?

Il est temps d’élargir la réflexion au-delà du principe de précaution sanitaire

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Il est logique que le prisme sanitaire ait prévalu dans la réaction immédiate à la crise, et dans la mise en place des premières mesures. Il devient vital de le réintégrer dans une réflexion systémique, prenant en compte tous les paramètres de l’équation. Du point de vue médical, l’ex-directeur général de la Santé William Dab appelle à sortir de la focalisation sur les soins, pour renforcer les efforts d’épidémiologie de terrain (mieux connaître le virus, ses modes de propagation, l’étendue de l’épidémie, les causes d’infection des nouveaux patients etc.) et ne plus faire peser sur la seule population tous les efforts de prévention de la maladie.

Au-delà des aspects médicaux, une première action à conduire est sans doute d’adjoindre au comité scientifique un comité socio-économique pour éclairer la décision publique. Et, pour préparer un déconfinement rapide ET maîtrisé, une mobilisation de l’intelligence collective pour répondre aux questions les plus pratiques (priorisation du déconfinement, adaptation des habitudes comportementales, mobilisation des réseaux de solidarité etc.) semble tout aussi nécessaire. En effet, les contraintes qu’impliqueront tant une poursuite du confinement qu’un déconfinement progressif rendent indispensable la pleine adhésion des citoyens, sous peine de révolte. Cela implique non pas tant de les consulter sous forme de sondage, mais plutôt de les associer sur l’élaboration des règles de précaution et sur leur communication. A cet égard, le conseil de spécialistes des sciences comportementales semble indispensable, ainsi que la consultation réelle des citoyens sur les scénarios de sortie de crise (via par exemple des appels à contribution).

[1] Pour mémoire, le budget 2020 de l’Etat était fixé initialement à 343,7Mds€ de dépenses. Le plan d’urgence pour l’économie, porté à 100Mds€ le 9 avril, devrait coûter in fine à l’Etat au moins 22,5Mds€ supplémentaires, d’après le ministre du Budget G.Darmanin.

[2] Selon le Larousse : « Essentiel, indispensable. Ce qui s’impose »

[3] https://www.youtube.com/watch?v=gAk7aX5hksU

[4] Les données doivent être prises avec précaution, car la comptabilisation des décès ne se fait pas de la même façon dans les différents pays

[5] Chiffres au 9 avril : 10.869 décès dont 3.237 en EHPAD soit 29,7%

[6] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/10/jurgen-habermas-dans-cette-crise-il-nous-faut-agir-dans-le-savoir-explicite-de-notre-non-savoir_6036178_3232.html

[7] https://lepetitjournal.com/hong-kong/coronavirus-recession-des-economies-mondiales-pour-2020-277507

[8] Le nombre de faillites pourrait exploser de 25% en 2020 d’après la COFACE

[9] https://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/la-crise-de-2008-aurait-engendre-plus-de-500-000-morts-par-cancer-dans-le-monde_1795819.html

[10] Philippe Ariès, Essai sur l’histoire de la mort en Occident, Seuil, 1975.

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