“L’intelligence du lien”: retour sur le rendez-vous annuel de l’intelligence collective

Zelda Bas
SCIAM
Published in
6 min readJul 28, 2020
Image by ACM Collective Intelligence Conference 2020

Chaque année, chercheurs et praticiens en intelligence collective se réunissent à l’ACM Collective Intelligence Conference. Ils y présentent leurs derniers travaux et y partagent des retours d’expérience sur des domaines riches et variés tels que l’intelligence artificielle, le crowdsourcing ou la démocratie participative.

L’édition 2020 a réuni près de 200 experts en intelligence collective en provenance des quatre coins du monde. Initialement prévue simultanément à Copenhague et Boston, où sont basées Northeastern University et la Copenhagen Business School (dont le département d’intelligence collective est l’un des principaux centres de recherche dans le domaine en Europe), la communauté s’est adaptée aux conditions sanitaires en se réunissant pour la première fois virtuellement.

SCIAM y était notamment représenté par le Dr Lex Paulson, Directeur de l’Ecole d’Intelligence Collective et Associé SCIAM. En tant que membre du Comité de Programme de la conférence, ce dernier a participé à la sélection des meilleurs papiers de recherche pluridisciplinaires sur l’intelligence collective.

Quatre sessions thématiques ont rythmé la journée : biologie et neurosciences, comportement organisationnel, politique et économie. Les intervenants ont abordé plusieurs problématiques telles que la synchronisation neuronale dans un groupe, le phénomène de sagesse des foules, les marchés prédictifs, le rôle de la technologie dans la réponse au coronavirus, etc.

Retour sur une édition singulière dont nous avons sélectionné les interventions les plus marquantes.

Guy Theraulaz — L’attention sélective des bancs de poissons

Guy Theraulaz, Directeur de Recherches au CNRS, étudie les phénomènes d’intelligence collective au sein des sociétés animales. Sa présentation portait sur la manière dont les poissons interagissent et coordonnent leurs déplacements au sein d’un banc.

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Afin de mieux comprendre leurs interactions, Guy Theraulaz multiplie les approches. Il croise expériences, algorithmes et simulations robotiques afin d’analyser les trajectoires individuelles et déterminer, pour chaque poisson et à chaque instant, quels “voisins” vont influencer son déplacement. Les conclusions de Guy Theraulaz démontrent que chaque poisson ne doit acquérir qu’un minimum d’informations sur le comportement de ses voisins pour qu’une coordination émerge au niveau du groupe. En effet, lorsqu’un poisson imite le comportement d’un petit nombre de ses voisins, il déclenche alors un mécanisme comparable à l’effet domino.

Image by Guy Theraulaz

Si l’intelligence collective, en tant que discipline, n’existe que depuis quelques années, cette intervention nous fait prendre conscience que ce phénomène n’a rien de nouveau. L’intelligence collective est omniprésente dans la nature, que ce soit au sein des bancs de poissons, des colonies de fourmis, des ruches ou parmi les mammifères chassant en meutes.

Thalia Wheatley — Communication et synchronisation neuronale dans les groupes

Du monde animal nous sommes passés à l’humain avec l’intervention de Thalia Wheatley, Professeur à la Darmouth University, qui s’intéresse à la manière dont nous communiquons et créons des liens. Thalia W. a mené différents travaux pour identifier comment un groupe de personnes parvenait à un consensus. Le mot clef de sa recherche : converser.

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Dans le cadre d’une expérience, Thalia Wheatley et ses collègues ont d’abord demandé à plusieurs personnes de regarder, seules, les mêmes extraits de films dont le son avait été délibérément coupé. Durant le visionnage, l’activité cérébrale de chaque participant était observée à l’aide d’un scanner. Dans un deuxième temps, trois à six personnes se retrouvaient pour partager leur interprétation des extraits et trouver un consensus. Une fois l’activité de groupe terminée, les participants étaient à nouveau séparés afin de regarder les mêmes extraits, sans son. En comparant les activités cérébrales avant et après l’échange Thalia Wheatley a montré que l’activité cérébrale des participants s’était alignée dans plusieurs régions du cerveau.

Image by Thalia Wheatley

Interagir, débattre et chercher un consensus a entraîné la fusion des modèles mentaux des membres du groupe. L’acte de converser est ce que Thalia Wheatley désigne comme un “neurofeedback” (un retour d’information neurologique). Autrement dit, le fait de converser envoie un retour d’expérience au cerveau provoquant une modification de l’activité cérébrale et plus précisément synchronise cette dernière au sein d’un groupe.

Thomas Malone — COVID-19 et changements organisationnels

Thomas Malone, fondateur du MIT Center for Collective Intelligence, et auteur d’un des livres piliers du domaine : “Superminds” a mis en lumière le rôle crucial des interactions au sein d’un collectif. Comme nous en avons tous été témoins, la propagation de covid-19 a considérablement accéléré des changements que beaucoup estimaient possibles d’ici plusieurs années, notamment la mise en place et l’adoption du télétravail massif.

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Selon Thomas Malone, si le télétravail devient la norme, alors nous aurons davantage la possibilité de vivre où nous le souhaitons, indépendamment du lieu de notre travail, ce qui en retour aura des impacts sur de nombreux secteurs comme l’immobilier par exemple.

Si Thomas Malone voit cette mutation d’un œil positif, il souligne un point d’attention qui lui semble crucial: “Les interactions ad hoc spontanées sont essentielles pour établir des liens et de la camaraderie […] “C’est ce qui manque aux gens en ce moment en situation de télétravail”. Le défi organisationnel auquel nous faisons face, dans un monde post-covid, est donc d’arriver à maintenir des collectifs engagés et performants malgré la distance. Thomas Malone présage l’apparition d’un nouveau type de bureau qu’il appelle les “neighborhood offices” (bureaux de quartier) et le recours à de nouveaux modes de socialisation numérique.

Hélène Landemore — Citoyens vs. experts dans les expériences délibératives : leçons de la Convention Citoyenne sur le Climat

Hélène Landemore, maîtresse de Conférences titularisée en Sciences Politiques à l’université de Yale, à présenté la Convention Citoyenne pour le Climat comme une expérience mettant en œuvre l’intelligence collective dans le champ des pratiques politiques contemporaines. Chercheuse-observatrice de la conférence, Hélène Landemore a axé sa présentation sur les interactions entre citoyens et experts lors de cet exercice démocratique unique.

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Selon elle, les assemblées délibératives démocratiques maximisent la diversité de la réflexion et des manières d’appréhender un problème. Point de vue original qui tranche avec ce qui relève d’une pensée commune, à savoir qu’une assemblée est “intelligente” lorsqu’elle s’incarne au travers d’experts diplômés plutôt que des gens ordinaires.

La diversité cognitive est l’ingrédient clef pour faire émerger l’intelligence collective. L’agrégation de profils, de modèles mentaux et de connaissances différentes permet une réflexion plus complète et plus performante. Selon Hélène Landemore, “Les citoyens erreront davantage […] ils exploreront la carte des solutions en dehors du périmètre défini par les experts. Ils couvrent plus de terrain. Ils ouvrent plus de portes.” Cela ne veut pas dire que l’avis des experts ne doit pas être prise en compte, mais qu’il est nécessaire dans un contexte de problèmes complexes de puiser dans l’intelligence collective des citoyens. Ils sont peut-être moins compétents individuellement qu’un expert sur un sujet précis, mais plus divers collectivement.

L’intelligence collective n’est pas une découverte. Elle est omniprésente dans toute organisation sociale comme le montre Guy Theraulaz. C’est l’intelligence du lien, de la coopération. Pourquoi alors un regain d’intérêt pour l’intelligence collective ces dernières années? C’est une question de contexte.

Nous vivons dans un monde plus interconnecté que jamais, ce qui se traduit en un environnement complexe intégrant un grand nombre de variables interdépendantes. A cela s’ajoute la transformation numérique qui a provoqué des bouleversements sociaux profonds, notamment dans notre manière d’interagir. Enfin, les outils conceptuels issus de la science classique du XIXe et XXe siècle qui nous guidaient et qui ont inspiré l’organisation scientifique du travail, avec le taylorisme et ses structures hiérarchisées, sont remis en question et jugés comme n’étant plus adaptés.

La structure de notre monde, de nos sociétés et de nos organisations est plus complexe et diffuse. Elle requiert donc d’opérer autrement. Capitaliser sur l’intelligence collective, c’est s’organiser différemment, en créant des coalitions inclusives et diverses exploitant les nouvelles technologies comme levier, pour avoir un impact positif à plus grande échelle.

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