Comment se porte la forêt dans les paradis fiscaux ?

Antoine Kopij
Show Me Finance
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7 min readApr 19, 2022
La chasse des Archiducs, Jan Brueghel l’Ancien, vers 1611

Quelques emails plus tard, j’étais assis dans ma cuisine, attendant le confcall avec Jasper. C’était surement la cuisine, c’est là que je travaillais à l’ordi habituellement, pendant que mon ex était à l’étage, à faire exactement la même chose. Je pense qu’à ce stade du confinement, on ne se parlait déjà plus. Plus tard, j’ai installé mon lit et mon bureau dans le salon et elle a fait de l’étage son espace privé.

En arrière-plan, la pièce où se trouvait Jasper (pseudonyme) était minimaliste et spacieuse. Son ordinateur était posé au milieu du bureau, ce qui me permettait de voir le haut de son corps et les gestes de ses mains. Je répondais à ses questions depuis l’intérieur d’une boîte transparente placée devant lui, en équilibre entre frénésie et sueur froide.

Jasper commença par quelques questions techniques. Je ne demandais pas mieux, pour une fois je pouvais parler de codes d’identification financière sans endormir mon interlocuteur aussi sec. Quand il fut plus ou moins rassuré de savoir que je n’allais pas bousiller son travail, Jasper passa au sujet sensible. Spoiler alert, j’ai effectivement bousillé son travail, bien plus tard, mais j’y reviendrai.

— Donc, dit-il, ton projet consiste à rechercher les groupes posant un risque de déforestation à l’intérieur des actifs gérés par BlackRock, pour voir si ces groupes sont domiciliés dans des paradis fiscaux. Exact ?

— Exact.

— Mais en quoi est-ce censé aider la campagne de Change Finance ?

J’ai fait valoir que l’évasion fiscale faisait partie des questions couvertes par les principes environnementaux, sociaux et gouvernementaux (ESG), bien qu’elle soit souvent éclipsée par le changement climatique et les émissions de carbone. J’ai revendiqué le soutien de la coalition Change Finance. Démontrer que BlackRock contribue au financement de la déforestation via l’évasion fiscale ferait d’une pierre deux coups.

Jasper poursuivit avec la même tranquillité.

— À mon avis, il n’y a aucune preuve que le financement par les paradis fiscaux accentue la déforestation. Je ne vois aucune corrélation entre les deux.

Ça c’est con, j’ai failli dire. À la place, j’ai fait une pause pour imiter son calme.

— Si c’est le cas, dis-je, alors ça se verra dans les chiffres, non ?

— C’est possible.

À ce stade, je n’avais qu’une vague idée de ce que j’allais trouver dans les investissements gérés par BlackRock. De même, je n’avais lu aucune démonstration académique de la corrélation entre le financement via les paradis fiscaux et la déforestation. Mais je l’ai trouvée plus tard, et Jasper ne l’a pas contestée lorsqu’il a lu mon rapport, un an et trois mois après cette première et unique réunion.

— Écoute, dit-il, je pense que beaucoup de gens ont une vision négative des paradis fiscaux, principalement à cause des offshore leaks. Mais ces “fuites” n’ont rien révélé d’illégal.

— C’est vrai, dis-je en marchant sur des œufs. Cette question a des implications politiques. Et nous ne partageons peut-être pas le même point de vue sur les paradis fiscaux. Mais je crois fermement que ce sont les chiffres qui doivent avoir le dernier mot.

— Je suis d’accord.

Il se tenait le menton en tapotant des doigts sur sa joue.

— Seulement je ne pense pas que tu trouveras quoi que ce soit. De nombreuses entreprises se financent via des paradis fiscaux. La plupart d’entre elles ont des raisons commerciales légitimes de le faire. La déforestation et l’évasion fiscale sont deux choses distinctes. Je ne vois pas pourquoi ils pourraient être liés.

Je n’ai pas argumenté. Il fallait surtout qu’il accepte de m’envoyer les données. Ce qu’il a fait. Mais à la condition que je ne les partage qu’avec les membres de la coalition Change Finance. Cette condition exclut de facto les membres anonymes de mon propre petit groupe, Show Me Finance, qui se trouvait justement être composé de professionnels ayant les compétences nécessaires pour utiliser les données. Une seule membre active de Change Finance avait l’expérience appropriée en matière de données financières (bien meilleure que la mienne), et elle avait déjà beaucoup de travail.

De toute façon, je cherchais un moyen de m’enterrer sous les données avec une mission grandiloquente, et j’ai fait exactement ça. Je me suis mis au travail et j’ai produit une version très courte du rapport dont j’ai parlé plus haut. Cette première version ne contenait que des graphiques accompagnés de descriptions sommaires. Je l’ai bâclée en trois mois et envoyée à la coalition Change Finance pour relecture en plein milieu des vacances de Noël. À l’immense satisfaction, sans le moindre doute, des membres de Change Finance, qui n’avaient rien de mieux à faire pendant leurs vacances. La coalition l’a approuvé, mais j’avais besoin que Jasper l’approuve aussi, puisque c’est lui qui avait fourni les données de base. Il avait fait le plus gros du travail en collectant toutes les informations pertinentes sur les groupes posant des risques de déforestation, avec l’aide de l’équipe de recherche d’Annemieke. Je ne voulais pas publier le rapport dans son dos.

Mais Jasper n’a pas approuvé le rapport bâclé. Le problème qu’il a soulevé était central. D’après ses commentaires, s’il n’était pas prouvé que le financement via les paradis fiscaux et la déforestation sont causalement liés, il était inadmissible d’accuser BlackRock d’accentuer la déforestation en investissant dans des entreprises domiciliées dans des paradis fiscaux. Une critique justifiée, mais qui signifiait que “mon” rapport ne serait jamais prêt avant la publication du rapport sur la finance durable que BlackRock préparait pour la Commission.

Je suis retourné au travail et j’ai fouillé la littérature universitaire, piratant la plupart des articles et des livres, pour écrire un nouveau rapport. J’ai envoyé cette nouvelle version pour révision exactement un an plus tard, à Noël 2021. À ce moment-là, BlackRock avait déjà publié son rapport, et Change Finance était au bord de la dissolution. Le groupe auquel je participais était inactif, car son seul objectif avait été de réclamer l’annulation du contrat entre BlackRock et la Commission. Le contrat n’a pas été annulé, et il n’y avait plus personne au sein de Change Finance pour lire mon rapport. Mais Jasper l’a lu quand même.

Il a lu la moitié de la prose laborieuse entre 7h et 8h du matin, pendant le petit-déjeuner, mais je parie qu’il avait déjà mangé à cette heure-là. Je lisais ses commentaires sur le document partagé. La première moitié du rapport est consacrée à résumer la littérature académique qui établit une corrélation entre les paradis fiscaux et la déforestation. Il n’a pas ralenti dans ces pages là, ne relevant que des erreurs mineures et des imprécisions lexicales. Il poursuivit avec la partie analytique. Pas de gros problème. Puis il est arrivé à la section où je critique son propre travail (à la page 21, section 3.5).

Puisque mon propos était d’expliquer pourquoi les lois relatives au secret financier dans les paradis fiscaux protègent les groupes liés à la déforestation des enquêtes sur leurs activités, je devais examiner mes propres sources de données. Ce qui signifie que je devais critiquer le travail de Jasper, et par extension le travail de l’équipe d’Annemieke, qui avait contracté les services de Jasper pour retrouver les données financières relatives à la déforestation dans une base de données spécialisée.

Je devais signaler que les données disponibles sur les groupes domiciliés dans les paradis fiscaux ne sont probablement pas fiables, à cause du manque de transparence inhérent aux lois en vigueur dans les paradis fiscaux. Encore une raison de préserver l’anonymat d’Annemieke et Jasper, je ne cherche pas à ruiner leur réputation professionnelle. Quelle qu’en soit la raison, Jasper s’est arrêté là dans la lecture du rapport et je n’ai plus entendu parler de lui depuis lors. J’espère que la prochaine fois que nous parlerons, ce ne sera pas pour un procès. Mais d’après ce que j’ai compris, je peux publier le rapport lui-même à condition de ne pas publier les données originales, c’est-à-dire les tableaux qu’il m’a envoyé.

L’une des raisons pour lesquelles j’espérais une validation de la part de Jasper (à part mes propres problèmes de figure paternelle), est que j’avais besoin de quelqu’un pour vérifier les chiffres et approuver l’analyse. Mais personne ne va faire ça, donc je partage le rapport tel quel.

J’ai fait de mon mieux pour suivre les corrections de Jasper, à l’exception des dernières remarques qu’il a faites sur la fiabilité de ses propres données relatives aux entreprises domiciliées dans des paradis fiscaux. Ces remarques ne m’ont pas convaincu. Je ne publierai pas les données de Jasper, et je ne les transmettrai pas en privé, mais j’espère que quelqu’un vérifiera mes résultats. Le moyen le plus rapide de le faire est d’utiliser la base de données Refinitiv avec l’outil Eikon, qui est le fournisseur de données privées utilisé par Jasper. Le coût de l’abonnement à Refinitiv n’est pas public, mais les estimations varient entre 3600 et 27000 dollars par an (avant inflation, je suppose). Si vous n’avez pas le liquide sous la main, vous pouvez essayer l’université ou l’école de commerce de votre région, qui aura peut-être accès à Refinitiv, et qui vous laissera peut-être jeter un coup d’œil.

Dans la prochaine série d’articles de blog, je ferai de mon mieux pour ré-écrire mon rapport d’une manière plus accessible. Sans le jargon, les détails techniques et avec plus d’explications. J’essaierai également de le rendre plus agréable à lire, si c’est possible avec un sujet comme l’influence des paradis fiscaux sur la déforestation dans les actifs de BlackRock.

Cet article est le sixième d’une série.

Article suivant: Le rôle de BlackRock dans la déforestation (et comment résoudre le problème)

Lire depuis le début: Faire campagne contre BlackRock, presque tout ce qu’il faut savoir

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Antoine Kopij
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Open data applied to finance, market transparency and sovereign debt. Learning python for citizen participation and collaborative analysis at ShowMeFinance.org