Comment négocier avec la pente glissante?
Il existe une anecdote fameuse à propos de George Bernard Shaw. Lors de sa rencontre avec une actrice, il lui fît la proposition indécente suivante : “Madame, accepteriez vous de coucher avec moi pour un millions de livres sterling?”, son interlocutrice lui répondit qu’elle pouvait l’envisager.
Engouffrant son pied dans la porte de la conversation, Shaw lui demanda si elle accepterait de coucher avec lui pour une seule livre sterling. Bien évidemment, l’actrice ne manqua pas de s’offusquer, aboutissant à cet échange mythique :
“Pour quelle genre de femme me prenez vous, monsieur?”
“Madame, nous avons déjà établi quel genre de femme vous êtes, à présent, nous en sommes au stade des négociations et du marchandage concernant le tarif.”
Chris Dillow nous invite à envisager la politique à travers ce prisme. Parfois, il est judicieux d’établir le principe, puis de négocier graduellement pour la magnitude et le délai de son application concrète.
Prenons quelques exemples concret. En 1999, les travaillistes mirent en place le salaire minimum à un niveau ridiculement bas, mais une fois que le principe d’un seuil minimum en matière de paie avait été établi, il fût aisé de le relever progressivement sur le plus long terme, tant et si bien que le salaire minimum britannique finit par atteindre un niveau comparable à celui d’autres nations européenne, quand bien même il avait été initialement établi à un niveau inférieur à la moyenne.
De manière similaire, les privatisations de Thatcher commencèrent à une échelle modeste, comme de simple expédients à court terme pour réduire le niveau d’endettement public, avant que les mesures ne fassent boule de neige pour accoucher d’une reforme en profondeur de l’économie britannique que certains de ses admirateurs considèrent comme le plus grand héritage de la dame de fer.
C’est pour cette raison que bon nombre de personne de gauche font preuve d’une tolérance zéro quand cela concerne certains sujets comme le racisme ou les restrictions à l’immigration, si le cordon sanitaire n’est pas fermement établi, une fois que certains sujets sont estimés digne de faire l’objet d’une discussion, on finit par les banaliser, en faire des opinions acceptables, et à s’engager dans une escalade aboutissant à la mise en place d’un environnement hostile pour les minorités, des dérapages comme celui de la génération Windrush en Grande Bretagne, quand il ne s’agit pas d’expulser les personnes les plus vulnérables comme les réfugiés ou les étudiants étrangers en lieu et place des criminels invoqués comme prétexte initial, et à la fin de la pente, on peut se retrouver avec des pogroms massifs allant jusqu’à l’incendie de centre d’accueil pour les réfugiés…
Le cheval de Troie initial prit la forme de l’éternelle controverse de la participation des personnes transgenres aux compétitions sportives. Comme le pointait la journaliste Erin Reed, l’équité en matière sportive n’a jamais été l’objectif des républicains, le véritable but était de mettre le pied dans la porte pour faire passer l’idée qu’on pouvait émettre des réserves sur l’identité des personnes transgenre, et que ces réserves pouvaient constituer une justification à un certain degré de discrimination et de restriction de leurs droits comme de leur accès à certains espaces.
Dans certains Etats, on vit les représentants démocrates considérer que c’était une concession mineure à offrir à leurs adversaires en guise d’os à ronger pour éviter des attaques plus fondamentales vis à vis de la minorité trans. Mais comme l’avaient prophétisés les principaux concernés, les républicains ne s’arrêtèrent pas là… Et nous sommes arrivés à un stade où les lois mise en place aboutissent à la criminalisation de la présence des personnes transgenre dans l’espace public (cette dernière étant jugé comme un étalage obscène de sa sexualité devant les enfants), l’interdiction d’accéder aux toilettes publiques correspondant aux genre de leur choix (avec des primes récompensant la dénonciation des criminels pris sur le fait) sous prétexte de protéger les femmes cisgenres des prédateurs sexuels, l’interdiction des transitions sociales ou médicales au mineurs sous prétexte d’éviter les dommages irréversibles, tout en sachant que sur ce sujet extrêmement précis, les républicains considèrent qu’on peut être mineurs jusqu’à l’âge de 25 ans, quand ils ne franchissent pas explicitement la ligne en criminalisant les transitions médicales tout court, y compris pour les adultes, et nous pourrions malheureusement continuer fort longtemps…
Raison pour laquelle les personnes transgenres se battent bec et ongle pour éviter la moindre concessions sur le plus petit sujet, avec un succès hélas mitigé quand il ne s’agit pas d’un échec…
De l’autre côté de la barrière, les conservateurs français avaient bataillé contre le PACS en s’appuyant sur l’idée que la prochaine étape serait la légalisation du mariage homosexuel au cours des prochaines années, et de fait, c’est bien ce qui s’est produit…
Quelle est la leçon à retenir de tout ça et le point que nous essayons de mettre en avant, ici?
Tout simplement que la politique réelle est fort différente de l’image que s’en font les technocrates, mais également leurs adversaires à gauche du spectre politique. Les premiers sont persuadés que certaines politiques se limitent à des mesures temporaires pour résoudre des défaillances à court terme, qui demeureront ciblées et ne nous engageront pas plus loin, du côté des gauchistes, on tend à se plaindre du caractère insuffisant des politiques proposés, en appuyant sur l’idée qu’elles ne sont pas à un niveau apte à générer des changements significatifs sur la vie des citoyens… Des deux côtés de la ligne, les uns comme les autres succombent à la même erreur, l’idée que la politique se limitent à actionner des leviers au sommet et à procéder à des mesures chirurgicales qui n’iront pas plus loin que la cible qu’on s’était initialement assigné… Mais des mesures mineures peuvent ouvrir la porte et paver le chemin à des transformations majeures, pour le meilleur comme pour le pire…
Face à une mesure politique, il faut toujours se poser cette question. Où va-t-elle nous entrainer sur le long terme? Est-ce une fin, ou bien est-ce un commencement?
D’autant que la politique ne va pas simplement altérer le climat culturel et intellectuel, puisqu’elle peut aboutir à modifier en profondeur les bases matérielles de la société. Il suffit de voir la manière dont Thatcher a brisé les syndicats de travailleurs britanniques, en plus de métamorphoser le visage de l’économie de son pays en ouvrant la boite de Pandore de la financialisation. Par ses politiques favorables aux universités, Tony Blair a créée de manière involontaire une cohorte de travailleurs au sein du secteur économique immatériel, pavant la voie à un groupe électoral défendant une vision progressiste et cosmopolite plus radicale.
La politique n’est pas un processus statique, c’est un processus dynamique, qui ne se limite pas à des mesures technocratiques ciblés ne débordant pas de l’objectif initialement assigné. Vision de la politique autrement plus pertinente que celle consistant à se représenter l’Etat comme un équivalent d’Amazon et l’électeur comme un consommateur.
Prenons la mesure proposé par les travaillistes, il y a quelques années, de céder aux travailleurs une portion de la propriété des entreprises au sein desquelles ils travaillent. Envisagée de manière superficielle, cela ressemble à une aumône pitoyable imposé aux actionnaires qui se séparent d’une fraction mineure de leurs dividendes comme de leur patrimoine, mais là encore, est-ce la fin…ou un nouveau commencement? Transférer une portion de la propriété de l’entreprise aux travailleurs peut aboutir à une hausse de la productivité, et les amener à négocier pour obtenir un contrôle plus étendu au fil des ans, aboutissant à une métamorphose en profondeur de notre système économique pour le rendre plus démocratique, mais peut être aussi plus efficient…
N’oublions pas les effets de l’organisation démocratique fort bien analysés par le grand Alexis de Tocqueville :
“La démocratie n’offrira pas au peuple le gouvernement le plus compétent, mais en revanche, elle lui fera don de ce que le plus compétent des gouvernements est incapable de lui offrir : une activité sans trêve ni repos embrassant toute chose, une surabondance de force, et une énergie qui en inséparable, pouvant produire des merveilles, même au sein des circonstances les plus défavorables. Telles sont les avantages réelles de la démocratie.”
Ainsi, concernant le revenu minimal d’existence, faire accepter le principe en soi serait déjà une victoire politique majeure, même s’il est implémenté initialement à un niveau ridiculement bas. Une fois que la mesure est acceptable, il sera bien plus aisé de négocier pour son étendue et son niveau, pour le tirer toujours plus haut…
Et comme le pointait Guy Standing, sa valeur réelle réside dans les changements culturels qu’il peut générer à terme :
“A partir du moment où ils disposent d’une sécurité fondamentale, les êtres humains deviennent plus altruistes et tolérants, ce qui en fait de biens meilleurs citoyens. Le revenu minimal d’existence renforce également la résilience face aux accidents de la vie… En réduisant ainsi le stress, il ne va pas seulement générer une amélioration de santé, ce qui nous offrira des économies substantielles par ailleurs en n’ayant plus besoin de traiter de la dégradation de la santé généré par la misère, il incitera également à prendre des décisions plus rationnelle et portant sur le plus long terme.”
Raison pour laquelle les premières expérimentations en matière de revenu minimal, aussi précieuse soient-elles par ailleurs, ne nous dévoilent qu’une partie de l’histoire, puisqu’elles n’ont pas eues la durée et l’étendue suffisante pour révéler ce genre d’effets de long terme.
Il peut être également intéressant de se pencher sur la relecture des travaux d’Elinor Ostrom effectué par Derek Wall.
Pour Ostrom, “l’un des objectif central au cœur de la politique publique est de faciliter le développement d’institutions amenant les êtres humains à révéler ce qu’ils ont de meilleurs en eux mêmes”, en d’autres termes, des institutions autorisant et encourageant la libre coopération.
Et nous aboutissons d’ailleurs à un paradoxe. Tout le monde s’accorde à dire que les institutions modèlent nos comportements, que ce soit les conservateurs défendant l’idée que l’Etat providence créée une culture de la dépendance chez ses bénéficiaires, les gauchistes affirmant que le “néolibéralisme” nous rendrait égoïstes et malveillants, ou les disciples d’Adam Smith et de Deirdre McCloskey observant que le commerce cultive nos vertus sociales. Mais nous voyons pourtant fort peu de discussions dans l’agora du débat public concernant les politiques et la mise en place d’institution qui constitueraient la première étape d’un chemin vers une meilleure société…
De la même manière, il faut être capable de se mobiliser pour dresser des digues sur des sujets mineures, de peur de n’avoir plus les moyens de se défendre face à des attaques majeures contre les droits des citoyens…