Weird is weird

Philippe Corbé
6 min readJul 31, 2024

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La campagne Harris répète ces derniers jours que Trump est weird (bizarre, farfelu, cinglé). Un nouveau mot pour une nouvelle stratégie.

Dans la pièce qui porte son nom, Macbeth est conduit à sa perte par des sorcières qu’il décrit comme weird.

Selon Merriam-Webster, le plus ancien éditeur américain de dictionnaires, c’est Shakespeare qui a donné à ce mot venu du vieux saxon wurd son sens contemporain, que l’on pourrait traduire en français par bizarre, fou, curieux, excentrique, erratique, imprévisible, farfelu, baroque, loufoque, cinglé, délirant, extravagant.

Depuis quelques jours, ce mot weird a envahi la campagne électorale américaine.

Il paraît que Donald Trump serait weird. Son candidat à la vice-présidence serait weird. Leur campagne serait weird. C’est Kamala Harris et les démocrates qui l’affirment et le répètent partout, ils sont weird, weird, weird.

Le mot weird est sur toutes les lèvres du camp Harris, comme le montre ce montage de MSNBC, la chaîne la plus favorable aux démocrates :

Fox News, la chaîne la plus favorable aux républicains, s’en agace (on peut même déduire que Fox News trouve ça très weird).

C’est vrai que c’est weird que ce mot weird soit partout.

Avant de vous expliquer ce que ce weird révèle de la stratégie de la campagne Harris (vous allez voir, c’est moins anecdotique qu’il n’y paraît), je dois vous raconter comment ce mot sorti de nulle part est désormais omniprésent.

Tout commence le 23 juillet, alors que le gouverneur du Minnesota, Tim Walz, est en duplex dans la matinale de MSNBC. Il dénonce Trump et Vance parce que, selon lui, ils provoquent des divisions entre Américains.

Vous ne pouvez même pas aller à un dîner de Thanksgiving avec un oncle sans vous retrouver dans une bagarre weird et inutile. Ces gars sont juste weird.

Les présentateurs s’esclaffent, Walz rebondit.

Mais c’est vrai, ces gens sont juste weird !

L’ancien professeur et entraîneur de l’équipe de football de son lycée comprend qu’il a trouvé une bonne formule, alors il la ressort quelques heures plus tard dans une autre émission de la chaîne (oui, il fait campagne pour être choisi comme candidat à la vice-présidence par Harris, alors, comme les autres, il passe son temps sur MSNBC).

Ce sont des gens weird de l’autre côté” dit-il. “Ils veulent retirer des livres” (référence aux États républicains qui ont banni des livres de certaines bibliothèques). “Voilà ce à quoi ça se résume. Ne cherchez pas à édulcorer ça : ce sont des idées weird.

Et il appuie la formule dans ce tweet -“Je vous le dis : ces gars sont weird”- qui rassemble rapidement plus de cinq millions de vues.

Puis à nouveau dans ce tweet qui reprend un extrait d’une réunion publique de Trump pendant laquelle il évoque une nouvelle fois “le grand et regretté Hannibal Lecter”.

Walz écrit : “Dites-le avec moi : Weird.

Walz continue sa démonstration sur CNN en répétant : “Écoutez ce type. Il parle de Hannibal Lecter (…) et de tout ce qui lui passe par la tête. Je pense qu’on lui accorde beaucoup trop de crédit. (…) C’est un comportement très weird. Je ne pense pas qu’on puisse l’appeler autrement.” Interrogé sur cette utilisation soudaine du mot weird, il répond : “c’est une observation parce qu’en tant qu’enseignant, j’ai vu beaucoup de choses.”

Le même jour, Kamala Harris reprend la formule lors d’un discours devant des donateurs, en disant que Trump est “tout simplement weird” et déclenche des rires.

Son équipe numérique a vu le phénomène monter sur les réseaux et a déjà commencé à sortir des extraits des discours de Trump et Vance en ajoutant en titre “weird”.

Ses communiqués de presse reprennent ce mot weird, comme celui-ci sous le titre “Communiqué sur l’apparition sur FOX News d’un délinquant de 78 ans” (référence à Trump) : “Trump est vieux assez weird

Soudain, tous les candidats démocrates potentiels à la vice-présidence reprennent ce mot weird, comme Shapiro, gouverneur de Pennsylvanie, le favori.

Les autres comme ici Buttigieg sont interrogés sur cette utilisation du mot weird.

Tout le parti suit. Ici deux sénateurs du Connecticut et de Hawaii. Weird, weird, weird.

Ce qualificatif commence à agacer Trump. Le voici interrogé à ce sujet lundi soir sur Fox News : « Vous savez qui est tout simplement weird ? Elle est tout simplement weird. C’est une personne weird.»

Vous avez compris, tout cela est weird.

Maintenant qu’est-ce que ce mot weird nous dit de la campagne Harris ?

Trois remarques :

1- D’abord, à moins de 100 jours de l’élection, alors que Harris n’est candidate que depuis quelques jours, les démocrates ont compris qu’ils doivent surprendre pour capter l’attention des Américains au milieu de l’été, alors que beaucoup préfèrent regarder les exploits de Simone Biles aux JO que les émissions d’information.

Utiliser de nouveaux mots attire l’attention des gens. [C’est] tellement facile de ne pas prêter attention au langage politique”, se félicite la stratège démocrate Martha McKenna dans Politico, “l’étiquette weird convient non seulement aux candidats mais aussi au mouvement Make America Great Again dans son ensemble. C’est le premier mot qui m’est venu à l’esprit quand j’ai vu les bandages blancs sur les oreilles des délégués à la convention républicaine : ‘C’est weird.’

Politico ajoute que “écrire Trump et Vance comme “weird” sert également de fourre-tout, étant donné le penchant de l’ancien président pour les attaques personnelles vicieuses, le langage incendiaire et les digressions hors sujet à propos de Hannibal Lecter, de la pression des pommeaux de douche et des dangers comparatifs des bateaux électriques et des requins. Cela permet aux démocrates de caractériser les propres déclarations controversées de Vance sur les “dames à chats sans enfants” et même de faire un clin d’œil à d’autres mèmes plus étranges circulant sur internet — sans entrer dans les détails ni même les mentionner directement” (je vous explique plus bas à quoi Politico fait allusion, c’est encore plus weird que weird).

2- Harris remise au second plan l’argument principal de Biden sur Trump, menace pour la démocratie.

Cela ne veut pas dire que Harris n’utilisera plus cette critique plus tard dans la campagne, mais ses stratèges ont compris que cet argument, répété par Biden depuis l’attaque du Capitole il y a trois ans et demi (et même dès sa campagne 2020, quand il disait qu’il voulait battre Trump pour sauver “l’âme de l’Amérique”) a perdu de son efficacité. Il est austère, grave, sombre, solennel quand l’attaque sur weird est plus amusante, légère et donc plus digeste pour des électeurs qui ont la tête ailleurs.

Ce podcast produit par des républicains anti-Trump raconte que la sondeuse Sarah Longwell, qui mène beaucoup d’études qualitatives, a régulièrement entendu depuis le début de la campagne ce mot weird dans la bouche des électeurs de tous bords pour décrire la situation politique du pays.

Autrement dit, il y a des électeurs modérés, indépendants et même certains républicains, qui ne s’inquiètent pas de la supposée menace que ferait peser Trump sur la démocratie, mais qui sont fatigués de ces années de trumpitudes weird et aspirent au retour d’une vie politique plus normale.

3- Les démocrates reprennent ainsi une méthode très trumpienne.

L’une des forces de Trump, qui lui vient de son long compagnonnage avec les tabloïds new-yorkais, c’est qu’il sait trouver des mots qui claquent et qu’il martèle pour faire passer une idée ou déstabiliser un adversaire.

Par exemple, le jour où il lance sa campagne en 2015, il ne promet pas un grand plan détaillé plus réduire l’immigration, il promet de “construire un mur”. L’idée est simpliste, caricaturale, inefficace, mais à force de l’asséner, elle rentre dans les esprits. Même chose quand il attaque un adversaire, il lui donne toujours un surnom : “Crooked Hillary” (Hillary la Corrompue), “Crazy Nancy” (Nancy la Folle), “Sleepy Joe” (Joe l’Endormi). Il essaie ces derniers jours “Laughin’ Kamala” (Kamala la Rigolarde) mais pour l’instant ça ne prend pas vraiment. Pour la première fois, c’est l’un de ses adversaires qui parvient à imposer un mot plus efficacement que lui : weird.

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Comme promis, quand Politico imagine que les démocrates font “un clin d’œil à d’autres mèmes plus étranges circulant sur internet”, de quoi s’agit-il ?

Attention, c’est vraiment weird.

Des internautes ont plaisanté en imaginant que le candidat à la vice-présidence Vance, dont les débuts en campagne sont difficiles, a eu une relation sexuelle avec un canapé, et cette blague a beaucoup circulé sur les réseaux, au point que des internautes ont cru que c’était vrai. AP a publié un article de fact-checking intitulé “Non, JD Vance n’a pas eu de relation sexuelle avec un canapé”, avant de le retirer, car même la vénérable Associated Press ne peut affirmer avec certitude que Vance n’a pas eu de relation sexuelle avec un canapé (oui, je sais, cette campagne est décidément weird).

Je vous l’avais dit, cette campagne est weird.

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Philippe Corbé

Journaliste / Auteur du roman "Cendrillon est en prison" et des essais "J’irai danser à Orlando" et "Roy Cohn, l’avocat du diable" chez Grasset