Un « mouvement marginal » ? Plongée dans l’écosystème de l’anthroposophie

Free Binder
11 min readSep 13, 2021

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Les plus curieux et curieuses connaissent déjà les racines anthroposophiques de la marque de cosmétiques Weleda, du label bio Demeter ou encore des banques Triodos et La Nef – pour ne citer que ces quelques exemples emblématiques. Mais l’écosystème de l’anthroposophie ne s’arrête pas là. Petite plongée en eaux arborescentes, direction la Tanzanie.

[D’après : anthroposophie.ch]

La Société anthroposophique universelle et ses affiliations

À la lecture du site internet officiel de la section suisse de la Société anthroposophique universelle (Goetheanum), on peut dénombrer pas moins de 250 institutions*, triées en huit catégories, en lien avec les enseignements de Rudolf Steiner. Parmi elles, on distingue (en chiffres arrondis) :

Le « Goetheanum », siège mondial de l‘anthroposophie, à Dornach (Bâle) en Suisse. [Wikipedia]
  • 60 institutions (24%) dans le domaine de la médecine et des soins : hôpitaux, cliniques spécialisées, sociétés pharmaceutiques, foyers pour personnes handicapées, maisons de retraite et de soins communautaires, instituts et académies de recherche, centres d’enseignement ;
  • 45 (18%) dans les arts & architecture : bureaux d’architectes, centres de formation (pédagogique, artistique, sculpture, musique, théâtre, etc.) ;
  • 40 (16%) liées à l’édition et à la promotion des écrits de Steiner : maisons d’éditions, librairies, espaces de réflexion, fondations, etc. ;
  • 30 (12%) dans le secteur agriculture & alimentation : instituts de recherche, espaces de restauration, épiceries, fondations, etc. ;
  • 25 (10%) dans le domaine pédagogique : centres de formation , centres sociaux et culturels, fondations (+ 64 écoles Steiner-Waldorf non comptabilisées dans le total ci-dessus) ;
  • 25 (10%) dans la pédagogie curative & sociothérapie : cliniques spécialisées, centres de soins communautaires ;
  • 6 (2,5%) dans les sciences naturelles : forums de réflexions, instituts de recherche et fondations ;
  • 21 (8,5%) dans le domaine économie & société : société pharmaceutique, sociétés (fondations) immobilières, caisse de retraite, association pour les sans-papiers, moulin, menuiserie, boucherie, laiterie, forum “pour la culture de la mort”, etc.

Ce n’est, comme souvent, que la pointe de l’iceberg. Continuons notre immersion et sélectionnons « au hasard » une organisation parmi celles de la dernière catégorie, économie & société.

[Google Images]

La Fondation CoOpera et son « groupe d’entreprises »

À l’origine une simple institution de prévoyance vieillesse, la fondation suisse CoOpera a « peu à peu diversifié ses activités » depuis sa naissance en 1984. Elle abrite à ce jour près d’une dizaine d’entités différentes, principalement des sociétés immobilières ainsi que des sociétés de leasing et de crédit d’investissements, ce qui lui a permis d’acquérir un parc immobilier d’une trentaine d’immeubles (par l’intermédiaire de CoOpera Immobilier) et de participer au capital-actions d’une quinzaine de sociétés (par l’intermédiaire de CoOpera Investissements).

[coopera.ch]

Avec 582 institutions affiliées, les activités de caisse de pension de la fondation affichent une fortune de plus de 800 millions d’euros en 2020 (contre 540 millions en 2014), à laquelle on peut additionner les fonds propres des entreprises CoOpera Immobilier et CoOpera Investissements (respectivement 138 et 27 millions), le tout avoisinant ainsi le milliard d’euros d’actifs.

Fonds propres au 31.12.2020, en francs suisses CHF [coopera.ch]

Et le site internet de la fondation de préciser que les entreprises de son groupe sont « indépendantes d’un point de vue juridique » et qu’elles « ne sont pas regroupées dans une sorte de holding ». Il faut néanmoins souligner que le groupe en est l’actionnaire majoritaire ou unique dans la plupart des cas, qu’une définition communément admise du terme holding est justement une société dont l’objet opérationnel principal est un investissement à long terme dans une ou plusieurs sociétés juridiquement indépendantes, et que, dans la pratique, les dénominations groupe d’entreprises (Unternehmensgruppe) et holding se chevauchent souvent.

Pour impulser une ligne directrice à la conduite de ces activités, le Groupe de travail CoOpera – à l’origine un organe consultatif du Conseil d’administration de CoOpera Investissements – se présente comme une « instance autonome » se donnant pour mission de :

« Développe[r], vi[vre] et entret[enir] une compréhension plus profonde d’une économie associative au sens de Rudolf Steiner » en étant ouvert à tous les « entrepreneurs ou représentants d’une entreprise dans l’économie ou […] des personnes qui s’intéressent aux processus économiques au sens ci-dessus. »

On retrouve logiquement plusieurs membres du conseil de fondation au sein d’autres organisations à caractère anthroposophique, à l’instar d’un ancien président d’une école Steiner-Waldorf et secrétaire général du comité suisse du Goetheanum.

Comme dans tout réseau, chaque acteur (ou noeud) de la nébuleuse anthroposophique possède un certain degré de centralité (ou d’intermédiarité) par rapport aux autres acteurs. [Creative Commons]

Comme relevé plus haut, par l’intermédiaire de la société anonyme CoOpera Investissements, dont le but est de « promouvoir l’initiative entrepreneuriale et la coopération associative dans les affaires », le groupe acquiert, vend et gère des participations, des actions et d’autres parts sociales en Allemagne et à l’étranger à l’intention d’entreprises orientées vers des domaines d’activité aussi variés que le marché européen de l’alimentation biologique, le marché allemand de l’énergie éolienne, le domaine bancaire et la participation financière dans des entreprises, le marché immobilier (notamment dans la construction de maisons de retraite et de centres de soins communautaires), la production indienne de thé biodynamique, le mobilier de bureau, la production laitière, de viande et de fromage, la fabrication de bancs publics écologiques, d’emballages réutilisables, de béton biodynamique (à ce sujet, voir cet article), de pompes à vélos, de repose mentons pour violonistes et enfin de produits textiles.

Gardons la tête sous l’eau et poursuivons notre descente en nous approchant de ce dernier exemple.

L’entreprise Remei et son « anthroposophie vécue »

D’après sa biographie en ligne, le fondateur et ancien directeur de l’entreprise d’importation de coton biologique Remei AG s’est intéressé à l’anthroposophie dès que ses enfants ont commencé à fréquenter une école Steiner-Waldorf. Avec son épouse, il s’engage alors activement au sein de cette même école et, après avoir suivi le séminaire du directeur de l’Institut de design économique et social contemporain à Dornach (siège du Goetheanum), s’enthousiasme pour la « triarticulation sociale ».

En élaborant cette doctrine politique organiciste, Rudolf Steiner entendait proposer une « troisième voie entre capitalisme et socialisme » : selon lui, la vie sociale oscille en permanence entre les trois pôles opposés que sont la spiritualité, le droit et l’économie. Dans cette optique, l’Etat est appelé à réduire son champ d’action en se bornant à garantir le respect de l’ordre juridique, tout en favorisant les initiatives privées dans les domaines économique et spirituel (ce dernier domaine recouvrant notamment les questions éducatives). Comme le relèvent aujourd’hui historiens et autres universitaires, derrière ses atours d’ultra-(néo)libéralisme, cette « théorie » sociale serait également à même de faire le lit des autoritarismes et de l’anti-pluralisme, à mille lieux des valeurs affichées par les différentes instances de l’anthroposophie.

[remei.ch]

« Je lui dois beaucoup », dira le fondateur de Remei AG à propos de son nouveau maître à penser dans une récente interview réalisée par la section suisse du Goetheanum. Ayant décidé de faire de « l’anthroposophie [son] choix de vie », son « inspiration anthroposophique » aurait également « influencé son orientation entrepreneuriale », à savoir la recherche constante d’un « équilibre entre les exigences financières, humaines et écologiques ». Dans ce même entretien, il exprime sa vision toute particulière d’une anthroposophie appliquée :

« L’anthroposophie, ce n’est pas ce que vous avez lu à son sujet, mais comment vous la vivez. Cela vaut encore plus pour les agriculteurs […]. Nous transmettons l’agriculture biodynamique aux hommes et aux femmes qui travaillent pour nous, mais nous ne la contrôlons pas dans la pratique […], nous travaillons les uns envers les autres […]. Quelque chose comme l’anthroposophie vécue peut se développer à partir de cela… ».

Le fondateur de l’entreprise Remei. [remei.ch]

À la fin des années 1980, l’entrepreneur établi en ex-RDA réalise déjà « beaucoup d’affaires » lorsqu’il rejoint le conseil d’administration de la nouvelle filature d’un homme d’affaires indien. En parallèle, sa propre société lance différents projets de production et importation de coton biologique, jusqu’au jour où l’entreprise Coop – l’une des deux principales sociétés de grande distribution en Suisse (avec 2250 points de vente, l’équivalent des magasins Carrefour à l’échelle de la Suisse) – devient son client principal. En effet, dans le cadre du lancement de sa propre marque de vêtements biologique « Naturaline », le commerçant de détail permet à l’entreprise bio d’accéder dès 1995 au marché de la grande distribution. Pour le groupe Coop, cette démarche s’inscrit dans la perspective de gagner des parts de marché vis‐à‐vis de son principal concurrent (Migros).

De gauche à droite, le logo de l’entreprise de grande distribution Coop et du label Naturaline, deux visuels très familiers pour toute personne résidant en Suisse. [coop.ch]

En effet, on assiste, dès les années 1980, à une progressive démystification de l’agriculture biologique en Suisse, celle-ci étant de mieux en mieux acceptée au sein de la population, et ce malgré la persistance de préjugés négatifs. Les préoccupations environnementales croissantes des consommateurs et la peur de nouvelles contaminations alimentaires, de même que leur couverture médiatique, semblent avoir joué un rôle important dans l’évolution de la perception de l’agriculture biologique comme alternative crédible à l’agriculture conventionnelle.

Emportée dans ce même mouvement, l’entreprise Remei s’oriente exclusivement sur le marché du coton biologique dès 2004. Elle développe aujourd’hui, à côté de sa propre marque bioRe®, des « collections de marques privées pour la vente au détail, des collections sur mesure pour les marques et des vêtements d’entreprise pour les entreprises, les organisations et les clubs, [tels que] Coop naturaline, [Monoprix, Les Galeries Lafayette], Greenpeace, Mammut, Maloja, […] et bien d’autres ».

Une palette de débouchés bien trop large et un projet trop ambitieux pour se voir freiné par les exigences d’une certification Demeter – d’où le choix de l’entreprise d’une « anthroposophie vécue » plutôt que prescriptive…

Quelques clients de l’entreprise Remei et de sa marque BioRe®, de gauche à droite : l’enseigne française de grands magasins Galeries Lafayette ; la marque suisse de matériels de montagne Mammut et ; la marque allemande de vêtements d’hiver Maloja. [Google Images]

Dans le cas de la grande distribution helvétique, ces fructueux partenariats sont dus aux convictions personnelles (et au sens aiguisé des affaires) de l’ancien responsable de la communication du groupe Coop, membre de sa direction, et membre du conseil de fondation de l’institut FiBL aux côtés d’agriculteurs en biodynamie, d’un responsable du Goetheanum, d’un représentant de l’office fédéral de l’agriculture et d’un ex-président de la Confédération suisse… Historiquement à l’origine du développement de la filière de l’agriculture bio (et des labels Demeter, Bio Suisse, Coop NaturaPlan, etc.), cet Institut de recherche de l’agriculture biologique, d’orientation anthroposophique, se présente comme l’un des leaders mondiaux du secteur et détient des sites en Suisse, en Allemagne, en Autriche et en France, ainsi qu’une organisation représentative à Bruxelles.

L‘offre en produits issus de l’agriculture biodynamique proposée par les deux géants de la distribution en Suisse connaît une croissance exponentielle depuis ces dernières années. Celle-ci a notamment été rendue possible par des partenariats de longue date, à l’origine même du développement de toute la filière biologique du pays. [Google Images]

Le groupe Coop, fort de son expérience du commerce de produits bio, travaillera ainsi main dans la main avec l’institut FiBL dans l’optique de finaliser sa gamme de produits, tout en mobilisant études de marché et ressentis des consommateurs. L’entrée du grand distributeur dans ce secteur incitera à son tour de nombreux producteurs à se convertir à l’agriculture biologique…

En haut, le logo du plus important label de l’agriculture biologique en Suisse. En bas, l’ancien logo de l’institut de recherche d’orientation anthroposophique FiBL. [bio-suisse.ch]

Derrière le développement des affaires de Remei, Demeter, Naturaplan et autres labels, apparaît ainsi l‘action conjointe de la direction de l’entreprise Coop et de l’institut FiBL, ce dernier fonctionnant comme une des courroies de transmission ayant facilité la mise en relation des milieux anthroposophes – notamment certaines associations de défense des consommateurs et des « groupes d’auto-approvisionnement » (système d’achat-vente entre producteurs et consommateurs) – avec les acteurs de la grande distribution.

La Fondation (et marque déposée) bioRe®

Dernière incursion dans notre voyage abyssal, la dernière émulation de l’entreprise Remei en partenariat avec le groupe Coop – la Fondation bioRe – affiche comme objectif de « promouvoir l’agriculture biologique et biodynamique, et […] de soutenir les familles paysannes dans les pays de l’hémisphère sud [en assurant] des moyens de subsistance durables pour 6 000 agriculteurs biologiques […]. Elle subventionne des projets dans les domaines suivants : développement de l’agriculture biologique et biodynamique ; création d’infrastructures dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la nutrition et de l’agriculture ; constitution de capital et organisation. »

De gauche à droite, le logo de la fondation et celui de la marque déposée. Levi’s anyone ? [biore-stiftung.ch]

L’exemplarité apparente d’un tel partenariat commercial entre une entreprise bio et une société de la grande distribution, bâti sur des relations de confiance et s’appuyant sur un niveau d’exigences de durabilité (en termes social et éthique) très élevé, ne doit néanmoins pas faire perdre de vue le fait que les sociétés rattachées à la Fondation bioRe (à savoir bioRe® India Ltd et bioRe® Tanzanie) sont bien dirigées selon les préceptes de Rudolf Steiner, en « puisant leur philosophie d’entreprise dans l‘image anthroposophique de l’homme ».

« Sponsored by Coop ». Madhya Pradesh, Inde. [biore-stifttung.ch]

Avons-nous affaire à une forme de néo-colonialisme vert faisant la promotion de pratiques agricoles non éprouvées plutôt que d’un réel transfert de savoirs et d’encapacitement scientifiques au bénéfice des populations locales ? Sommes-nous face à un véritable facteur de modernisation positif pour le développement économique et social de ces régions ou à une situation susceptible de restreindre l’accès aux techniques de production qui permettraient de développer leur propre économie ?

[biore.ch]

Les personnes proches de l’anthroposophie sont généralement d’accord sur le fait de soutenir, plus ou moins consciemment, un projet de société dans laquelle le discours scientifique n’est pas nécessairement prédominant et où les croyances peuvent garder une large place. Pour les plus business-oriented d’entre-eux, nous avons vu que la doctrine triarticulée de Steiner, sous couvert d’un socialisme utopique et libertaire mal digéré, peut servir de cadre idéologique à une interprétation ultra-libérale du rôle de l’Etat dans les domaines de l’éducation, de l’économie, de la protection sociale, etc. Une vue quelque peu à contre-courant des clichés louables généralement attribués par le grand public à l’anthroposophie, à l’opposé des valeurs promues par les Lumières. Voilà que nous dérivons…

[coop.ch]

Remontons maintenant à la surface. À chaque étape de notre descente dans ces profondeurs se dessine en filigrane la présence de liens plus ou moins lâches – le plus souvent revendiqués et/ou parfaitement assumés – avec les enseignements de Rudolf Steiner. Mais il ne s’agit au bout du compte que d’une seule fondation… Une seule fondation créée par un grand distributeur et une entreprise d’import, elle-même co-financée par une société de crédit d’investissements, elle-même détenue par une caisse de pension, elle-même n’officiant que dans un des huit secteurs d’activités listés par une seule des 50 sections nationales du Goetheanum. Un seul exemple parmi 250.

L’anthroposophie, un mouvement marginal ?

L’écosystème de l’anthroposophie ressemble à l’arborescence du gui (Viscum album), une plante parasite qui se fixe en boules sur un arbre hôte. [Google Images]

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* D’après le site internet du Goetheanum, « environ 10 000 institutions du monde entier travaillent sur des bases anthroposophiques. »

Sources (sauf indication contraire) : Anthroposophie.ch ; Coopera.ch ; Remei.ch ; Biore-stiftung.ch ; Biore.ch ; Wikipedia.org [pages consultées le 13.09.2021].

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