Petit traité de bullshit à l’usage des honnêtes gens

(et surtout des autres)

Jonathan Sabbah
6 min readNov 5, 2017
Hmm… ça, ça m’intéresse

Nous sommes presque à mi-parcours de la grande saga du bullshit !
Avant de nous plonger dans les manifestations les plus éclatantes de bullshit dans les prochains chapitres, j’aimerais revenir avec vous sur le chemin effectué jusque là et étoffer un peu certaines notions abordées précédemment.

J’ai mis en évidence 4 formes de bullshit :

  • le mensonge « pur » ou quand on dit le contraire de ce qu’on pense (dans l’intention de filouter),
  • les conneries ou quand on se moque de savoir si ce qu’on dit est vrai ou faux (là aussi avec de mauvaises intentions),
  • le vent ou quand ce qu’on dit ne contient pas ou peu d’information
  • et enfin mon petit préféré (et le thème principal de cette saga) la Tache de Café.

J’avais rapidement défini le bullshit de type Tache de Café de la façon suivante :

Créer du sens en piochant dans des données réelles (images, chiffres, faits d’actualité, ou autres) mais dans l’intention de tromper.

Ainsi on est « caféiste » quand on sur-interprète des évènements réels à son avantage ou encore qu’on romance un ensemble de données, et ce, pour duper son auditoire.

Comment crée-t-on du sens ?

Créer du sens c’est d’abord identifier une tendance dans une collection d’éléments potentiellement complexe et ensuite attribuer une signification plausible à cette tendance.

Identifier un schéma, une tendance dans des données, c’est assez naturel. Dans le chapitre 9 Ce que les bombardements de Londres m’ont appris sur le hasard, on avait vu que l’opération se faisait sans effort.

Impacts de bombes sur Londres en 1940

Je montrais qu’en analysant les positions des impacts de bombes, on remarquait tout de suite des tendances.

Par exemple : « certaines zones sont durement atteintes alors que d’autres s’en sortent indemnes », « le centre-ville a été épargné », « les salves étaient en forme d’amas », « la Tamise a été sévèrement touchée »…

On était témoin d’une forme de « création de sens » automatique, naturelle, inconsciente et largement dépendante de préjugés et visions du monde.

Mais à partir de maintenant, nous allons surtout nous intéresser aux créations de sens conscientes et (c’est le plus important) avec volonté de flouer son interlocuteur.

Les cartes à jouer de Sébastien

Un gentil escroc que l’on appellera Sébastien veut prouver à son assistance qu’il est fort talentueux. Pour cela, il prend un paquet de cartes qu’il étale par terre. Chaque carte se retrouve au sol et Sébastien vous demande de vous extasier devant son pouvoir. En effet, vous fait-il remarquer, les 4 rois sont en position horizontale alors que les 4 reines sont en position diagonale. En réitérant l’opération, il vous indique cette fois que les cartes rouges sont toujours accolées à exactement deux cartes noires. Un énième lancer montrera — miracle ! — que les 2 sont toujours positionnés en dessous des 3. Bref, il se passe toujours quelque chose de notable.

Étalage de cartes à jouer

Sébastien ne ment pas sur les faits, les cartes étant objectivement dans la position décrite. En revanche, il met en avant un sens, une logique, une histoire là où il n’y avait rien d’autre que du hasard.

Vous l’aurez compris, Sébastien est un caféiste de talent.

Bien sûr, cette « analyse de tache de café » se tient après les faits, car elle prétend les expliquer avec cohérence. Le pauvre Sébastien aurait bien du mal à annoncer fièrement que les trèfles seront tous au-dessus des carreaux avant le lancer !

Si le mensonge ne se fait pas sur du factuel, il existe tout de même une marge de manœuvre qui permet la tromperie. Tout d’abord, Sébastien a insisté sur certains éléments au détriment d’autres. Il a attiré toute l’attention sur les cartes qui l’arrangeaient, ignorant totalement le reste du paquet. Ensuite, il a fait croire qu’il pouvait intentionnellement faire apparaitre un phénomène rare choisi avant son lancer de carte. Il a donc menti sur les intentions qui ont mené aux faits (et non sur les faits eux-mêmes).

Une Tache de Café, c’est donc :

Identifier une tendance, un schéma, une logique, à l’aide de la Méthode de Alice au pays des Merveilles,

(c’est-à-dire en exagérant l’influence d’une partie au détriment du reste, par exemple en ne regardant que les cartes rouges)

dans des données potentiellement complexes mais vraies,

(il ne faut pas changer le matériau de départ)

lui attribuer une signification plausible et séduisante pour votre interlocuteur

(nous verrons comment dans les prochains chapitres)

mais peut-être fausse.

Si l’on est sûr que la signification est fausse alors il y a un mensonge portant sur les causes (on pratique donc la méthode du Frigo Vide). Si l’on ne sait pas si la signification est vraie ou fausse alors on dit juste un truc. Mais dans les deux cas, « Créer du sens » contrairement à « Comprendre » ou « Interpréter » est une entreprise qui ne s’embarrasse pas d’honnêteté. Je fais une distinction nette entre ces trois notions :

  • Comprendre sous-entend : « Je pense qu’un et un seul sens se cache derrière les données. »
  • Interpréter sous-entend : « Je pense qu’un ou plusieurs sens se cachent derrière les données. »
  • Créer du sens sous-entend : « Je ne sais pas si quelque chose se cache derrière les données » Il peut y avoir ou bien ne pas y avoir de sens caché(s). On n’en sait rien, et à vrai dire, on s’en moque un peu ! C’est donc une filouterie.

Attention à ne pas se berner soi-même et finir par croire que l’on a compris les données alors que l’on ne sait même pas si un sens existe ! Si vous commencez à douter et ne plus savoir si vous avez créé du sens d’après les données ou bien si vous les avez comprises, vous êtes en face d’un excellent bullshit.

Ainsi créer du sens, c’est se laisser volontairement avoir par les données tout en sachant que la signification créée n’est surement qu’une interprétation parmi d’autres et qu’elle est possiblement erronée.

Et bien sûr n’oublions pas qu’un discours de type Tache de Café a pour objectif de duper, manipuler !

Les critères de qualité

On a affaire à un excellent bullshit si :

On commence à y croire soi-même !

Est-ce que mon explication est justifiée, ou bien est-ce que je commence à croire mon propre bullshit ?

La frontière entre créer du sens et trouver du sens devient floue.

On peut, par exemple, se demander si Uri Geller, le numérologue du 11 septembre avait fini par croire à son propre bullshit. Peut-être s’était-il persuadé qu’il n’avait fait que découvrir quelque chose, oubliant qu’il l’avait créé de toute pièce.

La cible juge que le sens que vous avez créé est le plus crédible, le plus plausible ou le plus probable.

Ça fonctionne pour une raison simple : l’esprit humain déteste le chaos. Et un bon bullshit — souvent d’une clarté exemplaire — donne une logique unificatrice à des éléments apparemment disparates, ce qui est intellectuellement satisfaisant. À sa manière, le bullshit participe donc au besoin de cohérence et de rationalisation du monde. On en reparla un peu plus tard.

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