La rente immobilière, obstacle majeur sur le chemin du labeur à l’ouvrage

Série d’été | « Les figures de l’ouvrage » (4/9) | Henry George

Mon nouveau livre Du Labeur à l’ouvrage. L’artisanat est le futur du travail va paraître le 18 septembre prochain aux éditions Calmann-Lévy.

Les quelques semaines qui précèdent sont l’occasion, à travers cette série d’été, de vous faire découvrir les auteur.e.s qui m’ont influencée dans l’écriture de ce livre. J’en ai sélectionné neuf, et j’ai décidé de les appeler les « figures de l’ouvrage ». Ces neuf personnalités éclairent chacune à leur manière, par leur vie et leurs idées, le chemin qui reste à faire du labeur à l’ouvrage.

Après Barbara Ehrenreich, David Graeber, et Silvia Federici, voici aujourd’hui le quatrième épisode, consacré à Henry George. Viendront ensuite Jane Jacobs, John Ruskin, Mariana Mazzucato, William Morris et Hilary Cottam.

La crise du logement coûte cher aux travailleurs

La crise du logement s’étend sur les grandes villes. Des inégalités géographiques croissantes, aggravées par la transition numérique, voient quelques centres urbains dynamiques comme San Francisco, Londres, Hong Kong ou Paris concentrer toujours plus de richesses et d’activité économique, tandis que d’autres régions et villes ne cessent de décliner. Il est de plus en plus difficile pour un nouvel arrivant (un jeune, un immigré ou toute personne qui doit déménager) de se loger là où il y a du travail. Les prix de l’immobilier sont devenus prohibitifs. Paris se vide de ses travailleurs incapables de faire face aux dépenses de logement (le prix moyen à l’achat d’un mètre carré y est désormais de 10 000€).

Les chiffres sont formels. On dépense beaucoup beaucoup plus pour se loger. Dans les années 1960, les dépenses liées au logement représentaient 10% du revenu moyen d’un foyer. Dans les années 2010, cette part est montée à 23%. Mais surtout, les dépenses de logement sont particulièrement insupportables pour les plus défavorisés : 42% pour les 10% de ménages les plus pauvres (contre 18% seulement pour les 10% les plus riches). C’est une variante de la fameuse « Loi d’Engel » : la part du revenu consacrée aux dépenses de logement est d’autant plus forte que le revenu est faible. (Engel, lui, ne s’était intéressé qu’aux dépenses alimentaires, car à l’époque, les dépenses consacrées au logement n’étaient pas vraiment un sujet.)

Les inégalités entre les ménages s’expliquent à la fois par les différences de patrimoine (on possède plus ou moins d’actifs) et de revenu (on gagne plus ou moins d’argent). Aujourd’hui, avec l’augmentation continue du prix du logement, les inégalités sont de plus en plus liées au patrimoine pour une raison simple : les prix de l’immobilier ont augmenté beaucoup plus vite que les revenus du travail. Ceux qui ont hérité un logement de leurs parents peuvent donc vite être « riches » (et même millionnaires si leurs parents ont acheté un appartement de 70 mètres carrés dans le centre de Paris — ce qu’un foyer avec un revenu médian pouvait espérer pouvoir s’offrir dans les années 1960) tandis que les autres n’auront pas assez d’une vie de travail pour s’offrir le même logement.

Les conséquences de cette crise du logement, c’est que de nombreux emplois, notamment dans les services de proximité, restent non pourvus dans les grandes villes. Le logement coûte trop cher par rapport aux revenus proposés. Lorsqu’ils sont pourvus, ces emplois imposent des trajets pendulaires interminables aux nouveaux arrivants qui les acceptent. Ou encore ces travailleurs doivent se loger dans des conditions dégradées qui laissent peu de place à l’intimité, à la salubrité et donc à la créativité et l’esprit d’initiative. C’est ce que Virginia Woolf a si bien expliqué dans son essai Une Chambre à soi à propos des femmes. Pour espérer créer une œuvre, il faut pouvoir disposer d’un peu d’indépendance financière et d’une « chambre à soi », au sens figuré et littéral. L’espace physique est nécessaire à l’espace mental.

Pour les travailleurs, le logement, ça fait toute la différence. Celle de choisir son emploi, de devenir plus créatif, de se reconvertir quand on en a envie.

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Quand j’étais parisienne, je me demandais toujours comment les personnes de ma génération parvenaient à résoudre cette équation économique et à se loger dans de bonnes conditions. En général, l’explication était toujours à chercher du côté de leurs parents (propriétaires). Ces gens qui avaient mon âge avaient hérité de leur logement, ou bien ils avaient reçu une aide significative pour l’acheter, ou bien ils occupaient un logement appartenant à une personne de leur famille, ou encore ils occupaient un appartement loué avec un bail signé il y a très longtemps et dont le loyer était inférieur au prix du marché. Pour tous ces gens, le rapport au travail était très différent : moins d’anxiété, moins de dépendance, moins de subordination, plus de liberté. Ils étaient davantage en mesure de penser aux conditions de l’ouvrage.

La solution proposée par Henry George

Le sujet de la congestion urbaine et de la crise du logement n’est pas nouveau. C’est en lisant des articles sur la situation à San Francisco aujourd’hui que j’ai découvert Henry George. En effet, c’est là où cette crise est probablement la plus aigüe que l’on trouve les réflexions les plus intéressantes sur la question. Il y a quelques années, dans un article de TechCrunch intitulé « Nothing Like This Has Ever Happened Before », Kim-Mai Cutler dresse un parallèle entre la période du Gilded Age (de la fin de la guerre de Sécession au début du XXe siècle) et notre époque, et affirme que c’est vers Henry George qu’il faut se tourner pour trouver des solutions. Cela a excité ma curiosité.

La comparaison entre le Gilded Age et aujourd’hui est pertinente à bien des égards. La fin du XIXe siècle a été caractérisée à la fois par de grandes avancées technologiques (la construction des grands ouvrages comme les chemins de fer et le pont de Brooklyn sont emblématiques de la période) et une montée spectaculaire des inégalités, qui n’est pas sans rappeler notre époque. Les nombreux travailleurs des grandes villes s’entassaient dans des logements insalubres tandis que les riches « Barons voleurs » construisaient des demeures somptueuses à l’écart de la congestion urbaine.

Henry George (1839–1897), un philosophe et économiste américain, est l’un des penseurs du Gilded Age dont les idées suscitent aujourd’hui un intérêt renouvelé. Son ouvrage majeur, Progress and Poverty (en français, Progrès et pauvreté, sous-titré Enquête sur la cause des crises industrielles et de l’accroissement de la misère au milieu de l’accroissement de la richesse), publié en 1879, est le livre d’économie politique qui a eu le plus d’influence dans l’histoire américaine (et aussi celui qui s’est le plus vendu). Ce livre a également lancé la carrière politique d’Henry George qui a fait campagne en 1886 pour la mairie de New York en dehors des deux partis américains. Arrivé en seconde position lors de ses élections, il a néanmoins grandement influencé la vie politique par la suite. C’est pourquoi on dit que son passage en politique marque l’avènement de l’ère progressiste.

L’association de la pauvreté et du progrès est la grande énigme de notre temps… une énigme que le Sphinx a posé à notre civilisation. Ne pas y répondre, c’est s’exposer au risque de destruction. (Henry George, “Progress and Poverty”).

George s’est interrogé sur ce qu’il fallait faire pour contrer la montée des inégalités et la misère engendrées par la congestion urbaine. À l’époque, ses idées n’ont pas vraiment été mises en application, car le problème urbain de l’époque a ensuite été résolu spontanément par le développement de l’automobile et l’étalement urbain. Mais aujourd’hui, on s’y intéresse à nouveau. L’idée centrale de George, c’est que les ressources naturelles et les opportunités économiques qui en dépendent doivent appartenir à tous les résidents d’une communauté. Lorsqu’elles sont accaparées par des « rentiers », alors la montée des inégalités est inéluctable. On a ensuite parlé de « Georgisme » pour regrouper plusieurs idées allant dans le même sens.

Le Georgisme repose sur la distinction entre ce que les humains produisent et ce que produit la nature. La « terre », c’est tout ce qui est saisi, puis réparti entre les gens — forcément de manière inégalitaire. Or il faut « récompenser la contribution humaine » davantage que la simple appropriation des richesses de la nature. C’est pourquoi, une « taxe sur la terre » est pour George la meilleure solution. Il a ainsi inspiré, via l’économiste Wolf Ladejinsky, les réformes agraires japonaises et taïwanaises qui ont conduit les autorités à saisir les terres agricoles appartenant à des propriétaires fonciers prédateurs pour les distribuer aux familles de paysans qui les cultivaient, créant ainsi une incitation à produire plus. On estime aujourd’hui que ces réformes expliquent en grande partie les « miracles économiques » japonais et taïwanais.

Aujourd’hui, l’esprit du Georgisme pourrait s’incarner dans de nouvelles formes d’intervention des pouvoirs publics pour desserrer la contrainte foncière. Ce que George écrivait à propos de la « terre », on peut l’appliquer au foncier urbain. Mais l’imposition du foncier pour redistribuer la valeur n’est qu’une idée parmi d’autres. On pourrait y ajouter l’augmentation des droits de succession, l’augmentation de l’offre immobilière grâce à la construction massive de nouveaux logements (en cassant les obstacles à la construction érigés par les propriétaires), la fluidification de la mobilité dans le parc de logements, l’optimisation du taux d’occupation (taxation des logements vides et une plus grande facilité à changer la destination des biens), la fluidification des transports publics. Toutes ces mesures seraient des contributions directes au développement des services de proximité et à l’amélioration des conditions de travail dans les grandes villes.

La rente immobilière constitue aujourd’hui un frein dans le chemin des travailleurs du labeur à l’ouvrage. La « monopolisation » de l’immobilier, « aux mains de ceux qui ne travaillent pas », nous détourne de ce chemin. Elle nous empêche de saisir les opportunités de la transition en cours et de réinventer le travail au service de la croissance et des travailleurs eux-mêmes. Comme l’a dit George, « la rente devrait être utilisée pour les dépenses publiques et devenir source d’égalité plutôt que d’inégalité ». « L’accroissement de la rente qui résulterait des nouveaux progrès serait pris par la communauté pour les usages publics (eau, routes, santé, écoles, parcs, etc) pour produire une égalité de plus en plus grande. » Il est peu d’idées plus pertinentes dans notre monde actuel.

Rendez-vous la semaine prochaine pour le cinquième épisode de cette série : « Repenser la ville pour l’artisanat » (Jane Jacobs).

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Laetitia Vitaud
Du Labeur à l’ouvrage. L’artisanat est le futur du travail

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