La métamorphose d’une tribu

Duc Ha Duong
l’avenir appartient
6 min readJun 4, 2020

Ceci est la troisième étape d’une réflexion collective en cours sur le futur des lieux de travail. Le premier revisitait le rapport au temps par le partage de bureau en timeshare, le second le rapport à l’espace par une autre distribution des postes, par cause et non par projet. Cet opus revisite le rapport à l’argent pour les coûts fixes. Le suivant traite du financement du lancement des projets.

En ouvrant le bureau parisien d’Officience, notre intention première était d’appliquer le principe “flipping the funnel” de Seth Godin : pivoter l’entonnoir commercial pour en faire un porte-voix qui nous permette de crier nos Causes sur tous les toits. Naturellement, ceux pour qui elles résonnent se rapprochent, ceux qui nous prennent pour des doux dingues s’éloignent. Une version augmentée du bouche-à-oreille, adaptée à la sauce ère numérique. Certains deviennent tellement proches qu’ils viennent tous les jours dans notre bureau, et même finissent, au bout d’un moment par dire “Je travaille à Offi”, ou “Je suis un Offi”. Un sens large devenu, au fil des ans, le sens premier. C’est ainsi qu’est née ce qu’Isabelle Delannoy appellait alors une “plateforme de valeur”. On utilise aussi l’expression “coworking en norme sociale”, où les coworkers, au lieu de partager le loyer, partagent des causes en commun.

On est bien entre nous. Officience Vietnam paie le loyer, un tout petit courant d’affaire part au Vietnam via ce réseau. Vu de l’extérieur, l’expérience semble plaire. On est sollicités pour quelques learning expeditions, on est contents de partager, les commentaires sont enthousiastes … mais on voit bien que ça ne va pas plus loin. Le lendemain, chacun retourne dans sa tour d’acier à la Défense, reprend son rythme de travail. Une seule entreprise, la Sogé, s’inspire du modèle pour son espace “Le Plateau”, dans leur nouveau bureau des Dunes à Val de Fontenay. Une seule association, La Paillasse, lance un programme “Open résidence” qui ressemble un peu. J’évangélise un peu, sans plus de succès.

On est bien, pourquoi ils ne font pas pareil ?

On est un peu tristes pour tous ces visiteurs. On se demande pourquoi, si tout le monde s’accorde à dire que notre mode opératoire est un futur désirable du travail, trop peu de gens cherchent à s’y mettre ?

Une réponse s’impose bien vite : ce modèle n’est pas répliqué car il n’est pas réplicable. Il faut une “bonne poire” qui paye le loyer. Ce n’est qu’en se libérant de cet impératif financier, en supprimant les enjeux de flux marchands, qu’on laisse la place à l’expression des flux non-marchands, et par là, à l’humanité de chacun. Une mauvaise langue dira “Forcément vu qu’ils ne payent pas, ils se tiennent bien ! Ils ont trop peur d’être virés”.

Oui, c’est vrai que pour les premières années d’Officience, le lieu était une expérimentation sur les flux non-marchands, et nous avons délibérément éliminé autant que possible les flux financiers de l’équation. Puis, à mesure que les liens se resserrent dans la tribu il devient possible d’introduire progressivement de plus en plus de flux marchands, et c’est ce que l’on observe naturellement. On ne peut pas encore dire que les transactions dans la tribu parisienne financent le loyer, car assez peu part au Vietnam. Il est temps d’aller plus loin.

Deux façons d’aller plus loin : activement développer l’émergence de projets sous la coupe d’Officience, ou permettre l’émergence d’un écosystème décentralisé. Les principes de la nature nous apportent une réponse : pour faire une forêt, rien ne sert de capter toutes les ressources et essayer de faire un arbre géant. Il faut permettre à d’autres arbres de grandir au voisinage. En se rendant visible, disponible, en partageant son soleil et son ombre, en laissant de l’espace autour.

Chacun ses causes, chacun sa tribu !

Une biodiversité des modèles d’affaire

Voici donc comment l’ont pourrait imaginer un arbre “Offi” qui ne dépende plus d’une seule activité (celle d’Officience) pour se financer :

  • Chaque personne présente son activité, comment elle sert les Causes, et quels flux elle engendre : pour elle, pour la tribu, pour la société, pour la planète ;
  • Pour les flux vers la tribu, elle pose une intention de contribution au pot commun qui sert à payer le loyer et les charges, et énonce son besoin d’utilisation de cette ressource ;
  • Cette intention est partagée avec les personnes les plus impactées, notamment celles qui auront également besoin de cette même ressource, ainsi que des sympathisants qui ont une expertise dans cette activité pour nous permettre d’apprécier le réalisme de l’intention ;
  • Pour assurer un climat de confiance il me semble crucial d’assurer une authentique transparence financière pour toutes les activités ;
  • A la fin de chaque mois, chacun donne ce qu’il veut (normalement ce qu’il a promis). Là aussi les contributions sont transparentes ;
  • Pour les projets ne générant pas de flux financiers direct, on s’attachera à ce qu’ils servent les Causes de la tribu.

Essayons de nous faire une idée des ordres de grandeur. Il faut une dimension assez grande pour décentraliser significativement, diluer l’effort et le risque, mais pas trop grande pour rester à taille humaine, que tout le monde se connaisse un minimum et se sente appartenir au même groupe. Nombre de Dunbar = 150, en comptant 5 à 10m2/personne on vise donc 750 à 1500m2. Si l’on arrive à identifier 20 porteurs de projets ayant des activités capables de générer des flux financiers, en vertu de la loi de Pareto, pour un espace à disons 40 000€ par mois (bienvenue à Paris), 36 000€ (80%) devraient être supportés par 4 (20%) membres de la tribu. Officience pourrait être l’un d’eux, il reste à trouver 3 autres projets prêts à mettre, sans trop d’incertitude (pour convaincre le bailleur ou le banquier), 9k€ ou 10k€/mois. Ou 6 projets qui contribuent à hauteur de 5k€/mois. Ensuite on pourra compléter avec de nombreux projets plus petits et / ou plus à risque.

Evidemment l’idéal serait qu’une collectivité, une fondation, un acteur du secteur immobilier parisien, un département RSE, un fonds à impact … accepte de nous laisser quelques années de franchise pour permettre au modèle de trouver son équilibre.

Le pot commun serait un compte tenu par une association 1901, pas de distribution d’excédents à des investisseurs. En cas de surplus, on pourrait l’utiliser comme fond de garantie pour faciliter le démarrage des projets dans la tribu, je ferai un autre billet sur le sujet.

Idées d’activités en vrac (rien d’original de ce côté-là, de toute façon les idées ne sont rien sans porteur de projet pour leur donner vie) : louer des chambres pour la nuit, privatiser des espaces de travail, privatiser l’espace de rencontre pour des événements, vendre à manger/à boire, exploiter une salle de danse/yoga, une ferme urbaine, un espace de fabrication, des pièces pour les consultations de coachs, un salon “VIP” pour un club à adhésion, un incubateur, des activités culturelles tournées vers le Vietnam, des salles pour suivre des formations ou des MOOCs, un studio pour les produire, …

Pas de méprise : si ce texte peut ressembler à une tribune à sens unique, il n’en est rien. C’est en fait un fragment de conversation. Le monde de demain doit être co-construit. Si ces réflexions vous intéressent, si vous avez repéré des écolieux urbains qui réinventent le lieu de travail, si votre meilleur ami est directeur RSE/Innovation/Digital d’un grand groupe immobilier, si vous avez hérité de 1000m2 dans Paris Centre et ne savez pas quoi en faire : laissez nous un commentaire, ou retrouvez nous sur Facebook !

(Les illustrations vous ont plu ? Dites-leur, à la Creative Tribe. Gratitude infinie.)

On cherche 1 000m2 sur Paris Centre, qu’on se le dise !

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Duc Ha Duong
l’avenir appartient

Entrepreneur, father, barbarian, dreamer, prospectivist, teal evangelist, optimistic, french-vietnamese, parisian, feminist, caretaker. Blind to legal fictions.