PARTIE 1 — Une pensée en transduction avec la pratique

Le Design Thinking est-il du design ? (4/…)

éléonore sas
Le Design Thinking est-il du design ?
11 min readMay 13, 2022

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D’après la photographie de Amauri Mejía.

Comme vu dans le précédent article et du côté du design-phénoménologique principalement, il ne semble pas y avoir une distinction claire entre l’objectif et le subjectif, c’est-à-dire entre la pensée et la pratique des designers.

Rappel des grandes “écoles” présentées dans le précédent article.

Explorations et itérations à différents niveaux

Transduction entre théorie et pratique ?

Pour les artisans de l’école de pensée du design-phénoménologique, les actions et les réflexions sont d’un même ordre d’importance. De cette façon, la théorie et la pratique sont en « transduction », pour reprendre le terme simondonnien (Schön, 1983). Le design est ainsi conçu comme un mouvement itératif permanent entre l’action et l’acte, pour lequel chaque passage transforme ces deux opposés (Poulsen & Thøgersen, 2011). En effet, l’un des principaux arguments des designers-phénoménologistes contre les cogniticiens est que les wicked problems que rencontrent les designers sont impossibles à analyser de manière exhaustive à l’avance et peuvent être résolus de pleins de façons et selon pleins de processus différents.

Ces problèmes sont considérés comme étant « épineux » car ils changent en même temps que le designer cadre le sujet lors de l’abduction innovante (Louridas, 1999). Ainsi, le cadrage entraîne des conséquences imprévisibles, dont des changements du problème et donc des solutions possibles. Comme l’espace de conception change au fur et à mesure, on assiste à des phénomènes d’émergence imprévisibles (Cross, 2011). Ainsi, le problème n’est pas donné mais développé (Dalsgaard, 2014). Dans les entretiens menés par Nigel Cross (1999) les professionnels du design considèrent ainsi que l’exploration est l’une des principales spécificités du design. Ce type de conception se caractérise alors par ce « flou » — ou « caractère glissant » — dans la relation qu’entretiennent le problème et la solution. Dans cette même enquête, le designer Geoffrey Harcourt explique ainsi que : « En fait, la solution que j’ai trouvée n’était pas du tout une solution au problème… Mais lorsque la [solution] a été réellement assemblée, elle a, d’une certaine manière, très bien résolu le problème, mais d’un point de vue complètement différent » (Cross, 1999, p. 6).

De la même façon pour Loudiras (1999, p. 3), le concepteur établit un « dialogue permanent avec ses matériaux » et suit un processus au travers duquel toutes ses décisions ont des conséquences imprévisibles. Ainsi, le designer utilise des « éléments semi-définis », à la fois abstraits et concrets — car possédant ou non un but déjà visible mais aussi plus ou moins particularisés — en fonction de leur histoire et de leur interprétation par le designer selon son vécu personnel. Plutôt que de seulement décomposer et analyser ces éléments — comme le font généralement les scientifiques et les ingénieurs — les designers les réorganisent et les nourrissent de leur subjectivité. De cette façon, les designers acceptent l’indéfinition et les différents degrés d’abstraction des éléments qui se présentent à eux. On le voit ici, les transductions opérées par le designer établissent un rapport d’égalité entre la pensée et l’action du design.

Retour à la primauté de la pratique ?

Poussant cette réflexion encore plus loin, John Dewey propose même un retour à une certaine primauté de la pratique sur la pensée (Dalsgaard, 2014). Philosophe de ce mouvement, il reprend ici une « maxime pragmatique » selon laquelle l’expérience physique produit plus d’impacts que les doctrines. Ainsi, les théories découlent de la pratique et tirent leur valeur de la manière dont elles aident les Hommes à appréhender et à agir dans le monde.

L’abstraction dépend donc avant tout du contexte. De cette façon, pour la philosophie pragmatique il n’existe pas de « vérité transcendantale », indépendante du réel. John Dewey explique cette primauté de la pratique sur la pensée du designer par la « philosophie du flux » (Dalsgaard, 2014, p. 146). Selon cette théorie, le monde est émergeant et n’est donc jamais complètement finalisé. Nous vivons ainsi dans une réalité métastable. À chaque situation, nous tentons alors d’établir une certaine stabilité temporaire en transformant les « situations indéterminées » — dont les composants sont mal alignés — en « situations déterminées » (Dalsgaard, 2014, p. 147). Cette quête de sens est permanente et reliée au fait que nous sommes des êtres situés : le designer, le contexte dans lequel il conçoit, le problème qu’il tente de résoudre, la solution qu’il imagine ainsi que les moyens qu’il mobilise pour y parvenir sont également tous situés. Puisque le designer et les situations sur lesquelles il se base sont situés, John Dewey propose de dire que le contexte matériel l’emporte sur l’esprit et que la pratique domine les formes de pensée, dont celle du design.

Pratique située ?

Toutefois, la plupart des théoriciens du design-phénoménologique en restent à l’idée d’une transduction entre les actions et les réflexions du designer. Celle-ci est tout de même située, notamment dans un contexte socio-culturel, comme nous l’avons déjà entrevu dans la partie sur la créativité (Weber, 2021). En effet, même si le travail du designer est effectué seul, le contexte émerge de l’exposition de l’individu à d’autres personnes, de ses expériences passées et du lieu dans lequel il se trouve. Ainsi, selon Glăveanu et al. (2019, p. 1), « nous créons non pas en tant qu’esprits isolés mais en tant qu’êtres incarnés qui participent à un monde socio-matériel ».

Dans cette même lignée, plusieurs auteurs ont proposé des modèles étendant le design ou, plus largement, la créativité, au-delà de l’individu. On peut notamment penser à la « matrice systémique de la créativité » de Csikszentmihalyi et Wolfe, présentée ci-dessous, qui met en avant les influences de la culture, de l’expérience personnelle et du contexte social. Petre Glăveanu élargit ensuite cette vision par une nouvelle version prenant en compte davantage d’éléments et de temporalités : la « créativité distribuée ». Pour les partisans du design-phénoménologique, le design est donc avant tout une pratique située.

Modèle systémique de la créativité proposé par Csikszentmihalyi et Wolfe (2014).

Incarnation du designer

Inspirations de Merleau-Ponty

Le design n’est donc pas seulement une opération de l’esprit mais aussi une pratique située, notamment du fait de l’incarnation du concepteur (Poulsen & Thøgersen, 2011). Par exemple, Schön et Gedenryd parlent régulièrement de ce phénomène, mais comme d’un constat acquis, sans jamais l’expliciter complètement. Pourtant, l’engagement corporel du designer joue un rôle fondamental quant à sa compréhension du problème et à son ouverture à de nouvelles idées.

C’est pourquoi certains auteurs se réfèrent directement au mouvement philosophique de la phénoménologie moderne. Celui-ci est fondé par Edmund Husserl au XXe siècle afin de d’appréhender la réalité telle qu’elle se donne à nous : en étudiant la façon dont les phénomènes nous apparaissent et en arrêtant de se poser la question de l’existence du monde. La phénoménologie est un mouvement hétérogène.

La plupart des partisans du design-phénoménologique se réfèrent plus particulièrement à la vision du philosophe français Maurice Merleau-Ponty. Celui-ci invite à considérer le corps en tant qu’élément fondamental de l’existence humaine. Pour dépasser le dualisme occidental qui sépare le corps et l’esprit, il montre que l’expérience vécue physique agit « comme une orientation pré-réflective vers le monde expérimenté » (Poulsen & Thøgersen, 2011, p. 32). C’est pourquoi il utilise les termes de « corps propre » ou de « corps vécu ».

Maurice Merleau-Ponty (source).

Théorie de la métaphore de Schön

En sciences cognitives, la « théorie de la métaphore » de Schön reprend ce concept selon lequel les liens entre l’action et la réflexion s’effectuent au travers du corps vécu (Lindgaard & Wesselius, 2017). Ainsi, il n’existe pas de concepts abstraits indépendant de la réalité concrète du monde. Ce sont plutôt des métaphores tirées de notre vécu qui structurent notre expérience et notre compréhension. Selon cette théorie, nous utilisons certains aspects de nos expériences pour interpréter certains phénomènes. Simultanément, cet acte nous amène à organiser notre vécu réel de ces phénomènes.

Johnson explicite cette notion à travers son concept de « schéma d’image ». Pour lui, nous formons des schémas d’images à partir de nos interactions corporelles. Par exemple, nous faisons l’expérience de saisir et de lâcher différents types d’objets. À travers cette expérience, nous mémorisons ces interactions physiques et leurs motifs. La prochaine fois que nous voyons un objet sur lequel nous pourrions exercer la même force, nous percevons celui-ci comme « pouvant être saisi et lâché », avant même de tester ces gestes. Ces schémas de compréhension nous servent également métaphoriquement sur nos concepts abstraits, que nous pouvons tenir ou délaisser. Les métaphores sont donc des modèles — acquis par expérience et reformulés par abstraction — que nous projetons inconsciemment sur le monde.

Photographie de Keith Johnston.

Selon la même logique, Arnheim considère que la cognition et la perception sont des processus similaires : pour percevoir, nous catégorisons ce que nous avons autour de nous ; mais pour catégoriser, nous devons faire l’expérience des différences spécifiques des éléments tangibles. Ces métaphores, schémas d’images ou autres sont des « gestalts », c’est-à-dire des formes générales qui permettent de comparer des phénomènes avant de les discriminer davantage. Néanmoins, à la différence des analogies, les gestalts sont projetées de façon inconsciente.

Les penseurs du design-phénoménologique parlent donc bien de la cognition incarnée du designer. À travers les gestalts, la cognition et l’émotion sont reliées. En effet, le designer ressent une sorte de « sentiment d’adéquation » entre la métaphore globale et la particularité d’un phénomène précis (Lindgaard & Wesselius, 2017, p. 43). Ainsi le designer éprouve une sorte d’intuition émotionnelle lui indiquant si une action peut ou non répondre aux exigences présentées par une situation. Celle-ci lui sert particulièrement durant la phase de synthèse, en plus du raisonnement par innoduction proposé par les cognitivistes. De cette façon, la cognition est une « dialectique entre le sentiment, qui est implicite et gestaltique, et le symbole, qui est explicite et différencié » (Lindgaard & Wesselius, 2017, p. 88). Selon cette approche, la part émotionnelle du designer est donc essentielle pour son métier.

Exemple de la dialectique de l’esquisse

Pour illustrer cette vision phénoménologique des transductions entre l’abstrait et le concret ainsi que l’incarnation du designer, prenons l’exemple du croquis. Il s’agit d’un outil fréquemment utilisé en design et qui fait également partie de l’image archétypale que des nondesigners se font de ce métier (Cross, 1999). En effet, les esquisses permettent de gérer simultanément différents niveaux d’abstraction. Ce geste permet aux designers de penser à la fois au concept global et aux aspects détaillés de sa mise en œuvre.

En dessinant, le designer parcourt donc différents niveaux d’abstraction, ce qui fait de cet outil un support idéal à l’abduction innovante située. Lin (2016) exprime très simplement ce phénomène : « je pense avec mes mains ». De son côté, la professeure d’architecture Gabriela Goldschmid va jusqu’à parler de « dialectique de l’esquisse » (Lindgaard & Wesselius, 2017, p. 89). En s’inspirant des travaux d’Arnheim, elle décrit ainsi le rôle du croquis comme un processus itératif de découverte et de réflexions. Pour elle, il s’agit d’un mouvement entre le « voir comme » — c’est-à-dire le niveau abstrait des gestalts, déterminées par métaphores à partir des expériences incarnées — et le « voir que » — soit le niveau concret explorant l’implication particulière de cette métaphore dans la tâche à accomplir. Cette dialectique entre le « voir comme » et le « voir que » s’équilibre grâce au sentiment d’adéquation que nous venons d’expliquer.

Exemple de croquis de designer (photographie de ConvertKit).

Ces itérations sont externalisées par le dessin qui permet de tester directement la pertinence des métaphores adaptées à des situations particulières. Le croquis favorise ce mouvement en permettant au designer de concrétiser sa pensée, notamment vis-à-vis des détails qui peuvent êtres sans cesse précisés davantage. Certains auteurs tels que Gabriela Goldschmid considèrent ainsi que l’esquisse et les autres formes d’extériorisations sont plus distinctes et efficaces que les simples images mentales. Cependant, d’autres affirment que les designers expérimentés peuvent parfois se détacher de ces outils après les avoir manipulés un certain temps. Ainsi, ils conserveraient la gestalt qu’ils auraient obtenue à force de matérialiser leur pensée. Ils parviendraient alors à tester leur sentiment d’adéquation uniquement par pensée. Néanmoins, ce cas extrême est rare. La plupart des designers continuent donc d’utiliser des formes d’extériorisation, mais qui ne passent pas toutes par du dessin, comme les infovisualisations par exemple.

Conclusion PARTIE 1

Pour conclure cette première série d’articles, nous pouvons relever un des seuls points communs aux différentes théories que nous avons observées : le fait que les designers naviguent entre différents modes de pensée. Actuellement, les designers éprouvent d’ailleurs toujours de grandes difficultés à expliquer leur façon de travailler et à rendre compte de la part de pensée de leur métier sans prendre comme exemple d’autres métiers ou formes de logique. Certains cours de design invitent d’ailleurs à appréhender le design comme une succession de postures à adopter : tantôt enquêteur, tantôt journaliste, etc. Hormis ce point, aucun vrai consensus ne semble émerger quant à la définition de la pensée design.

Néanmoins, les théories du design-cognitiviste montées en puissance dans les années 1960 ont rapidement gagné en popularité. Ainsi, des tentatives de mettre en méthode cette discrétisation rationnelle du design ont eu lieu à travers le mouvement des Design Methods, jusqu’à formaliser la méthode actuelle très répandue du Design Thinking (qui sera détaillée dans la PARTIE 2 de ce blog).

👋 Cette série d’articles est co-rédigée par Marie Leroy, Éléonore Sas et Mathieu Veil, étudiants en master 2 Design d’expérience utilisateur à l’Université de Technologie de Compiègne (UTC). N’hésitez pas à nous faire des retours par commentaire !

Les articles déjà parus :

  1. Pourquoi questionner le Design Thinking ?
  2. PARTIE 1 — Intérêt renouvelé pour la pensée des designers
  3. PARTIE 1 — Rendre compte de la pensée du designer
  4. PARTIE 1 — Une pensée en transduction avec la pratique → celui-ci

Références de l’article

Cross, N. (2011). Design thinking: Understanding how designers think and work. Berg.

Cross, N. (1999). Natural intelligence in design. Design studies, 20(1), 25–39.

Csikszentmihalyi, M., & Wolfe, R. (2014). New conceptions and research approaches to creativity: Implications of a systems perspective for creativity in education. In The systems model of creativity (pp. 161–184). Springer, Dordrecht.

Dalsgaard, P. (2014). Pragmatism and Design Thinking. International Journal of design, 8(1).

Glăveanu, V. P., Hanchett Hanson, M., Baer, J., Barbot, B., Clapp, E. P., Corazza, G. E., … & Sternberg, R. J. (2020). Advancing creativity theory and research: A socio‐cultural manifesto. The Journal of Creative Behavior, 54(3), 741–745.

Lin, M. (2016). Boundaries. Simon and Schuster

Lindgaard, K., & Wesselius, H. (2017). Once more, with feeling: Design thinking and embodied cognition. She ji: The journal of design, Economics, and Innovation, 3(2), 83–92.

Louridas, P. (1999). Design as bricolage: anthropology meets design thinking. Design Studies, 20(6), 517–535.

Poulsen, S. B., & Thøgersen, U. (2011). Embodied design thinking: a phenomenological perspective. CoDesign, 7(1), 29–44.

Schön, D. A. (1983). The reflective practitioner: How professionals think in action. Routledge.

Weber, H. M. (2021). Cognitive processes in Design Thinking: Optimization of perception, processing and reasoning.

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éléonore sas
Le Design Thinking est-il du design ?

UX designer et doctorante en géographie (La Rochelle Université-CNRS), je cherche à déconstruire/changer le rapport humain-nature occidental via un jeu sérieux.