Introduction à la série d’articles

Extinction de l’expérience de nature en Occident (1/7)

éléonore sas
Luciole : design et non-humains
4 min readJan 21, 2022

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D’après la photographie de qinghill

Quand avez-vous été réveillés par un chœur d’oiseaux sous votre fenêtre pour la dernière fois ? Il est probable que cela fasse longtemps ou bien qu’il s’agisse d’une exception dans votre quotidien. En effet, comme l’explique le biologiste Rachel Carson (1962), nos printemps sont de plus en plus silencieux : nous oublions parfois même qu’ils ne l’étaient pas auparavant. En 30 ans, 30% des oiseaux ont ainsi disparu des villes et des campagnes françaises (Inger et al., 2015).

Les derniers oiseaux en ville ? (Photographie de David Clode)

Au XXe puis au XXIe siècle, la part d’habitants en ville n’a cessé d’augmenter en Occident. Cette urbanisation massive est aujourd’hui l’une des principales causes de la raréfaction des espaces naturels dans nos voisinages et de l’érosion de la diversité biologique au niveau local (Vining, 2003). De cette façon, elle contribue à accentuer la « crise de la biodiversité » (Fleury & Prévot, 2017). Il semble alors que vivre en ville restreigne nos possibilités d’interactions avec la nature. Plus encore, nous oublions progressivement comment faire l’expérience de cette altérité (Clavel, 2017). Nous entendons moins les oiseaux, mais savons-nous encore prêter attention à leurs chants ?

« Nous n’avons pas l’habitude d’être à l’écoute des choses qui ne parlent pas ; nous ne savons pas comment nous y prendre pour les entendre et pour nous relier à elles. » (Levesque, 2020)

Ce double phénomène est identifié sous l’appellation « extinction de l’expérience » de nature depuis la fin du XXe siècle (Pyle & Lefèvre, 2016). Alarmant des spécialistes de l’écologie, de la santé et de la préservation de la biodiversité, les pertes de vécu et d’interactions avec la nature privent les hommes des bienfaits de celle-ci et menacent l’équilibre naturel à l’ère de l’Anthropocène. En s’éloignant des autres êtres vivants, les humains créent alors un cercle vicieux leur donnant de moins en moins envie d’entrer en contact avec la nature et de lui accorder de l’importance (Soga & Gaston, 2016). Pourtant l’Homme est directement affecté par ces mêmes écosystèmes à travers des liens d’interdépendance.

« L’extinction de l’expérience pourrait s’avérer être l’un des concepts environnementaux clés de notre époque » (Soga & Gaston, 2020).

En outre, la culture occidentale est fortement imprégnée de l’ontologie naturaliste décrite par Philippe Descola, fondée sur la distinction entre la « nature » et la « culture » (Fossier, 2006). De ce fait, la fracture entre les populations et leur milieu naturel est potentiellement d’autant plus importante dans cette zone géographique. Néanmoins, l’expérience de nature est définie de différentes manières, ce qui transforme l’interprétation des impacts de l’urbanisation sur ce phénomène. C’est pourquoi j’analyserai ce sujet et ses différents sens dans les prochains articles afin d’identifier jusqu’à quel point on peut parler d’une « extinction » de l’expérience de nature en ville en Occident.

Pour ce faire, je commencerai par montrer l’importance de ce type d’expérience (article 2) ainsi que les raisons pour lesquelles son extinction est problématique et due en partie à l’urbanisation (article 3). Je reviendrai ensuite sur la notion même d’expérience de nature en montrant que celle-ci est polysémique, désignant des acceptations différentes selon les auteurs (articles 4, 5 & 6). En fonction de ces définitions, je réévaluerai alors l’« extinction » de ce phénomène en ville (article 7). Je prévois donc les 6 articles suivants, en plus de celui-ci :

La végétalisation des villes est-elle suffisante pour contrer l’extinction de l’expérience de nature ? (Photographie de Peerapon Chantharainthron)

Références de l’article

Carson, R. L. (1962). Silent spring. Mifflin.

Clavel, J. (2017). Expériences de Natures, investir l’écosomatique. In Le souci de la nature. Apprendre, inventer, gouverner (p. 257‑269). CNRS.

Fleury, C., & Prévot-Julliard, A.-C. (2017). De nouvelles expériences de nature pour une nouvelle société ? In Le souci de la nature. Apprendre, inventer, gouverner (p. 9‑22). CNRS.

Fossier, A. (2006). « Par-delà nature et culture ». Tracés. Revue de Sciences humaines, 10, 95‑103.

Inger, R., Gregory, R., Duffy, J. P., Stott, I., Voříšek, P., & Gaston, K. J. (2015). Common European birds are declining rapidly while less abundant species’ numbers are rising. Ecology Letters, 18(1), 34.

Levesque, S. (2020). Résister au désastre. Dialogue avec Marin Schaffner d’Isabelle Stengers / Nos cabanes de Marielle Macé. Spirale : arts • lettres • sciences humaines, 273, 87‑89.

Pyle, R. M., & Lefèvre, M. (2016). L’extinction de l’expérience. écologie politique, 53(2), 185‑196.

Soga, M., & Gaston, K. J. (2016). Extinction of experience : the loss of human–nature interactions. Frontiers in Ecology and the Environment, 14(2), 94‑101.

Soga, M., & Gaston, K. J. (2020). Extinction of experience : the need to be more specific. People and Nature, 2(3), 575‑581.

Vining, J. (2003). The Connection to Other Animals and Caring for Nature. Human Ecology Review, 10(2), 87‑99.

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éléonore sas
Luciole : design et non-humains

UX designer et doctorante en géographie (La Rochelle Université-CNRS), je cherche à déconstruire/changer le rapport humain-nature occidental via un jeu sérieux.