De quelle(s) nature(s) parle-t-on ?

Extinction de l’expérience de nature en Occident (4/7)

éléonore sas
Luciole : design et non-humains
22 min readJan 28, 2022

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D’après la photographie de Evan Dennis

Et voici le quatrième article de cette série sur l’extinction de l’expérience de nature en ville en Occident. Vous pouvez retrouver les autres articles dans la liste en bas de page. Bonne lecture 🤗 !

Malgré l’apparente gravité de ce phénomène et la multiplication des appels à la reconnexion, la définition même de l’expression « extinction de l’expérience », formulée par Robert M. Pyle en 1993 dans The thunder Tree, mérite d’être éclaircie (Pyle, 2011). Pour l’auteur originel, il s’agissait d’identifier le phénomène selon lequel « les gens sont de moins en moins susceptibles d’avoir un contact direct avec la nature (les environnements naturels et la faune qui leur est associée) dans leur vie quotidienne » (Soga & Gaston, 2016, p. 94). Néanmoins, il ne définit pas précisément ce qu’il désigne par le terme « expérience » et ne qualifie pas non plus l’« extinction » qui s’y rapporte. De même, la « nature » qu’il évoque peut être comprise de différentes façons.

Grandes catégories de définition de la nature

Terme problématique

La « nature » est un terme particulièrement polysémique. En fonction des époques, des cultures et des contextes, le sens de ce concept varie : « la nature est diverse » (Clavel, 2017, p. 259). Ainsi, sa définition est un sujet historique de débats (Soga & Gaston, 2020). La plupart des auteurs qui traitent du sujet de l’extinction de l’expérience de nature doivent alors commencer par la difficile tâche d’expliciter et de borner cette notion. Pour y parvenir, la majorité d’entre eux se réfèrent aux définitions d’auteurs les précédant. Une des citations la plus récurrente est celle de Pierre Hadot qui sépare en 2004 la nature en deux, l’une étant « prométhéenne » et l’autre « orphique » (Clavel, 2017, p. 259). Durcame vient y ajouter deux autres visions : une « nature processuelle » — qui hérite des sciences de l’évolution, du vitalisme et d’auteurs tels que Nietzsche et Whitehead — et une « nature essentialiste » — qui se réfère au sens commun de « l’ensemble de propriétés physiques spécifiques [qui] font la qualité d’un objet inerte ou vivant ». D’autres auteurs procèdent par l’établissement d’une liste d’exemples et de sous-termes rentrant dans leur périmètre de recherche.

Souvent, ils utilisent le terme de « nature » comme le synonyme d’une des parties de celle-ci et, le plus couramment, de l’ensemble des êtres vivants qui la composent. Par exemple, Pitrou et al. (2015) utilisent la définition de la biodiversité de Gilles Bœuf pour expliquer leur version de la « nature ». Parfois, cette équivalence est encore restreinte à l’ensemble des êtres vivants non-humains, voire de la « nature sauvage » car considérée comme exempte de l’intervention humaine (Soga & Gaston, 2020). Une autre stratégie consiste à mobiliser la nature en rapport avec quelque chose d’autre. Dans la littérature, on observe ainsi principalement des textes qui se focalisent sur les causes de la déconnexion de la nature, sur les conséquences de celle-ci ou encore sur les bienfaits de la nature (Ives et al., 2018).

Quoi qu’il en soit, la « nature » semble demeurer impossible à décrire d’une seule et unique façon, malgré son apparente simplicité pour le sens commun. En outre, ce concept est ubiquitaire : on le retrouve dans tous les domaines de la pensée humaine, comme les sciences, la morale et l’esthétique (Maris, 2018). Au-delà même de la question de l’extinction de l’expérience, la notion de « nature », par la place qu’elle occupe dans les récits, mérite d’être davantage explicitée.

Nuage de mots reprenant les termes les plus souvent cités pour décrire la “nature” d’après une enquête de la fondation Victorians Value Nature (VVN) (source).

« Nature-totalité », « nature-normalité » et « nature-altérité »

Dans La part sauvage du monde, Virginie Maris (2018) commence par expliciter le titre de son ouvrage et son non-choix du terme « nature ». Elle propose alors de regrouper l’ensemble des sens qui en ont été donnés jusqu’ici en trois grandes catégories : la « nature-totalité », la « nature-normalité » et la « nature-altérité ». Pour elle, la « part sauvage du monde » se rapporte à ce troisième groupement de définitions.

  1. La « nature-totalité » rend compte du « monde dans son ensemble » (Maris, 2018, p. 20). Ainsi, l’Homme, les êtres vivants, leur milieu, la Terre, l’univers… tout ce qui est, a été et sera est compris dans la nature. Par exemple, pour l’ancienne scolastique, la nature correspondait aux phénomènes observables et répondait à des lois générales. L’opposé de cette catégorie serait donc tout autant le « néant » que le « surnaturel ».
  2. D’un autre côté, la « nature-normalité » renvoie au « fonctionnement normal des choses » (Maris, 2018, p. 20–21). Celui-ci peut se comprendre de deux façons. Selon un sens statistique, la « nature-normalité » correspond à ce qui est commun, ordinaire ou fréquent. Ce qui est « naturel », c’est ce qu’on a l’habitude de voir ou de croiser, contre ce qui est rare ou extraordinaire. Dans son deuxième sens, la « nature-normalité » correspond à ce qui fonctionne comme il faut ou bien qui n’est pas perturbé dans son fonctionnement habituel. On peut alors parler de « mouvement naturel » pour un mouvement effectué comme il le souhaite par une personne en bonne santé. L’inverse de cette nature-là serait le « dysfonctionnement » ou le « chaos ».
  3. Enfin, la « nature-altérité » concerne « la part du monde que nous n’avons pas créée » (Maris, 2018, p. 21). Elle représente donc l’« autre », se distinguant de l’humanité et de ses productions. Selon les contextes, elle s’oppose à différents concepts comme la culture, les humains ou l’artifice. La nature est donc également ce qui pourrait être sans nous. En cela, elle est autonome. Elle correspond à une façon de distinguer le monde du point de vue avec lequel les humains l’observent : le leur. La « nature-altérité » peut alors aussi faire référence à des forces que les hommes ne maîtrisent pas, voire qu’ils ne savent pas toujours expliquer. De cette façon, elle peut être une sorte de synonyme au « sauvage » et au « non-humain vivant ».

Dans la plupart des recherches concernant l’extinction de l’expérience de nature, l’accent semble être mis sur cette « nature-altérité » dont les citadins se seraient éloignés et dont ils auraient refusé en grande partie — ou alors sélectionné très finement — l’entrée dans leur ville. C’est pourquoi nous garderons principalement en tête ce lot de définitions de la nature pour la suite de ce travail.

Richesse polysémique

Comme nous venons de le voir, le mot « nature » est polysémique. Même en cherchant à le qualifier à travers différentes catégories de définitions, ces dernières continuent de se recouvrir partiellement, maintenant alors la complexité de ce terme. En effet, Virginie Maris (2018) explique que nous mobilisons la plupart du temps plusieurs types de « nature » simultanément. Par exemple, certaines personnes argumentent que les hommes font partis de la nature et qu’ils ne peuvent donc pas lui nuire. En cela, l’auteur montre que ce discours mélange la « nature-totalité », dans laquelle l’humanité est comprise, et la « nature-altérité », différente de nous, et que nous pouvons donc quand même endommager (Maris, 2018, p. 27).

Le concept de nature, et plus particulièrement celui de « nature-altérité », est donc peuplé de dualités et d’ambivalences qui le rendent difficile à appréhender. Mais n’est-ce pas là quelque chose qui peut être vu positivement ? Pour Virginie Maris (2018, p. 31), « sous cette ambivalence se cache peut-être une richesse ». Ni bonne, ni mauvaise en soi, la « nature-altérité » préserve une nuance et une possibilité de contextualisation tout en demeurant un concept que tout un chacun peut s’approprier : intellectuellement comme empiriquement.

  • D’un côté, la notion large et abstraite permet de dialoguer au sein d’une société et de renvoyer culturellement à un même objet de pensée. Franco et al. (2017) résument assez bien ce type de définition : « [la nature correspond aux] phénomènes du monde physique dans son ensemble, y compris les plantes, les animaux, le paysage et les autres caractéristiques et produits de la terre, par opposition aux humains ou aux créations humaines ».
  • D’un autre côté, la polymorphie de cette notion permet de la contextualiser et de la personnaliser à l’échelle plus individuelle en fonction de son vécu, c’est-à-dire de son « expérience ».

C’est pourquoi nous conserverons une définition assez large de la « nature-altérité » lorsque nous parlerons d’« extinction de l’expérience » dans la suite de cette étude. Ainsi, nous prendrons aussi bien en compte sa matérialité, son appréciation culturelle et son incarnation individuelle (Clavel, 2017).

Le Voyageur contemplant une mer de nuages par Caspar David Friedrich, soit l’Homme face à la « nature-altérité » (source).

Aperçu historique de la notion de « nature-altérité »

Racines linguistiques communes

Le sens de « nature-altérité » est d’autant plus important qu’il est partagé par de très nombreux peuples dans l’histoire. En effet, presque toutes les langues partagent ce sens du mot « nature » dans l’étymologie de leur terme, sauf les langues de racine sémitique. Virginie Maris (2018, p. 28) parle alors de « racine révélatrice ». En latin, natura est le participe passé féminin du verbe « naître ». Le terme grec de phusis renvoie quant à lui à un « pur jaillissement » selon Heidegger (Maris, 2018, p. 28). Passé le Ier siècle, le terme natura va remplacer la phusis dans la langue commune : en français, la « nature » devient donc tout à la fois « ce qui est, ce qui doit être et ce qui se distingue de l’artifice » (Maris, 2018, p. 29).

Dans toutes les langues précédemment citées, l’équivalent de notre mot « nature » recouvre les idées de processus et d’autoaccomplissement. En mandarin par exemple, le terme ziran signifie « par soi-même ». Dans presque toutes les cultures, la nature est donc :

« Un processus autonome, un mouvement qui ne dépend ni de notre art ni de nos représentations. » (Maris, 2018, p. 30)

De ce fait, elle est forcément distincte de l’humain et appartient alors à la catégorie de la « nature-altérité ». Cet autre indépendant de nous semble ainsi nous fasciner à travers les sociétés et les âges.

La compréhension contemporaine de la « part sauvage du monde » est également chargée en histoire. Afin de mieux comprendre culturellement l’appréciation de ce concept par les Occidentaux, retraçons brièvement les grandes étapes historiques qui constituent l’héritage de ce terme.

Rappels historiques

Tout d’abord, Aristote serait à l’origine de l’« invention de la nature » conçue comme « nature-altérité » (Maris, 2018, p. 39). En effet, il conceptualise un monde séparé des hommes et des dieux afin de mieux pouvoir l’observer : la phusis. De ce fait, il extériorise la nature qui était jusqu’alors uniquement entièrement relié à l’être observant. Aristote cherche ainsi l’ordre dans la nature et les lois qui la régissent. D’une « nature-totalité », on passe alors à une « nature-altérité » envisagée de façon radicale.

Buste d’Aristote (source).

De cette façon, Aristote pourrait être considéré comme le « 1er naturaliste » (Maris, 2018, p. 40). Afin d’analyser les phénomènes naturels, il les pose hors de lui en leur attribuant une valeur intrinsèque :

« Grâce à Aristote et à ses émules naturalistes, la nature s’est détachée du monde des dieux et de celui des humains, gagnant ainsi tout à la fois son existence et son extériorité » (Maris, 2018, p. 41).

À l’Antiquité, deux couples de définitions émergent. On retrouve d’un côté la nature une, ordonnée et idéale, opposée à une nature multiple, chaotique et désincarnée ; et, de l’autre, la nature comme processus de création dynamique et pleine de potentialités, elle-même opposée à la réalité matérielle qui actualise effectivement les possibles. Lors de l’avènement du christianisme, ces deux combinaisons de définitions se superposent. La natura creans, c’est-à-dire la « nature une et indivisible » est assimilée à « la nature comme potentiel de création » (Maris, 2018, p. 41). De ce fait, elle s’apparente à Dieu, qui crée la natura creata, charnelle, matérielle, chaotique et reléguée au monde des humains. « Seul l’humain, qui participe simultanément du divin par du divin par son âme et de la nature par son corps, peut faire le lien entre ces deux règnes » (Maris, 2018, p. 42). Apparaît ici une séparation hiérarchisée stricte entre les deux types de nature entre lesquels les humains doivent choisir.

La tradition scolastique reprend ce couple sous les termes de natura naturans et de natura naturata, à la différence près que la nouvelle racine commune « natura » redistribue dans les deux parties l’idée de principe processuel. Cette autonomie regagnée par la nature matérielle explique comment celle-ci peut parfois résister à son créateur. Pour faire sens des épidémies et autres catastrophes naturelles, les contemporains se représentent des desseins divins. De ce fait, la natura naturata — ancêtre de la « nature-altérité » actuelle –conserve son héritage de natura creata comme une « nature résolument inférieure, sans valeur propre, dégradée », mais qui possède désormais également une part d’autonomie la rendant mystérieuse (Maris, 2018, p. 43).

Bordures et aux encadrements végétaux et floraux, caractéristiques des manuscrits français de la fin du Moyen Âge (source : BnF).

Avec l’industrialisation, l’Homme ne va plus vouloir craindre cette nature mais plutôt la dominer et l’instrumentaliser. La nature perd sa puissance et, surtout, son autonomie. Par le discours des scientifiques, elle est réduite à une étendue de matière, passive et malléable. Descartes évoque ainsi une « chose étendue, flexible et muable » (Maris, 2018, p. 44). Cette définition subsume toute forme de diversité et renvoie la nature à un ensemble cohérent et pauvre. Les animaux sont compris comme des automates dont les composants fonctionnels pourraient être disséqués, analysés et répliqués. On assiste donc à une sorte de « grammatisation » du monde, au sens stieglerien. En effet, la maîtrise nécessite des connaissances préalables et donc une compréhension du fonctionnement du monde. Bien entendu, cette tendance mécaniciste n’est pas acceptée par tous.

Canard de Vaucanson, automate imitant le système digestif de l’animal (source).

On peut notamment citer l’exemple des romantiques au XVIIIe siècle qui inversent le dualisme entre la rationalité et la sensibilité. Pour eux, c’est comme si la « nature-altérité » valait davantage que la nature aseptisée de l’industrialisation. Ainsi, les romantiques américains prônent la « wilderness », c’est-à-dire la nature virginale, non modifiée par l’Homme. Ces idées vont d’ailleurs donner lieu au Wilderness Act en1964, permettant de protéger de nombreux espaces naturels selon cette volonté préservationniste et donnant naissance à plusieurs parcs états-uniens. Pour autant, la nature que ces romantiques souhaitent protéger est bien spécifique : il s’agit d’une nature « magnifiée et donc détournée » (Maris, 2018, p. 48). Elle a été sublimée et sélectionnée par des humains qui nient de ce fait sa valeur intrinsèque. Ce que la nature gagne en grandeur et valorisation par les romantiques, elle le perd en altérité et en autonomie.

Élan mâle dans le parc du Yellowstone aux États-Unis, photographie de Harrison Hargrave.

Avec Darwin, les sciences changent de paradigme. La « nature-altérité » est alors affectée de trois façons. Tout d’abord, la théorie de l’évolution sous-entend une historicité de la nature. Ensuite, pour qu’il y ait filiation et que celle-ci puisse expliquer des similarités structurelles et fonctionnelles, on assiste à l’émergence de l’idée d’une continuité entre les humains et autres êtres vivants. Enfin, la faune et la flore sont en interdépendance avec leur milieu, ce qui explique certaines évolutions. De ce fait, l’Homme est davantage intégré — du moins conceptuellement — dans cette « nature-altérité » qui tend à redevenir une « nature-totalité ». La nature regagne en autonomie mais son extériorité envers l’humain se brouille.

Enfin, l’industrialisation rend visible les limites de la nature qui n’est alors plus une ressource inépuisable. À la suite de quelques voix isolée, des mouvements de plus grande ampleur s’institutionnalisent au XXe siècle pour protéger la nature. La « nature-altérité » est perçue comme vulnérable aux activités humaines tandis que la compréhension de la dépendance de l’Homme aux écosystèmes est mise en avant. Néanmoins, la volonté de protéger cet autre, considéré comme étant plus faible que soi, remet parfois en question l’autonomie de cette nature (Henderson & Remy, 2021).

« Nature-altérité » contemporaine

Pourtant, malgré ce type d’idée, la nature n’a pas entièrement perdue de son autonomie. Contre la « théorie du Grand Partage », qui reprend les dualismes hérités des Modernes, la « nature-altérité » continue d’exister en dehors du contrôle humain (Maris, 2018). Ainsi pour Clément Rosset, la distinction entre la « Nature » et la « Culture » est un « vieux préjugé naturaliste », voire une « différence obscure ». En effet, bien que nos paysages aient changés et que nous avions produits beaucoup d’éléments artificiels, « ce qui faisait le monde d’avant n’a pas disparu, loin de là » (Maris, 2018, p. 8). On ne peut qu’approuver cette affirmation lorsqu’on croise, au détour d’une route goudronnée, un pissenlit qui pousse malgré qu’aucune terre ne soient censée être accessible.

D’après la photographie de Nguyen Dang Hoang Nhu

Virginie Maris propose donc de « déconstruire le constructivisme », ce « mythe du Grand Partage », qui hante la pensée Occidentale (Maris, 2018, p. 14). Pour elle, la nature sauvage est toujours présente mais sous de nouvelles formes et à travers un autre regard socio-culturel, qui, lui aussi, est une menace fondamentale quant à la préservation du monde. La question actuelle, « dans quelle nature allons-nous vivre ? », alerte sur la composition physique du monde et sur la raréfaction de la nature (Maris, 2018, p. 19). Bien que celle-ci soit réelle, l’auteur propose une autre interprétation de cette question en se demandant plutôt : avec quel(s) concept(s) de nature(s) allons-nous vivre ? Et donc également : avec le(s)quel(s) souhaitons-nous vivre ?

La « nature-altérité » de l’« extinction de l’expérience »

Du sauvage à l’urbain

Comme nous venons de le voir, la « nature-altérité » n’a pas entièrement désertée les villes. Plus largement, de nombreux chercheurs considèrent que « la distinction faite entre les environnements naturels et bâtis a toujours été discutable (que dire d’une termitière ?), et [qu’elle] devient de plus en plus compliquée » (Clayton, 2017, p. 153). Selon le mythe du Grand Partage, l’espace de vie de l’Homme se distingue de celui qui est naturel. Mais qu’est-ce qui fait la caractéristique de l’un ou l’autre ? Certains milieux semblent naturels alors qu’ils sont en partie construits, alors que certains milieux urbains quant à eux sont peuplés de non-humains vivants. Cette séparation entre la ville et la nature provient surtout d’une séparation conceptuelle plutôt que d’une réalité concrète.

Augustin Berque (2011) parle ainsi d’« écoumène » et d’« érème ». Pour le champ lexical des géographes, l’écoumène désigne l’espace de vie permanent des humains sur Terre. Augustin Berque réutilise ce terme pour décrire la façon dont les hommes s’attachent à leur milieu de vie. A contrario, l’érème désigne ce qui est en dehors de l’écoumène, c’est-à-dire la « part sauvage du monde », ni complètement rurale, ni urbaine. Pour l’auteur, il existe de moins en moins d’érème pur, car l’interventionnisme humain s’étend sur la majorité de la planète. De même, cet érème est avant tout une représentation conceptuelle : il préexiste chronologiquement et physiquement à l’écoumène mais le suit conceptuellement. En effet, c’est en identifiant leur propre espace de vie que les sociétés humaines définissent en négatif ce qui n’en fait pas partie. De cette façon, l’érème succède à l’écoumène et se retrouve borné en fonction du point de vue socio-culturel.

« C’est bien à partir de la campagne et de la ville que se sont institués les espaces sauvages, que, pourtant, nous croyons premiers. » (Berque, 2011, p. 51–52).

C’est pourquoi « l’idée de nature semble toujours être apparue dans les civilisations urbaines avancées » (Clavel, 2017, p. 259). La ville aurait ainsi « inventé “la nature” [et l’aurait] idéalisée » (Berque, 2011, p. 57).

Face à cette difficile distinction entre la ville et la nature, Gaston et Soga (2020) proposent alors deux grandes catégories d’acceptation de cette dernière notion, dans le contexte de l’extinction de l’expérience : un « sens étroit » et un « sens large ». Le premier concerne justement la nature qui s’autogère en grande partie, c’est-à-dire qui a conservé la majorité de son autonomie par rapport à l’action humaine. L’extinction de l’expérience de la nature au sens étroit se rapporte ainsi à la vie sauvage, bien que les frontières de ce terme soient très difficiles à cerner. Par ailleurs, le « sens large » comprend l’ensemble des organismes vivants non humains, peu importe leur degré de liberté vis-à-vis de l’Homme. Ces deux acceptations sont très éloignées l’une de l’autre et impliquent des mesures ainsi que des solutions très différentes. De cette façon, avec l’augmentation de l’urbanisation, les chances de rencontrer de la nature purement sauvage diminuent fortement comparées à de la nature « tout court ». Selon les auteurs, l’importance de ce sujet relève alors de l’une ou l’autre de ces deux définitions de la nature.

De la faune à la flore

Par ailleurs, l’expérience de nature semble souvent davantage renvoyer à la part végétale du monde qu’à l’ensemble des vivants. Comme nous l’avons vu précédemment, les hommes peuvent se comporter selon une ontologie analogique dans le contexte de leurs interactions avec leurs animaux de compagnie (Descola, 2005). Même si on peut qualifier ce phénomène de rapprochement envers une altérité vivante, celui-ci demeure très spécifique et « hors-sol », au sens latourien. En effet, les animaux de compagnie sont de moins en moins considérés dans leur espace naturel mais plutôt comme s’ils étaient découplés de leur environnement. Le bétail, quant à lui, est situé en dehors de la ville et reste donc beaucoup moins perçu par les citadins. Enfin, la faune sauvage urbaine perd en diversité et en visibilité. Nos connaissances sur les animaux en témoignent : en général, les citadins peuvent citer beaucoup plus de noms d’espèces de chiens et de chats plutôt que d’insectes, par exemple. L’animalité à laquelle nous nous confrontons le plus et que nous connaissons également le mieux en ville est donc cette part de faune décontextualisée et anthropomorphisée.

Le chat d’appartement : cet animal de compagnie hyper-anthropomorphisé et décontextualisé (photographie de Avel Chuklanov).

De plus, la plupart des questionnements autour de la réintroduction de nature en ville concerne en fait avant tout les plantes (Steele et al., 2020). Cela peut peut-être s’expliquer par le fait que la flore est à la base de la plupart des chaînes alimentaires et que sa présence permettrait donc d’attirer des animaux par la suite. Une autre piste relève sûrement du discours médiatique et des études scientifiques concernant l’absorption de CO2 et le rejet de O2 par les arbres, contre la pollution humaine (Akbari, 2002). Enfin, parmi les différentes hypothèses possibles, on peut penser à l’effet de l’ombre de plantes sur la chaleur urbaine. Ainsi, une étude de 2002 montre qu’un arbre planté à Los Angeles évite la combustion de 18 kg de carbone par an, par son effet sur direct sur le CO2 et indirect sur la consommation énergétique due aux climatisations électriques (Akbari, 2002). Quelles qu’en soient les raisons, la flore semble donc être plus ciblée que la faune par les partisans de la reconnexion à la nature en ville. Ce phénomène se traduit par des actions et pratiques telles que de l’urbanisme et du design biophiliques (Reeve et al., 2015), ou encore des appels à la végétalisation urbaine, comme le fait la ville de Paris depuis quelques années (Bled, 2014).

Mur du Quai Branly à Paris (source).

Pourtant, d’autres chercheurs relèvent ici un paradoxe. En effet, la végétalisation semble passer avant la réintroduction de la faune en ville, mais en même temps les hommes semblent moins remarquer la présence de plantes que celle d’animaux dans leur environnement. Il s’agit là du concept de « cécité botanique » proposé en 1999 par les botanistes James Wandersee et Elizabeth Schussler (Parsley, 2020). Il s’agit du « classement anthropocentrique erroné des plantes comme inférieures aux animaux » (Margulies et al., 2019). Selon ce principe, les humains remarquent très peu la flore autour d’eux, ont beaucoup de mal à considérer son importance dans la biosphère et apprécient moins ses caractéristiques esthétiques et biologiques comparées à celles d’animaux. Cette représentation amènerait ainsi les hommes à considérer les plantes comme étant inférieures aux autres vivants et donc à leur porter moins d’intérêt.

Quatre pistes permettraient d’expliquer cet effet chez l’humain : l’attention, l’attitude, la connaissance et l’intérêt relatif. L’attention correspond aux éléments physiques et cognitifs, comme le fait que l’œil humain se focalise surtout sur les éléments en mouvement dans son champ de vision ou bien sur ce qui apparaît en contraste avec le reste de ce qui est perçu (Lindemann‐Matthies, 2005). L’attitude réfère à la manière dont les humains décident délibérément de se désintéresser des plantes, en particulier au cours de leur parcours scolaire. En 1919, le botaniste George Elwood Nichols critiquait ainsi déjà les programmes scolaires de biologie qui confondant les termes biology et zoology. La connaissance concerne le manque de compréhension des êtres humains concernant l’importance des plantes pour la biosphère (Allen, 2003). Enfin, l’intérêt relatif explique que les hommes seraient davantage attirés par les mammifères partageant des comportements similaires aux leurs et qualifiés pour cela de « loveable mammals » (Kellert, 1985). De cette façon, les enfants semblent préférer en grande majorité les animaux exotiques ou domestiques, et ne s’intéresser aux plantes qui les entourent qu’à condition qu’on les amène à le faire (Lindemann‐Matthies, 2005).

De la végétation au paysage

Bien que les solutions d’écoconception urbaine privilégient les formes de vie végétale, la définition de la « nature » employée dans les textes relevant de l’extinction de l’expérience semble être plus large encore et inclure les « environnements » (Soga & Gaston, 2020). Cynthia Fleury et Anne-Caroline Prévot-Julliard (2017) expliquent en effet que malgré une définition de la nature comprenant explicitement la faune et la flore, la plupart des écrits de ce type se référent en fait implicitement aux paysages plus qu’aux espèces les peuplant. Cette façon de mettre en paysage ce que nous observons serait héritée du XVIIe et surtout du XIXe siècle en Occident (Chollet, 2001). En effet, les artistes de cette période mettent en avant cette extériorité autrefois moins valorisée par rapport à l’analyse du monde intérieur. De cette façon, l’« Europe ne découvre le paysage que plus de mille ans après la Chine » (Chollet, 2001, paragraphe 12). Cet héritage provient une fois encore de l’histoire de la notion de nature que nous avons brièvement retracée plus haut. Observer la nature comme un paysage, en tant que « je » point de vue, est très différent des pratiques d’autres cultures. En Chine par exemple, « la dynamique chinoise est “mondanisante” : elle invite à « se fondre aux phénomènes » (Chollet, 2001, paragraphe 13). Les Occidentaux considèrent donc spontanément la nature comme un paysage.

Cynthia Fleury et Anne-Caroline Prévot-Julliard (2017, p. 16) remarquent ainsi une prédominance des discours sur les « espaces verts » plutôt que sur la biodiversité. En outre, ces paysages sont principalement ceux qu’on retrouve habituellement dans les pays des chercheurs majoritairement occidentaux, soit des étendues verdoyantes ponctuées de points d’eau.

De même, une partie d’entre eux s’exprime sur les bienfaits de la nature sur l’Homme au sens de la présence d’autres êtres vivants, sans réfléchir à la diversité qui compose cet ensemble. Par exemple, la mise en place d’une pelouse bien entretenue ou bien d’un mur végétalisé ne garantit pas un travail autour de leur biodiversité interne. C’est pourquoi Clayton et Saunders (2012) proposent une nouvelle façon de caractériser les espaces naturels, en fonction du degré d’indépendance de la biodiversité de ces lieux par rapport aux interventions humaines. On voit donc émerger ici encore deux façons de percevoir la nature dans ce contexte : une nature-paysage englobante et une autre, relative à l’autonomie partielle de la biodiversité.

Pour ce qui est de la définition de la nature, nous conservons ici une certaine richesse polysémique du terme, tout en ayant déterminé quelques points saillants en fonction des auteurs. Les travaux sur l’extinction de l’expérience de nature s’appuient principalement sur une « nature-altérité », emplie d’héritage culturel occidental, présente en partie encore dans les villes sous une forme appauvrie, et tout autant appréciable conceptuellement à l’échelle de la société que par le vécu incarné et individuel : l’« expérience ».

Références de l’article

Akbari, H. (2002). Shade trees reduce building energy use and CO2 emissions from power plants. Environmental Pollution, 116, 119‑126.

Allen, W. (2003). Plant Blindness. BioScience, 53(10), 926.

Berque, A. (2011). Le rural, le sauvage, l’urbain. Études rurales, 187, 51‑61.

Bled, J.-O. (2014). L’appel à projets « végétalisations innovantes » à Paris. Pour, 224(4), 371‑377.

Chollet, M. (2001, juin). Ecoumène et Médiance, d’Augustin Berque : Penser par monts et par vaux. Périphéries. http://www.peripheries.net/article184.html

Clavel, J. (2017). Expériences de Natures, investir l’écosomatique. In Le souci de la nature. Apprendre, inventer, gouverner (p. 257‑269). CNRS.

Clayton, S. (2017). La psychologie de la conservation. In Le souci de la nature. Apprendre, inventer, gouverner (p. 141‑154). CNRS.

Clayton, S. D., & Saunders, C. D. (2012). Introduction : Environmental and Conservation Psychology. In The Oxford Handbook of Environmental and Conservation Psychology (p. 1‑8). Oxford University Press.

Descola, P. (2005). Par-delà nature et culture. Gallimard.

Fleury, C., & Prévot-Julliard, A.-C. (2017). De nouvelles expériences de nature pour une nouvelle société ? In Le souci de la nature. Apprendre, inventer, gouverner (p. 9‑22). CNRS.

Franco, L. S., Shanahan, D. F., & Fuller, R. A. (2017). A Review of the Benefits of Nature Experiences : More Than Meets the Eye. International Journal of Environmental Research and Public Health, 14(8), 29.

Henderson, N., & Remy, C. (2021). Symbiocène by design.

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éléonore sas
Luciole : design et non-humains

UX designer et doctorante en géographie (La Rochelle Université-CNRS), je cherche à déconstruire/changer le rapport humain-nature occidental via un jeu sérieux.