Sommes-nous prêts pour le monde de demain ?

Ariane Cronel
SCIAM
Published in
9 min readJun 24, 2020
Image par ejaugsburg de Pixabay

Le Coronavirus a réussi ce que beaucoup de militants écologistes n’osaient imaginer : une diminution du trafic aérien mondial de 52,9% en mars, une baisse des émissions de CO2 de 2000 millions de tonnes (-5,5% des émissions mondiales), le retour en pleine ville et en plein jour de la faune sauvage (cervidés, canards, renards, kangourous et autres singes[1]), et une activité humaine limitée à des sorties à pied ou en vélo pour acheter quelques produits de première nécessité.

Cette période a donc démontré qu’un changement radical d’habitudes et de modes de consommation était possible et les effets sur « l’environnement » immédiatement visibles. Sans trop s’attarder sur les revers de cette médaille (poids des tâches domestiques pour les femmes, précarisation aigüe de certaines populations, violences intrafamiliales, décrochage scolaire etc.), nous avons vu fleurir les appels au « Monde de demain »[2] et autres déclarations d’intention écologiques faisant du confinement un premier pas vers des lendemains plus verts (et moins chauds).

Le monde de demain n’est pas pour aujourd’hui

Le déconfinement a sonné le glas de ces grandes envolées : Mi-mai les émissions chinoises de CO2 étaient plus élevées qu’en mai 2019[3] ; à Paris le périphérique est de nouveau bouché ; les entreprises locales qui avaient transformé à marche forcée leur production pour fournir des masques aux populations se retrouvent avec des stocks d’invendus puisque la Chine inonde de nouveau l’Europe de ses produits ; les gouvernements des pays déconfinés n’ont de cesse d’appeler à une relance massive de la consommation, et n’hésitent pas à multiplier les plans d’aide à des secteurs aussi fondamentalement écologiques que l’aérien et l’automobile.

Non, décidément, le monde de demain n’est pas pour aujourd’hui.

La déception est aussi logique que le retour au monde d’avant est inévitable. Logique, parce que nous avons effectivement pu vivre des choses inenvisageables il y a encore six mois, et mesurer leur effet sur nos émissions de CO2. Moins polluer est possible, nous l’avons fait, et cela constitue une grande nouveauté. Une forme d’espoir de pouvoir agir, réellement, sur les causes du changement climatique, a pu être partagée. La reprise de l’activité « normale », et des pollutions qui l’accompagnent, ne nous rend pas très fiers. Surtout quand les pouvoirs publics appellent à « rattraper » d’urgence les consommations non réalisées durant la crise.

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Ces appels répétés au retour à « la normale » (ou « l’anormal » ?) sont pourtant inévitables : ce n’est pas parce que le Coronavirus nous a enfermés chez nous pendant 2 mois qu’il a du même coup transformé notre système socio-économique. Or, notre système est entièrement construit autour du triptyque « production-consommation-revenus ». Toucher à l’un de ces piliers, et le système s’effondre. Et quand un système s’effondre, il laisse place au chaos. Figurez-vous que le chaos est rarement synonyme de bien-être ou de promenade de santé. C’est donc fort logiquement que les gouvernements et autres institutions vont TOUT faire pour éviter ce chaos.

Ainsi, la plupart des Etats ont pris à leur charge le sujet des « revenus », en compensant tout ou partie de la perte de salaire générée par l’arrêt de l’activité économique. Dit autrement, nous avons appris à vivre en travaillant (produisant) et consommant moins et différemment, mais pas à nous passer de revenus. Tout notre système économique et social est basé sur le revenu, qu’il soit généré par un travail, par des rentes ou par des prestations sociales. C’est ce revenu qui nous permet de nous nourrir, de nous loger, de nous habiller, de bien nous soigner, et qui nous permet aussi de développer des liens sociaux (boire un café avec des amis, prendre les transports, participer à des activités etc.).

Notre système fiscal est également basé sur le revenu : revenu imposable, taxes diverses, constituent autant de recettes qui permettent la redistribution (allocations), les retraites, le système de santé pour tous, l’éducation nationale etc. etc. La fin des revenus sonnerait le glas de ce système.

Comme on le voit, le problème est systémique : nous fonctionnons, dans tous nos actes de la vie quotidienne, au sein d’un système (fait de liens et d’interdépendances) qui repose sur le revenu, et sur la génération de revenu par la production et la consommation.

Croire que nous pouvons sortir sans encombre de ce système, du jour au lendemain, est une illusion aussi douce que dangereuse. Les deux mois de « vacances forcées » avec salaire maintenu, pour la majorité de la population active, n’ont pas permis de mesurer la catastrophe que représenterait un arrêt ou une forte baisse durable de la production et de la consommation : l’effondrement du système et la perte de revenus pour tous.

Le retour en force du « monde d’avant » est donc parfaitement normal. Je dirais même qu’il est souhaitable, comte tenu des dégâts sociaux qu’engendre une crise économique. Pour un recul de 3 semaines du « jour de dépassement »[4], combien de familles dans la misère ? Combien de SDF supplémentaires ? Combien de personnes jetées hors de l’emploi, peut-être définitivement ?

Pourtant nous savons bien que nous ne pouvons pas continuer comme avant. Nous savons que notre exploitation des ressources terrestres est suicidaire, nous savons qu’une hausse perpétuelle du PIB, de la production, de la consommation, signifie extinctions de masse, réchauffement climatique, hausse des niveaux de la mer et autres catastrophes qui menacent l’humanité elle-même. Même le progrès technologique ne paraît plus suffisant pour répondre aux impératifs de changement de modèle.

Mais nous avons beau « savoir », nous n’agissons pas, ou si peu.

Pourquoi sommes-nous incapables de transformer notre système ?

L’une des difficultés à laquelle nous nous heurtons est l’absence de modèle alternatif crédible, pouvant faire système. Contrairement aux ex-républiques communistes de la fin des années 1990, nous n’avons pas un exemple à imiter, un idéal vers lequel tendre. Et l’avenir proposé par les collapsologues n’est guère enthousiasmant.

Image par Exau Paluku de Pixabay

Se pose alors ici la question de « penser le futur ». Pour que nous puissions envisager d’autres modèles, d’autres idéaux, encore faudrait-ils que ces derniers soient pensés, prennent forme, s’organisent — même simplement en théorie. Or, il n’y a aujourd’hui pas grand-chose à se mettre sous la dent en dehors de la collapsologie d’un côté et du « faire comme avant » saupoudré de progrès technologique de l’autre.

L’historien et prospectiviste Mathieu Baudin[5] souligne régulièrement qu’il est extrêmement difficile de s’abstraire de notre réalité pour imaginer l’avenir. Nous faisons des projections à partir de ce que nous connaissons, à partir de catégories mentales que nous ne remettons pas en cause. Même les auteurs de science-fiction ne nous proposent que des variations autour de structures sociales qui restent identiques.

Changer le monde nécessite donc d’abord une vision construite de ce qu’il pourrait être. Mais vers qui se tourner pour commencer à « penser » notre monde de demain ? Dans la culture française, on aime recourir à l’« homme providentiel », gourou ou politique. Avec un risque déceptif majeur : comment un homme (ou une femme) seul(e) pourrait-il penser l’impensable, et traduire cette pensée en actes ?

La réponse pourrait plutôt résider dans le rapprochement entre penseurs et vie quotidienne, dans la façon dont des théories sociologiques, scientifiques ou philosophiques peuvent s’incarner dans des projets, des activités, des institutions, des entreprises. Bref, dans des choses structurées. Il est urgent d’écouter les chercheurs (et de leur donner l’occasion de s’exprimer), et ce même si parfois on ne comprend que 10% de leurs propos[6].

C’est ici que, dans notre système tel qu’il est, le politique doit jouer un rôle qu’il n’assume plus depuis trop longtemps.

C’est au politique de transformer une vision en actions. Au politique de prendre les risques d’infléchir les trajectoires, parce que seul le politique peut mettre en place les moyens pour accompagner ces inflexions, et prendre en charge ceux qui seraient laissés de côté. Au politique d’organiser, par sa puissance normative, l’évolution des systèmes. Au politique de capter les « signaux faibles » émanant d’un corps social qui est, souvent, en avance sans le savoir.

Le monde de demain est en effet déjà là, par petites touches : ce sont les circuits courts et le consommer local, l’engouement pour le vélo, le renouvellement urbain, la transformation du rapport au travail — et, récemment, du rapport au « bureau » ! Mais sans s’être constitué comme tel et sans pouvoir se rattacher à un nouveau modèle, à de nouvelles logiques de système. Le monde de demain est là, mais encore empêtré dans le monde d’aujourd’hui — ce qui d’ailleurs lui complique souvent singulièrement la tâche (la disruption ne marche pas toujours).

Le coronavirus pourrait-il créer l’opportunité politique d’infléchir la trajectoire ?

Image par Gerd Altmann de Pixabay

Certaines mesures de réorientation du système seraient-elles plus recevables post-pandémie qu’avant la crise ?

Rien n’est moins sûr : le montant des plans d’aide aux secteurs aérien et automobile semble plutôt signe d’un défaut de vision, et de la prééminence d’une logique de « gestion » de l’urgence sociale et économique. 200Mds€ vont partir dans le soutien au « monde d’aujourd’hui », sans investissement vers les possibilités du « monde de demain ». A la décharge des gouvernements, l’interdépendance des économies implique que la moindre initiative de rupture prise par un gouvernement (ex : taxer lourdement les consommations fortes émettrices de CO2, laisser l’industrie automobile se restructurer proportionnellement à la chute des ventes) équivaut pour celui-ci à tirer un missile nucléaire sur sa propre économie. Sans parler des réactions sociales : souvenons-nous que la crise des “gilets jaunes” est partie d’une taxe écologique, et que si des usines de production automobile ferment, les salariés manifesteront pour défendre leurs emplois.

Sommes-nous donc condamnés à être simples spectateurs d’un modèle insoutenable mais néanmoins indéboulonnable parce que trop sophistiqué, trop installé, trop interdépendant ? Le foisonnement d’initiatives et de réflexions pour un développement différent plaide pour que la réponse ne soit pas trop catégorique. Et pour que nous prenions, à notre échelle, nos responsabilités.

Le philosophe et sociologue des sciences Bruno Latour[7] propose par exemple à chacun de définir un territoire d’action, et d’en faire le point de départ de transformations concrètes, en s’interrogeant notamment sur « ce à quoi nous tenons », « ce que nous pouvons visualiser », et « ce que nous sommes prêts à défendre ».

Chez SCIAM, nous répondons que notre territoire combine expertise technologique et sciences cognitives, que nous sommes convaincus que l’alliance de ces deux expertises peut répondre aux problématiques des organisations en les transformant, et que notre action consiste à les mettre au service d’offres de valeur pour une évolution des pratiques et des comportements : changer le rapport aux déchets, transformer les stratégies et les pratiques informatiques, mobiliser l’intelligence collective pour favoriser la pensée créative et d’autres modes de résolution des problèmes, sont autant de façons de contribuer positivement au monde de demain.

[1] https://www.novethic.fr/actualite/environnement/biodiversite/isr-rse/singes-cerfs-dindes-avec-le-coronavirus-les-animaux-sauvages-envahissent-les-villes-148367.html

[2] Les 100 principes de Nicolas Hulot pour un nouveau monde https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/05/06/les-100-principes-de-nicolas-hulot-pour-un-nouveau-monde_6038802_3232.html

[3] https://www.numerama.com/sciences/625071-en-chine-la-reprise-provoque-une-pollution-plus-elevee-quavant-le-confinement.html

[4] Chaque année, le « jour du dépassement de la Terre » est calculé par l’institut de recherches californien Global Footprint Network. Il désigne le jour où la consommation de l’humanité dépasse les ressources renouvelables disponibles sur Terre. Depuis les années 1970, la date du Jour du dépassement se dégrade. En 1998, elle avait lieu le 30 septembre. En 2019, elle arrive deux mois plus tôt : le 29 juillet. En 2020, elle devrait se situer fin août en raison de la crise sanitaire.

[5] https://chaire-philo.fr/wp-content/uploads/2020/01/Biographie-Mathieu-Baudin.pdf

[6] Voir par exemple le blog du philosophe Pierre Macherey https://philolarge.hypotheses.org/2261

[7]https://www.montpellier.fr/video/IIltiQWncN4/list/PLgkdVZJAvQ1N6R3b56ZoxWab1f_kPlssc/chaine/UCl8XXEKOg3r9du5Xb8zFcYQ/4300-agora-des-savoirs-2017-2018.htm

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