Est-ce qu’il faut avoir peur des grands récits ? Peut-être. Et des petits ?

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Voilà venu le moment de poser cette question un brin naïve : “mais, dis-moi, monsieur qui parle tout le temps des narrations, c’est quoi un grand récit ?” Et d’essayer d’y répondre avec l’honnêteté de dire qu’on ne s’est jamais vraiment poser la question mais qu’on va essayer d’y répondre. Et de dire que “Oui, bien-sûr, c’est toujours très utile pour le storytelling”.

Alors M. Berut, dites-nous… ou #autopromo

C’est vrai que l’on ne s’est jamais vraiment posé la question. Bien que Jean-François Lyotard nous ait largement dit que notre époque était celle de la fin des grands, voire des métarécits, dans La Condition Postmoderne, on n’a pas vraiment posé la question (non pas du postmodernisme) mais justement de cette idée de “Grand Récit”.

Enfin, si, Lyotard explique ce qu’ils sont ces Grands Récits, ce sont des schémas narratifs qui englobent toute l’histoire… et, oui… en fait c’est bien ça. Mais bon promis on va essayer de dire quelque chose d’un peu nouveau.

Donc la question m’est venue lors d’une participation à l’émission Du Grain à moudre sur France Culture, émission qui avait pour thème “Est-ce que les politiques ont peur des grands récits ?”. En tout cas au début, parce que c’était le 7 janvier et que l’émission, qui devait être diffusée le jeudi 8 a eu lieu le jeudi suivant autour de cette question “mais qu’est-ce qui s’est passé le 11 janvier ?”. Qui était justement une part du Grand Récit français et donc ça vaut le coup de la réécouter et donc #autopromo et #personnalbranding.

Une semaine après : le récit d’une France fantasmée ?

Et donc, c’est quoi un grand récit ?

Bon, ceci passé reste quand même à savoir ce que l’on peut définir comme un grand récit et essayer de voir si il faut en faire ou pas des grands récits. Et oui, parce que c’est bien la question ici : quand je fais du storytelling que ce soit pour de la communication, un webdoc, un jeu ou que sais-je encore… est-ce que je dois ou pas faire un grand récit ?

Alors, quels sont les deux éléments qui permettent de définir l’étendue d’un récit et surtout ce que cela change de manière pratique dans l’engagement de ceux qui le suivent.

  1. Le désordre qu’il prétend résoudre : Vous le savez, pour moi un récit s’incarne dans le présent (pas dans le passé) et tire sa capacité à mobiliser les individus, à créer une expérience commune, du fait qu’il propose un désordre à résoudre. Et les désordres peuvent être à très court terme, très localisés ou extrêmement lointains et concernant le monde entier.
  2. Son étendue temporelle : Forcément un grand désordre à résoudre a tendance à se projeter loin dans le temps. Dans l’avenir, mais également dans le passé. Il a tendance à trouver des exemples qui peuvent venir des siècles précédents, voire même bien avant. Par exemple, la Révolution française qui ne cessait de faire référence à l’antiquité romaine.

Deux dimensions donc : l’importance du désordre qu’il faut résoudre et le temps dans lequel il s’insère.

Ainsi, lorsque les États-Unis doivent (encore) éviter à l’humanité d’être détruite par des extraterrestres particulièrement belliqueux, dans le genre désordre important on peut difficilement faire plus, la culture américaine va chercher dans l’un des points les plus lointains et important de sa mémoire collective : le 4 juillet 1776.

Alors, faut-il avoir peur des grands récits ?

Et bien… ce n’est pas vraiment la question. La question serait plus : est-ce qu’il est possible de souder un groupe autour d’un récit qui n’est pas grand, voire un récit qui est petit ? Et dans une fiction, est-ce qu’il est possible d’intéresser les spectateurs avec une histoire qui n’implique pas les enjeux les plus importants de l’univers.

Imaginez un Star Wars ou Luke, Han et les autres ne combattent pas l’empereur et Vador mais se focalisent sur une toute petite planète qui n’a, finalement, pas beaucoup d’importance dans l’histoire.

Un récit sans ampleur, qui n’implique pas une question fondamentale pour l’univers dans lequel il se déroule, serait vite lassant et pourrait rapidement donner l’impression d’un petit duel un peu ridicule auquel il ne faut pas vraiment donner d’importance.

Mais par contre, invoquer un grand récit, un grand désordre à résoudre ne va pas créer une adhésion immédiate. D’abord parce que le XXème siècle et ses totalitarismes ont créé un forme de méfiance vis à vis de ces visions à long terme dont on craint qu’elles n’écrasent l’individu. Et là bien-sûr vous pouvez remonter la page et revenir à Lyotard.

Mais également, pour ce qui est de la construction narrative, parce qu’afficher d’emblée la grande question d’un récit peut aussi bien en briser la dynamique que donner l’impression d’un trop plein compliqué à intégrer pour le spectateur.

Bon, on passe aux exemples :

Sleepy Hollow : le mauvais exemple. Je ne sais si comme moi vous avez été impatient de voir arriver cette série sur W9 en septembre dernier. De mémoire, il y avait même des pubs dans le métro, c’est-à-dire le genre d’affichage réservé à Games of thrones. L’univers avait l’air sympa, les acteurs avaient la tête de l’emploi, l’image était belle… Tout était parfait. Jusqu’au moment où, à la fin du premier épisode, on apprend que, en fait : le cavalier sans tête est un méchant, mais un méchant parmi d’autres, que cela fait partie d’un grand complot où George Washington joue le rôle du grand gentil et que, bien-sûr, il s’agit de sauver le monde. (Oui, le désordre le plus important est toujours de sauver le monde).

Buffy : le bon exemple. Buffy a dû arriver à la fin de la saison 2 et au Juge pour que ces actions impliquent la survie de l’humanité. Et mieux, après la série a régulièrement affiché un second degré des personnages quand il s’agissait de sauver “encore une fois” la planète et tous ses habitants.

Dans le communication et le management c’est la même chose.

Imaginez un entretien d’embauche où l’on vous dit dès le départ que le but de cette société qui fabrique des arbres à chats est de sauver le monde, ou même seulement de redresser l’économie française en proposant de rendre tous les matous de l’hexagone heureux ?

Et c’est la même chose en communication. Si le storytelling vous permet de défendre et d’illustrer des valeurs, c’est compliqué de dire que le soda que vous vendez va changer la vie. La fameuse campagne de la boissson Solo jouait justement avec la communication des grandes marques comme Coca ou Pepsi en disant que, finalement, le seul désordre que pouvait résoudre Solo c’était que vous n’ayez plus soif. Avec ce slogan “Probably the only soft drink that cures nothing but thirst.”

Et donc ? Et bien, tout est une question d’arcs narratifs.

Qu’est-ce qu’il reste alors ? Des petits récits qui peuvent intéresser un temps mais qui peuvent vite lasser ? Des grands pas très crédibles voire dont on se méfie ?

Et bien tout ça c’est une question d’arcs narratifs qu’il faut savoir articuler.

Tout d’abord un arc narratif c’est quoi ? Et bien on pourrait dire que c’est une histoire imbriquée avec d’autres. C’est-à-dire qu’elle conserve une structure propre comme chaque récit (un début, un milieu, un climax, un dénouement), qu’elle a son propre désordre à résoudre ; mais que, en même temps, elle s’entrecroise et s’articule avec d’autres arcs narratifs. Qui peuvent être soit plus grands, soit plus petits.

Par exemple, dans Games of Thrones Ned Stark a son propre arc narratif (alors qu’il est le seigneur de Winterfell, il est appelé comme Main du Roi, mais finalement il est exécuté comme traitre), arc qui prend place dans celui de la guerre entre les Stark et les Baratheon d’un côté et les Lannister de l’autre, arc narratif qui n’est lui-même qu’une partie de l’histoire des luttes entre les grandes familles de Westeros, qui lui-même ne serait (selon certaines théories) que l’incarnation d’une guerre entre les dragons et les marcheurs blancs (enfin si j’ai bien compris).

Les arcs narratifs s’imbriquent donc les uns les autres et se croisent pour donner un tout cohérent dans lequel le spectateur peut se retrouver, suivre de petits récits et s’impliquer dans un plus grand.

À lire là-dessus l’article de Gamasutra sur la narration dans les jeux vidéo, article illustré avec ces deux infographies qui montrent bien l’articulation des arcs narratifs.

La structure de chaque arc

Les arcs imbriqués entre eux

Conclusion : bienvenu dans un environnement global

Maintenant, ce qu’il faut comprendre c’est que votre récit, en tout cas si vous voulez en tirer le meilleur n’est pas un axe mais un milieu.

C’est-à-dire, dans un logique de présence transmédia, votre public n’est pas enfermer dans un cadre temporel figé. Si chaque arc possède son tempo, le public peut rencontrer chacun d’eux à des moments différents, dans des médias différents et, au fur et à mesure de ces rencontres, découvrir progressivement les enjeux les plus globaux de la narration. Ou inversement, voir la problématique d’ensemble du récit pour en découvrir les sous parties ensuite.

Dans ce milieu, le public croise les différends arcs narratifs d’un même récit et y adhère progressivement. Au fur et à mesure qu’il en comprend la dimension, son engagement et son identification au récit augmentent.

Imaginez quelqu’un qui, adhérant à un parti politique, va en lire les tracts, le journal, va échanger avec les autres militants, participer à des meetings… Celui-là va croiser plusieurs arcs narratifs qui, si tout va bien, participeront de l’arc narratif le plus large qui est celui que le parti propose de résoudre. C’est cette répétition dans un environnement médiatique qui va créer l’engagement de ce nouveau militant.

Et idem pour celui qui croisera le récit d’une marque au fur et à mesure. Par exemple en passant du lancement du dernier I-Phone à une publicité Apple, il verra se déployer deux arcs narratifs dans un même récit cohérent qui porte des valeurs d’innovation, de beauté et d’humanité.

Les grands et les petits récits, il en faut donc. Mais pas seuls. Pas sans qu’ils fassent partie d’un tout cohérent. Qui permet au public de se repérer dans cet ensemble et de s’y engager à chaque fois qu’il en rencontre l’une des histoires.

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Benjamin Berut
Storytelling : théorie et mise en oeuvre

Le #web, les nouveaux #médias, le #storytelling #mooc et le #gamedesign aussi et, ah, aussi le #jdr