Le storytelling est une science de l’opportunité

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Oui. Et même, je dirais que le storytelling ne permet pas grand chose d’autre que de s’adapter aux événements qui viennent. En fait, il n’y a vraiment que deux verbes qui comptent : Prévoir et Attendre.

Petit 1 : La narration c’est la résolution d’un désordre

Bon, c’est pas forcément très sérieux mais je commence en m’autocitant. En tout cas, si vous voulez voir pourquoi la narration est la résolution d’un désordre, je vous renvois à ce premier post sur le storytelling.

Pour résumer, le récit commence avec un quotidien qu’un événement vient déstabiliser. Et le but de la narration c’est de pouvoir dire que l’on a un nouveau quotidien, une nouvelle stabilité. Notez que le mieux c’est quand même quand le second quotidien est meilleur que le premier. Ah… et notez aussi que le désordre n’est pas forcément quelque chose de négatif. Par exemple, dans Harry Potter, le désordre c’est qu’un enfant maltraité qui découvre qu’il est en fait un sorcier et cela va changer sa vie.

Ce qui veut dire que, contrairement à ce que l’on peut croire, le récit ce n’est pas le passé mais le présent.

C’est un présent qui s’organise autour de la perspective de ce désordre à résoudre. Par exemple, l’histoire d’une princesse enlevée par un dragon vous plonge dans la perspective du “Comment le chevalier va t-il la libérer et la ramener au château ?”

Après, des événements peuvent arriver et changer cette perspective. Soit en la subdivisant vers un objectif intermédiaire “Il faut trouver l’épée magique qui seule peut blesser le dragon” ou en la modifiant complètement “Le dragon n’était pas méchant, il était manipulé par un sorcier et le véritable désordre à résoudre c’est de tuer ce sorcier.”

Donc, même si une histoire commence par “Il était une fois…”, une fois que vous entrez dedans vous êtes dans le présent de cette histoire. De la même manière que dans la Science fiction l’histoire est au présent même si elle se déroule dans le futur.

Alors, pour résumer, on peut dire que la narration c’est le passage d’un temps qui ne bougeait pas vers un temps qui ne bougera plus. C’est le présent guider par la perspective des événements qui doivent permettre de résoudre le désordre qui a lancer le récit.

Le moment référence. Sur l’idée que la narration c’est le présent qui permet de suivre les contingences, il faut absolument lire Temps et récit de Pierre Ricoeur. Et notamment sa définition de la triple mimèsis.

Prévoir et attendre : le récit avant les événements

Super. La narration c’est un présent qui anticipe sur ce qui va arriver. Mais à quoi ça me sert ? Et bien… à peu près à tout.

Mais d’abord, un passage par la télévision, la télévision des grands événements, la télévision avec un grand T (ou seulement un doigt de théorie, promis)

Dans leur livre La télévision cérémonielle : anthropologie et histoire en direct, Daniel Dayan et Elihu Katz analysent les grands événements diffusés par la télévision. Les mariages royaux, finales de coupe du monde de football, les premiers pas de l’homme sur la Lune.

Et l’un des éléments qui caractérisent ces événements est que, comme ils sont connus à l’avance, comme ils sont inscrits dans l’agenda on pourrait dire, les médias en définissent le sens en amont même de l’événement.

Par exemple, les journalistes n’attendent pas le 21 juillet 1969 pour s’intéresser au fait que, la veille, un homme a marché sur la Lune. Bien au contraire, tout le sens de l’événement est fixé bien avant que celui-ci n’ait lieu.

Ou sinon, pensez aussi à tous ces reportages qui précédent le défilé du 14 juillet. Là encore, chaque année, avant même l’événement on le raconte. On lui donne son sens et ses valeurs. Idem pour les élections présidentielles. Imaginez seulement un instant que les journalistes ne s’intéressent au second tour de l’élection qu’au moment du résultat. Résultat qui apparaîtrait comme une breaking news, comme une dépêche urgente du fil AFP qu’il faut traiter sans l’avoir prévue.

Attendez, on me dit dans l’oreillette que nous allons devoir annuler notre épisode de Joséphine Ange Gardien pour traiter un événement qui semble important” Bon, vous voyez que c’est absurde d’imaginer que la télévision, ou n’importe quel média, attend les événements pour les interpréter.

C’est d’ailleurs l’un des éléments qui, selon les auteurs, caractérisent les cérémonies télévisuelles qui sont les moments où la télé peut réunir des millions de téléspectateurs, ce sont des événements prévus. Des événements dont on connaît l’agenda, les dates importantes qui en marque le début et la fin.

Et, si j’ose dit, le désordre à résoudre. Par exemple : “Il y a un mois l’Espagne a remis en jeu son titre de champion du monde de football et, ce soir, il ne reste que deux équipes en compétition pour lui succéder.” Ou encore : “Aujourd’hui 11 janvier, après les attentats, les français vont défiler pour dire “non” au terrorisme.”

Et donc… Prévoir et attendre (ou seulement deux doigts de théorie, promis)

Dayan et Katz expliquent donc qu’il existe des événements qui, parce qu’ils sont marqués dans l’agenda médiatique, font l’objet d’une définition du sens en amont, d’un récit avant les faits.

Mais, on pourrait essayer de diviser cette dynamique en deux verbes qui vont permettre de l’étendre à tous les types d’événement, à tous les types de médias et même, et oui et même, au storytelling. C’est pas génial ça ?

Allez on y va :

Prévoir : Prévoir c’est savoir que l’événement va arriver. C’est lorsque l’événement a une date précise inscrite au calendrier. On ne peut pas se tromper. C’est “lundi ou mardi”, ou “de lundi à mardi” mais pas “peut-être lundi ou mardi, ou alors peut-être dimanche prochain, on sait pas en fait”.

Attendre : Attendre, c’est justement donner du sens à l’événement avant qu’il arrive. C’est en raconter l’histoire avant qu’il intervienne. De la même manière que les premiers pas de l’homme sur la Lune apparaissent, avant même que Neil Armstrong y arrive, comme le dépassement des possibles pour l’humanité, un “bond de géant” comme l’a dit l’astronaute.

Le premier c’est le calendrier et le second c’est le sens.

Et l’émotion que l’on crée selon l’un ou l’autre n’est pas le même. Un peu comme une bombe sur le point d’exploser pendant un dîner. Le fait qu’elle va exploser est prévu, le fait que le spectateur le sache est attendu.

Deux verbes et quatre possibilités

Alors, ça nous donne quoi ? Quatre possibilités pour savoir si un événement est oui ou non dans le calendrier et oui ou non avec un sens en amont.

Allez, on y va !

Prévu et attendu : Jusque là tout va bien. Ce sont nos événements types cérémonies télévisuelles. Je sais que ça va arriver et j’en raconte l’histoire avant même que ça commence. Pensez à un procès dont on attend le verdict, à un événement quelconque d’une entreprise… Vous en définissez, enfin j’espère, le sens avant l’événement.

L’imprévu et inattendu : C’est l’inverse. C’est l’événement qui sidère les médias. Celui dont on ne sait pas vraiment quoi dire. Alors, deux possibilités : soit il fait la Une et mobilise toute notre attention ; soit il passe complétement inaperçu. Mais, pour peu qu’ils nous intéresse, nous sommes pas démunis pour l’interpréter. Le plus souvent, il suffira d’y coller une référence déjà connue pour en cadrer le sens. Par exemple, dire lorsque le président de la République annonce que les attaques contre Charlie Hebdo sont un attentat terroriste, il en définit, le début et la fin, le sens et donc le désordre à résoudre (dans ce cas précis, la nécessité de stopper la menace et de ressouder la nation).

L’attendu et imprévu : Voilà la bête la plus étrange mais c’est finalement celle qui est la plus présente dans les récits médiatiques et dans le storytelling en général. En fait, ce qui est étonnant c’est que ce sont plus souvent les récits qui cherchent des événements que les événements qui cherche des récits. Je m’explique : si votre récit c’est ce focaliser sur un désordre, alors forcément vous aller définir l’importance des événements selon la perspective de ce désordre. Alors, le récit est comme un faisceau qui canalise votre attention et vous fait vous concentrer sur certains événements et en oublier d’autres.

Le prévu mais inattendu : Là aussi, ça peut paraître bizarre mais imaginez tous les événements qui sont inscrits à l’agenda, dont on sait qu’il vontarriver, mais qui ne nous intéressent pas, dont nous ne racontons pas l’histoire. Là encore, c’est le quotidien de la narration qui classe l’importance des événements selon le désordre qui l’intéresse.

La vertu et la chance ou merci Machiavel

Alors oui, la storytelling est une science de l’opportunité. Vous devez surfer sans cesse entre le prévu et l’attendu pour tenter de canaliser l’attention sur la résolution d’un désordre.

Vous devez sans cesse construire le sens des événements à venir, mais vous devez aussi sans cesse tenir compte de l’imprévu qui survient et qui doit, lui aussi, avoir son cadrage, son interprétation. Et, si possible, rejoindre le récit global.

Et là, bien que l’on cite la fameuse maxime de Machiavel Virtù et fortuna je suis désolé de vous dire que le storytelling n’a rien d’une manipulation.

La vertu, pour l’auteur du Prince, ce sont les compétences d’un dirigeant, ses qualités. Et la fortuna, la chance, le hasard, ce sont les événements. et l’un ne fonctionne pas sans l’autre. Les qualités ne sont rien sans la chance qui permet de les mettre en oeuvre et la chance ne sert à rien sans les qualités qui permettent de l’exploiter.

Bref, tout n’est affaire que d’opportunité et non pas de manipulation.

Le storytelling c’est pareil : vous définissez un désordre à résoudre et donc les événements qui font sens. Ensuite vous naviguez avec votre récit entre les différents événements qui viennent ou non le confirmer.

Vous définissez en amont ceux qui vous semblent importants, et vous vous faites surprendre par ceux qui n’ont rien à voir avec l’interprétation que vous vouliez donner aux faits.

Des fois ça marche, des fois ça ne marche pas. Rien n’est assuré. Et la seule chose que vous pouvez faire, c’est louvoyer en espérant garder le cap de votre désordre.

En tout cas, tant que votre récit n’est pas en train de nier les événements. Tant qu’il s’agit d’un récit éthique. Car oui, il y a des récits éthiques et d’autres qui ne le sont pas. Et ça, on le verra bientôt.

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Benjamin Berut
Storytelling : théorie et mise en oeuvre

Le #web, les nouveaux #médias, le #storytelling #mooc et le #gamedesign aussi et, ah, aussi le #jdr