Storytelling III : Les stéréotypes narratifs expliqués grâce à Game of Thrones

Benjamin Berut
Storytelling : théorie et mise en oeuvre
10 min readJan 27, 2015

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Et comment ça peut servir à la conception et l’analyse d’une histoire en communication, en marketing, en transmédia… et en fait partout où il y a du storytelling.

Un peu de théorie avant un peu de pratique

Qu’est-ce qui fait qu’un objet culturel fonctionne ? On ne saura jamais vraiment en fait. Mais ça n’empêche pas des gens de se poser la question. Par exemple, le sociologue américain Michael Schudson qui a définit 5 éléments qui permettent de mettre un objet culturel au centre de l’attention.

Un objet culturel ? C’est-à-dire, puisqu’ici on parle de storytelling, n’importe quelle histoire que l’on peut vouloir raconter dans un film, une série, une campagne de communication, une stratégie de management…

La portée (est-ce qu’il atteint son public), la résonance (est-ce qu’il parle à son public, à sa réalité), la résolution (est-ce que l’objet appelle à agir?), la rétention institutionnelle (est-ce que les institutions le mettent en avant) et la force rhétorique (est-ce que l’œuvre fait partie d’un genre mais s’en démarque également).

Bon, c’est un peu compliqué et ça demande beaucoup de précisions (c’est quoi une institution, la réalité du public, un appel à l’action… ?), mais là on va se focaliser sur le dernier : la force rhétorique.

La force rhétorique, c’est la capacité d’une œuvre, disons un film, à être immédiatement reconnue comme faisant partie d’un genre. Par exemple, quand au début de Star Wars vous voyez des étoiles et des vaisseaux spatiaux, vous vous dites immédiatement qu’il s’agit de science fiction. Ou quand vous voyez Jennifer Aniston sur le grand écran, vous vous dites immédiatement que c’est une comédie romantique et que c’est elle qui va sortir avec le mec bien à la fin.

Mais la force rhétorique, c’est également la capacité d’une oeuvre à se défaire de son genre. C’est-à-dire à se démarquer des éléments qui caractérisent son genre (les étoiles, les vaisseaux spatiaux, Jennifer Aniston) pour les détourner, pour surprendre le spectateur.

La longue monotonie des séries familiales comiques américaines des années 80

Prenons l’exemple des séries familiales comiques américaines des années 80. On y retrouve les mêmes éléments, un père, une mère, au moins deux enfants et des voisins. Le tout engagé dans un reste d’american way of life plus ou moins drôle, avec toujours une vision positive de la famille. Et tous ces personnages types font partie de ce qui caractérise la série familiale où, finalement, tout le monde s’aime en dehors de tous les éléments comiques qui peuvent intervenir.

En tout cas jusqu’à Mariés, deux enfants (Married… with Children en V.O) qui gardent les mêmes personnages types, dès le générique on comprend qu’il s’agit d’une série comique sur la famille (un père, une mère, des enfants, un chien), mais très vite on comprend que le style de leur relation et donc les éléments comiques vont être très différents. Là, les mêmes membres de la famille se détestent cordialement et ne s’apportent aucun soutien mutuel, ou alors très rarement (si, si je me souviens d’un ou deux épisodes).

La suite ? La série sera diffusée 10 ans, de 1987 à 1997, va compter 262 épisodes et inspirer toutes sortes d’autres séries qui, elles aussi, montreront des familles américaines pas très unies. Notamment les Simpsons qui, à leur tour, casse les stéréotypes en étant… un dessin animé avec des personnages jaunes (oui, il y a beaucoup plus à dire sur les Simpsons mais c’est pour expliquer le principe).

Et maintenant… Game of Thrones

Ok, on a compris. La force rhétorique c’est la capacité d’une œuvre à s’approprier les stéréotypes, les codes, d’un genre tout en les modifiant.

Et ça tombe bien, les récits sont plein de stéréotypes avec lesquels on peut jouer pour rendre une narration véritablement marquante.

Allez, on prend l’exemple de la série Game of Thrones (et des romans bien-sûr aussi). Au premier abord, si je vous demande à quel genre elle appartient vous devriez répondre quelque chose comme “Heroic Fantasy”, “Médiéval fantastique” ou encore “Le truc avec les hobbits, là…

Et vous avez raison. La saga de George R. R. Martin appartient bien à ce genre qui mélange moyen-âge et fantastique, où l’on trouve des chevaliers en armure et des princesses (ça, ça existait) mais aussi des dragons et des magiciens (ça, ça n’existait pas). Avec, comme grand ancien du genre, l’univers des Terres du Milieu développé par J. R. R. Tolkien. Et surtout les références issues des premiers romans de la geste arthurienne qui illustraient les vertus chevaleresques.

Comment je sais que c’est un récit style celui avec des hobbits ?

Alors quels sont les stéréotypes de genre qui nous permettent, en un seul coup d’œil, de reconnaître que l’histoire dans laquelle nous sommes y appartient ?

D’abord, il s’agit d’un “joli” moyen-âge, propre. Les chevaliers ont de belles armures, les princesses sont belles, les rues sont étincelantes (je caricature beaucoup oui).

Ensuite, dans ces récits, car les récits servent à illustrer des valeurs, ceux qui respectent les règles (ou en tout cas l’idée que l’on se fait des règles) d’un moyen-âge de gentilshommes sont les vainqueurs. Ils tuent les méchants, sauvent et épousent la princesse, deviennent roi.

Et finalement, plus difficile à appréhender, ces récits prennent souvent place au moment d’une disparition du fantastique. C’est-à-dire que les êtres féériques sont en train de quitter le monde. Penser aux elfes qui quittent la Terre du Milieu ou à Morgane qui emporte Excalibur au fond du lac.

Ce sont des mondes nostalgiques qui se vident peu à peu de l’extraordinaire pour laisser la place au monde plus prosaïque des hommes.

Et donc… Game of Thrones ?

Bon, vous avez compris. Dans l’univers de G. R. R. Martin, les choses sont bien différentes.

Les chevaliers ne sont pas chevaleresques du tout. Ce sont, comme le dit le Limier, des tueurs. Ni plus ni moins. L’auteur a voulu un moyen-âge plus réaliste, où les mariages sont arrangés, où les rois, même bons comme Robert Baratheon, se désintéressent des problèmes du royaume. Où l’on s’entretue bassement pour un peu de pouvoir.

Martin, parce que c’est un grand auteur (et un grand pervers), a même poussé le vice jusqu’à intégrer dans ce moyen-âge réaliste et violent, un personnage qui se croit, ou en tout cas voudrait croire, qu’il vit dans un conte de fées. Sansa Stark est le stéréotype de la princesse romanesque du récit médiéval fantastique type. Et, elle va payer très cher cette naïveté.

Mais, me direz vous, il y a Ned Stark. Le personnage principal. Et toute sa famille qui respire l’intégrité et la droiture ?” Oui, bien-sûr. Mais vous vous souvenez que normalement, dans un récit, celui qui représente les valeurs que défend le récit est le vainqueur ? Qu’Aragorn, justement parce qu’il est courageux et honnête, réussit à sauver Frodon, à éliminer Sauron et à devenir roi ?

Et bien qu’arrive t-il aux Stark et à Ned Stark en premier ? En tout cas au père, à la mère et à leur fils aîné qui représentent toutes les valeurs que portent normalement les récits d’heroic fantasy ?

Vous vous souvenez ? En tout cas, les réactions des fans à ce qui leur arrive font bien rire leur créateur.

Voilà c’est simple. Si Game of Thrones est marquant, c’est parce que la narration, parfaitement au courant des stéréotypes de son genre, s’amuse à les prendre à contre-pied.

Et c’est nous, à ce moment, que le récit prend à contre-pied. Nous attendons tous jusqu’au dernier moment l’événement, le Deus Ex Machina, qui va sauver Ned Stark. Parce que c’est normal. En tout cas dans toute notre expérience des histoires : les héros, ceux qui incarnent les bonnes valeurs, doivent gagner, il ne peuvent pas être tuer bêtement par un petit roi cruel.

Les stéréotypes sont nos habitudes, nos repères dans un récit. Ils installent chez nous des certitudes que l’auteur peut faire voler en éclat pour créer chez nous une expérience inoubliable parce qu’elle change la donne.

Ah, et autre stéréotype que brise Martin : le fait que son univers médiéval, à l’inverse de ce que l’on voit normalement, se réenchante. C’est-à-dire que plutôt que de voir disparaître les elfes, les dragons reviennent, comme les marcheurs blancs après des millénaires d’absence.

Une histoire ce sont des péripéties qui s’organisent selon la perspective d’un dénouement

Ok, et si Game of Thrones est si marquant c’est parce que les événements ne correspondent pas à ce que nous pouvons attendre.

Vous vous êtes forcément déjà retrouvé devant un film en vous disant : “Oui, bon lui c’est le héros, donc il va gagner et sortir avec la jolie fille. Rien de bien passionnant.” Et ce sentiment d’une histoire sans suprise vient justement du fait que le récit suit tous les stéréotypes de son genre.

Par exemple, dans un slasher avec des adolescents qui doivent faire face à un étrange tueur, vous pouvez quasiment dire qui va survivre ou non. Vous vous dites peut-être que vous le sentez d’instinct, mais en faites vous le savez par l’habitude. L’habitude des stéréotypes narratifs de ce genre.

Des stéréotypes que Scream, encore un film qui a marqué son genre, s’amuse à la fois à présenter dans le film lui-même (pour survivre il y a 3 règles à suivre), mais aussi à contre-dire.

Si une histoire est la résolution d’un désordre, la perspective d’un dénouement qui nous permet de réorganiser les événements les uns avec les autres. Alors nous ne sommes pas démunis dans cette perspective.

Toute notre connaissance, au moins empirique, des mécanismes et des stéréotypes narratifs nous sert à prévoir, à attendre un certain dénouement et à prévoir ce qui va se passer. Et c’est en contredisant cette attente, ce que nous pensons qui va arriver, qu’un récit nous marque véritablement.

Imaginons un jeune paysan orphelin parti pour sauver la princesse enlevée par un dragon. Il croise un vieil homme avec un chapeau pointu. Votre cerveau reptilien de narrateur vous fait dire “Héros rencontre adjuvant type mentor” ou “Luke rencontre Obiwan”/ “Arthur rencontre Merlin”. Et vous vous dites alors qu’une relation père/fils va se nouer entre les deux et que, sans doute, le mentor va offrir un savoir bien utile au héros dans sa quête, mais également qu’il ne sera pas là au moment décisif. Normal. Mais bon sans doute un peu frustrant.

Par contre, si le vieux sage se montre plus fragile, moins capable ou moins fiable que prévu, voire qu’il trahit le héros, alors votre histoire, parce qu’elle surprend le spectateur sera sans doute plus mémorable.

Au final, le vrai plaisir dans un récit, c’est le plaisir de nommer, dénommer et renommer tous ses personnages et événements. De donner un premier sens, se rendre compte qu’il n’est pas forcément le bon et en trouver un autre… Avant de se rendre compte que celui-là non plus n’est pas le bon et qu’il faut recommencer.

Et maintenant, comment je m’en sers en storytelling, que ce soit en documentaire, en communication, en management, en jeu vidéo…?

Bon, maintenant, la mise en pratique. Comment je fais un récit marquant ? Comment je joue avec les stéréotypes ?

Déjà, il faut connaître les stéréotypes de votre public et savoir vers quelle nouvelle image vous voulez les emmener.

Par exemple, la campagne menée par e.cancer.fr qui voulait changer l’image du malade victime et qui a décidé d’en faire des héros.

Ici, l’affiche attire votre regard en vous parlant de “Héros ordinaires”, ce qui est déjà un oxymore. Puis, en vous approchant et en lisant l’histoire, ce que vous découvrez ce n’est pas tant l’histoire d’une souffrance que l’histoire d’une victoire. L’affiche brise le stéréotype que l’association souhaite remplacer par une autre image. Elle change mon point de vue.

Autre exemple. Avec cette vidéo vous allez voir que l’on peut fixer plusieurs stéréotypes sur une personne en seulement 45 secondes.

Voilà, en moins d’une minute vous avez dû vous dire : “Ce mec est un sale con”, “ah, non, le pauvre il est handicapé”, “ah si, en fait, c’est bien un sale con.” et finalement “bah oui, les handicapés sont des gens comme les autres.”

Et voilà très exactement ce que c’est que de nommer, dénommer et renommer.

Comme je vous le disais, cibler le stéréotype auquel s’attend le spectateur et le prendre à contre-pied à la fois pour le marquer et le faire changer d’avis.

L’exemple Coca

Quel que soit le sujet de communication que l’on traite, on peut toujours utiliser les pubs pour Coca Cola, tout simplement parce que leur marketing est très bon. Et là, on prend l’exemple de Coca Zéro.

Comme on le sait, bien souvent les produits à vendre ont été rattachés à la virilité, aux filles qu’ils peuvent attirer et finalement à la promesse de sexe. Pour faire simple, boire un Coca = Sortir avec une jolie fille. Par exemple avec cette affiche.

Rien d’étonnant donc à ce que les pubs pour Coca Zéro qui, plus que le light, s’adresse aux hommes, on retrouve l’idée que de boire un Coca Zéro va conduire à sortir avec une jolie fille. Sauf que la jolie fille sort un peu des stéréotypes de la gentille fille qui attend le prince charmant.

Voilà, la fille elle aussi peut boire un Coca pour s’ajouter quelques soupirants. Et donc sortir du stéréotype que l’on attend et, sans doute, conquérir un public féminin pour le Coca Zéro.

En tout cas, on est loin des premières pubs pour la même marque qui, elles, mettaient seulement en avant le garçon. Mais vous pouvez les regarder quand même, notamment celle en dessous, parce que justement elle utilise les stéréotypes narratifs (la fille, le héros, le père) pour cadrer le désordre auquel répond le Coca Zéro, rendre l’impossible possible.

Conclusion

C’est bon, vous avez les éléments pour comprendre ce que sont les stéréotypes narratifs (des éléments connus du public qui lui permettent de comprendre et prévoir l’histoire) et comment jouer avec (en les prenant à contre-pied pour surprendre le spectateur).

Il y a bien-sûr encore beaucoup de choses à dire sur le sujet. Surtout si on essaye de comprendre l’influence culturelle d’une histoire et qu’il faut alors passer par les anti et contre stéréotypes définis par le sociologue Eric Macé.

En tout cas, dès que vous écrivez une histoire, peu importe pourquoi, poser vous bien la question des stéréotypes narratifs de son genre et de comment vous pouvez jouer avec.

D’ici là, merci d’avoir lu cet article et n’hésitez pas à commenter.

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Benjamin Berut
Storytelling : théorie et mise en oeuvre

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