Madame la procureure

Philippe Corbé
7 min readJul 23, 2024

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Harris veut faire campagne contre Trump, un délinquant condamné, en s’appuyant sur son expérience de procureure. Cela s’était retourné contre elle avant 2020.

Jeffrey Belfield / Commonwealth Times

Un ami américain, diplômé d’une prestigieuse faculté de droit de la côte Est, m’a dit un jour qu’on ne pouvait saisir l’Amérique tant que l’on ne comprenait pas que c’est une “nation of lawyers”, une nation de juristes, d’avocats, de juges, d’hommes et de femmes de loi. Je lui avais répondu que ce n’était pas une singularité américaine. En Europe, Tony Blair, Nicolas Sarkozy, Gerhard Schröder, pour ne citer des dirigeants que des deux dernières décennies, étaient passés par l’exercice du droit avant de se lancer en politique. C’est même très banal, et depuis longtemps.

Cet ami m’avait répondu que ce n’était pas la même chose, car ici aux États-Unis, la question du droit est présente dans la vie quotidienne des Américains. Il m’avait cité parmi quelques exemples les nombreux programmes télévisés quotidiens mettant en scène de vrais juges dans des procès avec de vrais gens mis en scène pour le petit écran (ma préférée, c’est Judge Judy, je l’avoue volontiers).

Même si j’ai consacré un livre il y a quatre ans à l’avocat Roy Cohn, qui a été le mentor de Donald Trump, je n’ai jamais été totalement convaincu par cette supposée singularité américaine, mais j’y ai repensé tout à l’heure en écoutant Kamala Harris pour son premier discours de candidate, dans le Delaware, au siège de la campagne Biden devenue en quelques heures la campagne Harris.

Elle a rappelé qu’avant d’être vice-présidente, avant d’être sénatrice, avant d’être procureure générale (ministre de la Justice) de l’État de Californie, elle a été procureure à San Francisco.

Dans ces rôles, j’ai affronté des malfaiteurs de toutes sortes…

(Des rires puis des cris de joie dans la salle)

Des prédateurs qui maltraitaient les femmes. Des fraudeurs qui ont arnaqué les consommateurs. Des tricheurs qui enfreignaient les règles pour leur propre profit. Alors, croyez-moi quand je dis que je connais le type de Donald Trump.”

On comprend ce que Kamala Harris va essayer de démontrer dans les cent et quelques jours qui lui restent avant l’élection : transformer cette élection en référendum sur Trump et s’appuyer sur son expérience de femme de loi pour faire, devant le peuple américain, son procès, comme procureure implacable de l’ancien président, un délinquant condamné au pénal, inculpé dans trois autres affaires, et qui a par ailleurs été reconnu responsable de l’agression sexuelle d’une femme qui l’accusait de viol et à laquelle il a été condamné à verser $83 millions pour diffamation.

Des petits malins ont déjà monté un faux site de la campagne Harris pour mettre en vente des t-shirts et des tasses “Prosecutor vs. Felon 2024”, “Procureure contre délinquant 2024”.

Joe Biden avait fait un autre choix stratégique lors du procès Trump au mois de mai, pour éviter de donner des arguments au camp républicain qui l’accusait d’instrumentaliser la justice (même si c’était un procès dans l’État de New York, qui ne dépend donc pas de la justice fédérale et du ministre de la Justice du président Biden). Il s’était exprimé solennellement après sa condamnation, mais avait préféré insister sur le danger que Trump faisait poser pour la démocratie américaine plutôt que de se réjouir de ses déboires judiciaires.

En faisant le choix de s’appuyer sur son expérience de procureure, Kamala Harris revient à une intuition qu’elle avait eue début 2019, lorsqu’elle avait lancé sa campagne pour la présidentielle 2020.

Je me souviens l’avoir suivie quelques jours après sa déclaration de candidature dans le premiers État qui organise une primaire, le New Hampshire. Il y avait beaucoup de curieux venus l’écouter à Porsmouth malgré la neige. Le slogan de sa campagne était “For the People”, “Pour le Peuple”, déjà une référence juridique.

C’est la phrase qu’elle devait prononcer comme district attorney (procureure) lors des procès. Traditionnellement le juge entre et dit quelque chose comme ceci : “Good morning. Calling the case of the People of the State of XXX versus XXX. Are both sides ready?”. Le procureur doit alors répondre : “Ready for the People, Your Honor”, prêt pour le peuple, votre Honneur.

Cette référence à son passé de procureure pour faire campagne contre Trump apparaissait aussi dans cette publicité diffusée alors par ses équipes.

Elle a poursuivi des prédateurs sexuels. Trump en est un”. La publicité poursuit ainsi en présentant son bilan comme procureure, contre les banques, contre les fraudes, etc., pour conclure qu’elle est “de toutes les manières possibles, l’anti-Trump”.

Publicité efficace, argument clair, stratégie limpide.

Le problème, c’est que ça n’a pas marché, mais alors pas du tout, et cet argument s’est même retourné contre elle.

Harris a dû renoncer à sa candidature avant même le début des votes pour les primaires. Non seulement parce qu’elle n’est pas la femme politique la plus efficace en campagne (Papi Joe était bien meilleur dans le serrage des mains, à l’ancienne), mais aussi parce que son passé de procureure est vite devenu un problème pour sa campagne, et qu’elle a ensuite pris soin de ne plus le mettre en avant.

Ses opposants à gauche lui ont reproché son bilan comme procureure générale de l’État de Californie (l’équivalent d’un ministre de la Justice, qui s’occupe aussi des questions de sécurité, de police, etc.). Elle était jugée par beaucoup de progressistes comme trop “tough-on-crime”, trop dure dans sa lutte contre la criminalité, une approche qu’elle avait défendue dans un livre, Smart on Crime, publié en 2009 alors qu’elle était procureure à San Francisco et se lançait dans la campagne pour être procureure générale de Californie (oui, aux États-Unis, on élit les procureurs et les procureurs généraux dans les États). Dans une tribune publiée dans le New York Times lorsqu’elle a lancé sa campagne en 2019, une juriste californienne lui reprochait des incarcérations de masse.

Pendant sa campagne présidentielle en 2019, après avoir mis en avant son expérience de procureure implacable, Harris s’est efforcée de gommer cette image qui allait lui coûter des voix. Il ne faut jamais oublier que les États-Unis sont le pays occidental avec le taux d’incarcération le plus élevé, avec environ deux millions de personnes derrière les barreaux. Il n’est pas rare d’avoir quelqu’un de sa famille qui est ou a été en prison. Les minorités latinos et noires y sont statistiquement surreprésentées, et ces sujets sont sensibles dans le débat politique lorsque des candidats cherchent à s’adresser à ces minorités (c’est d’ailleurs la raison pour laquelle Donald Trump pense que sa condamnation va lui attirer la sympathie de davantage d’électeurs noirs et latinos, mais je referme la parenthèse).

Craignant de perdre des suffrages de ces minorités et de la jeunesse, Harris avait essayé d’adoucir son image de fermeté sur la criminalité. Elle avait alors pris des positions plus à gauche que Biden sur la plupart des questions de justice pénale, allant jusqu’à envisager de décriminaliser les passages illégaux à la frontière. Elle n’avait pas immédiatement rejeté les appels de certains activistes à “abolir” l’agence fédérale en charge de l’immigration et avait suggéré de la refonder en “repartant de zéro”.

Bref, personne n’y comprenait plus rien. Elle était apparue comme trop à droite, puis trop à gauche, ce qui avait contribué à affaiblir sa position politique, à brouiller son message, et même à nourrir l’idée qu’elle n’avait pas de conviction tranchée sur beaucoup de sujets, qu’elle pesait sans cesse le bien et le mal sans oser trancher.

Comme le raconte Semafor, “elle souffrait d’un grave cas de ‘lawyer brain’” (un ‘cerveau de juriste’) “qui rendait encore plus difficile la réussite de cet exercice d’équilibre : elle était réticente à donner des réponses décisives sur des questions difficiles, ce qui a conduit à certains de ses moments les plus dommageables.

La campagne Trump a certainement repéré ces hésitations et n’hésitera pas à utiliser ces arguments contre elle, d’autant plus qu’ils veulent l’attaquer sur son bilan en matière d’immigration et la caricaturer en “Border Czar”(‘Tsarine de la frontière’), puisque Biden lui avait confié cette question au début du mandat.

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Pour terminer sur une note plus légère, regardez cette caricature publiée en 2003 par SFGate, un site d’information locale de San Francisco.

L’article raconte la brouille née en 1996 entre Kamala Harris, alors juriste au bureau du procureur de San Francisco, et une autre juriste qui y postulait, nommé Kimberly Guilfoyle. Les cancans ici rapportés sont assez caricaturaux (“Elles ont toutes les deux du charme, de l’intelligence et de la détermination.”) mais néanmoins savoureux. Guilfoyle était alors l’épouse du candidat à la mairie de San Francisco, Gavin Newsom, aujourd’hui gouverneur de Californie, et qui se serait probablement lancé dans la course à la Maison Blanche si Biden s’était retiré un peu plus tôt.

Kimberly Guilfoyle, après avoir été présentatrice sur Fox News, est aujourd’hui la fiancée du fils aîné de Donald Trump, et a parlé la semaine dernière à la convention républicaine comme je le racontais ici.

Le monde est petit quand on fait du droit en Amérique.

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Philippe Corbé

Journaliste / Auteur du roman "Cendrillon est en prison" et des essais "J’irai danser à Orlando" et "Roy Cohn, l’avocat du diable" chez Grasset