Relations humaines et artisanat : le futur des services publics

Série d’été | « Les figures de l’ouvrage » (9/9) | Hilary Cottam

Mon nouveau livre Du Labeur à l’ouvrage. L’artisanat est le futur du travail va paraître le 18 septembre prochain aux éditions Calmann-Lévy.

Les quelques semaines qui précèdent sont l’occasion, à travers cette série d’été, de vous faire découvrir les auteur.e.s qui m’ont influencée dans l’écriture de ce livre. J’en ai sélectionné neuf, et j’ai décidé de les appeler les « figures de l’ouvrage ». Ces neuf personnalités éclairent chacune à leur manière, par leur vie et leurs idées, le chemin qui reste à faire du labeur à l’ouvrage.

Après Barbara Ehrenreich, David Graeber, Silvia Federici, Henry George, Jane Jacobs, John Ruskin, Mariana Mazzucato, et William Morris, voici aujourd’hui le neuvième et dernier épisode, consacré à Hilary Cottam.

L’État-providence est un système industriel

J’ai eu la chance de rencontrer Hilary Cottam à plusieurs reprises à Londres. Cette Britannique connaît parfaitement l’histoire de l’État-providence, ses origines, ses crises et ses problèmes. Elle a consacré des années de sa vie à tenter de le comprendre afin qu’on puisse mieux le réformer. C’est pourquoi elle se définit comme une « activiste sociale ». Dans son livre Radical Help: How we can remake the relationships between us and revolutionise the welfare state (2018), elle explique pourquoi ce système qui a si bien fonctionné au XXe siècle doit être complètement réinventé au XXIe siècle.

Du rapport Beveridge à la création du National Health Service (NHS) par le premier gouvernement travailliste, la Grande-Bretagne a été pionnière et influencé le monde entier (dont les Etats-Unis, où Roosevelt a reçu Beveridge avant la guerre). Ce qui se faisait de mieux en matière de services publics universels et de protection sociale, c’était en Grande-Bretagne. Le système de santé, universel et gratuit, était envié de tous. Aujourd’hui, les Britanniques cultivent encore une nostalgie de ce NHS d’après-guerre, comme en témoigne des séries de la BBC comme Call the Midwife.

Une série qui cultive la nostalgie des services publics des années 1950

Le Welfare State britannique du XXe siècle est fondamentalement un système industriel—le reflet de l’ère qui l’a vu naître. On a standardisé, hiérarchisé et organisé scientifiquement les services pour en faire baisser les coûts et en démocratiser l’accès. Le NHS, par exemple, est une institution complètement verticale, aux protocoles rigides et à la hiérarchie très stricte. Certains actes sont effectués par des médecins, d’autres par des infirmières, et tout est décidé au sommet de l’organisation. La division du travail est claire. La subordination aussi. La médecine est la même pour tous et on soigne les patients aussi efficacement qu’on fabrique des voitures à l’usine. La standardisation va de pair avec l’universalité, et l’anonymat avec la fiabilité. Pour que tout marche bien, il ne faut surtout ni personnaliser, ni différencier.

Ce système a bien fonctionné au XXe siècle. Il a permis une meilleure redistribution de la richesse, une augmentation de l’espérance de vie, une baisse de la mortalité infantile et de la morbidité et une dynamique d’ascension sociale sans précédent. S’il ne fonctionne plus aujourd’hui, ce n’est pas seulement parce que depuis la génération de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, on tente partout d’affamer la bête (la stratégie « Starve the Beast » vise à créer volontairement un déficit public avec des politiques de réductions d’impôts, afin de forcer ensuite l’État à faire des coupes budgétaires et réduire ses engagements dans des secteurs comme l’assurance-santé, la sécurité sociale ou l’éducation). C’est aussi parce qu’on n’a pas innové ni fait évoluer un système qui a été conçu pour l’ère fordiste. Pire, on a renforcé la logique fordiste en mettant du reporting à tous les niveaux.

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« Nos tentatives incessantes de réparer le welfare state du XXe siècle ne sont pas les bonnes réponses pour nos vies modernes », explique Cottam, pour qui il existe au moins trois raisons pour lesquelles ce système ne fonctionne plus au XXIe siècle. Premièrement, il existe de nouveaux défis auxquels les générations précédentes n’étaient pas confrontées — épidémie de solitude liée au vieillissement, obésité croissante— qui appellent des solutions différentes. Deuxièmement, nous vivons une profonde crise du soin (du care) : nous avons des besoins criants de care (enfants, personnes âgées) qui ne sont pas satisfaits aujourd’hui. A l’époque de Beveridge, le care était l’affaire (gratuite) des femmes au foyer. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Troisièmement, la pauvreté et les inégalités sont remontées à des niveaux bien supérieurs à ce qu’ils étaient quand on a créé notre protection sociale et nos services publics. On peut encore ajouter le réchauffement climatique, les nouvelles crises migratoires ou encore les épidémies de maladies chroniques. Tout cela appelle des solutions nouvelles.

Tout est affaire de relations humaines

“Les relations humaines sont la ressource la plus précieuse dont nous disposons”, écrit Cottam. L’offre de services de proximité telle qu’elle est structurée aujourd’hui minimise l’importance des relations singulières entre individus. Le modèle fordiste et sa recherche des gains de productivité par l’organisation scientifique du travail ont façonné la manière dont on a structuré toutes les activités au XXe siècle, dans le secteur public comme dans le secteur privé.

Dans le secteur privé, on a cherché à appliquer division du travail et standardisation à la production des services. Quant au secteur public, le modèle imaginé par William Beveridge visait à optimiser l’accès à des ressources finies. On a donc éliminé les relations humaines pour rendre l’organisation plus performante. Or ce modèle impersonnel cause aujourd’hui beaucoup de dommages.

Pour Hilary Cottam, les relations humaines singulières peuvent résoudre la plupart des grands problèmes de notre siècle. N’est-il pas temps de remettre les relations humaines au cœur de l’offre de services ?

Voilà ce qu’elle explique brillamment dans le TED talk ci-dessous :

Dans son livre (et dans la vidéo), Hilary Cottam commence sa démonstration avec l’exemple d’Ella, une femme britannique pauvre et démunie, mère de plusieurs enfants, qui a régulièrement affaire aux services sociaux, mais dont la situation ne change guère suite à ces interventions. C’est que ces services sociaux, malgré leur coût, ne marchent pas : ils empêchent les relations humaines d’opérer leur magie. Les travailleurs sociaux, avec toute la bonne volonté du monde, doivent « servir le système » plus que les usagers. Ils passent leur temps à remplir des formulaires, rédiger des rapports et assister à des réunions pour discuter des rapports et des formulaires. Lorsqu’ils interagissent avec les usagers, ils doivent avant tout collecter des données pour, ensuite, remplir les formulaires. Ce mode de fonctionnement ne laisse pas de place à des conversations humaines ordinaires. Aucune relation sincère et durable ne peut être construite dans ce contexte. Toutes les interventions des services sociaux restent donc vaines.

Les liens que nous formons nous rendent heureux, nous soutiennent et nous aident. Mais ces liens ont été intentionnellement éliminés des systèmes que nous avons construits dans l’après-guerre. Beveridge n’avait pas de foi dans les émotions. Il était convaincu qu’il fallait préférer un système impersonnel. La standardisation du service devait permettre la baisse du coût unitaire de production. C’est comme cela que l’on parviendrait à servir des millions de personnes à un coût abordable. Malheureusement, si ce système a indéniablement créé de la valeur pendant plusieurs décennies, il a aussi rapidement engendré une augmentation de la solitude et un affaiblissement des liens sociaux.

« La solitude tue aujourd’hui plus que le tabac »

La solitude tue aujourd’hui plus que le tabac, explique Cottam. Un nombre croissant de gens n’interagissent plus avec d’autres humains et en souffrent. C’est probablement le plus grand défi social de notre époque. Or ce défi ne pourra pas être surmonté avec les modèles bureaucratiques du XXe siècle. Les personnes seules, notamment les personnes âgées, ont besoin de nombreux services. Lorsqu’on les interroge, elles citent des besoins variés comme « quelqu’un qui viendrait changer une ampoule à la maison », mais aussi « quelqu’un avec qui parler et s’amuser ». Or ces besoins ne sont pas pris en compte par les bureaucraties que nous avons créées.

La solution ? Changer la logique des services bureaucratiques afin de remettre la relation humaine au cœur du système. Pour cela, il faudrait pouvoir coordonner toutes les offres de services existantes, permettre aux professionnels, aux amateurs et aux particuliers de créer une expérience communautaire, où, parfois, les relations amicales qui auront pu se développer viendront se substituer aux services que les professionnels n’arrivent pas vraiment à rendre. La technologie permet comme jamais auparavant de mettre en réseau différents acteurs pour recréer des communautés qui ont disparu.

Les trois catégories (professionnels, amateurs et particuliers) fonctionnent en réseau de manière harmonieuse. Comme l’explique Nicolas Colin dans son livre Hedge, il est important de ne pas limiter l’offre des amateurs sur le marché des services de proximité. Pour lui, « la multitude est à l’économie du XXIe siècle ce que le pétrole pas cher était à l’économie du XXe siècle ».

Il est encore temps de l’acheter, ce livre :-)

Un grand nombre de ressources issues d’amateurs et de particuliers ne sont pas exploitées aujourd’hui alors qu’elles pourraient considérablement améliorer les vie des gens, permettre de recréer des communautés d’entraide et de combattre la solitude. « L’argent ne fait pas tout », explique Hilary Cottam. « Au cœur de cette nouvelle manière de travailler, il y a la relation humaine. J’ai constaté que lorsque les gens se sentaient soutenus par des relations humaines fortes, il pouvait y avoir du changement. »

Il est temps de comprendre que les services de proximité, y compris (surtout ?) ceux rendus par la puissance publique ne doivent pas être condamnés à être dévalorisés par la logique de production de masse et d’organisation scientifique du travail. Nous avons tout à gagner à y mettre une logique artisanale, qui permet les relations singulières, la personnalisation, la créativité et l’autonomie. C’est sans doute ce dont notre siècle a le plus besoin.

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Laetitia Vitaud
Du Labeur à l’ouvrage. L’artisanat est le futur du travail

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