“Dis papa, une ville, ça sert à quoi ?”

Duc Ha Duong
l’avenir appartient
6 min readJun 15, 2020

Ceci est le sixième article d’une réflexion collective en cours sur le futur des lieux de travail. Le premier revisitait le rapport au temps par le partage de bureau en timeshare, le second le rapport à l’espace par une autre distribution des postes, par cause et non par projet, les troisième et quatrième le rapport à l’argent, pour les coûts fixes (le loyer), et pour les projets (entre membres de préférence). Le cinquième démarre une démarche de co-construction sur un cas concret, la reprise du bail de The Family Paris au 25 rue du Petit Musc. Aujourd’hui, nous prenons du recul pour sortir de l’immeuble et le voir comme une pièce de ce puzzle géant qu’est la ville.

Ca fait longtemps qu’on fait des villes. Sans doute est-ce le commerce qui a démarré le mouvement. Puis on s’est fortifié, on a construit des murailles pour se protéger des envahisseurs. Ensuite Louis XIV est arrivé, il fallait concentrer le pouvoir, et enfin l’ère industrielle avec ses infrastructures à économies d’échelle et les gros besoins de main d’oeuvre dans usines qui ont appelé à densifier encore les populations.

De nombreuses raisons donc, et dont les importances relatives ont évolué au fil des années. Et elles continuent d’évoluer : dématérialisation du commerce, démantèlement des murailles, décentralisation du pouvoir, relocalisation de la production, micro-usines et impression 3D, comme en témoignent les succès de l’intitiative Fab City… sur bien des plans, l’attractivité des villes s’affaiblit, au point qu’on en vienne à évoquer un phénomène d’exode urbain.

Pour prendre l’exemple du pouvoir, une des leçons que notre président retient du confinement, c’est qu‘il faut décentraliser. Je cite son intervention du 14 juin à 20h20 : “L’organisation de l’État et de notre action doit profondément changer. Tout ne peut pas être décidé si souvent à Paris. Face à l’épidémie, les citoyens, les entreprises, les syndicats, les associations, les collectivités locales, les agents de l’État dans les territoires ont su faire preuve d’ingéniosité, d’efficacité, de solidarité”. A voir bien sûr si cela sera suivi d’effet.

Dans l’évolution actuelle du mix, il reste pourtant une dimension qui a du mal à se décentraliser : le foisonnement des idées. Même au 18ème siècle, quand l’immense majorité de la population était rurale, les grands penseurs étaient en ville. Car pour voir émerger des idées nouvelles il faut que des cerveaux créatifs se confrontent et s’entrecroisent, que les idées se mélangent, et que les ressources soient là pour les tester.

Pour s’accomoder de cette tendance, il faut donc se préparer à penser des villes moins denses, et dont la conception accordera moins d’importance à l’organisation scientifique et rationnelle de la vie (parking pour dormir, parking pour travailler, parking pour consommer), pour favoriser le foisonnement, la friction des cerveaux : davantage de rencontres, durant plus longtemps, plus diversifiées. Doubler, tripler le nombre de personnes différentes auxquelles on parle au cours d’une semaine, et en même temps augmenter la qualité de ces interactions pour y donner une plus belle part au non-marchand, en plus du transactionnel marchand.

Personellement je sens que c’est ce besoin qui me retient en ville, et je souhaite donc mener une expérimentation en ce sens : non pas de concevoir l’immeuble du futur, mais de concevoir une sorte de lieu-laboratoire dans lequel on voit comment pousser au maximum cette diversité des échanges. Je m’inquiète de voir que quand une nouvelle tour se prépare à sortir de terre à la Défense, si on voit l’empreinte carbone dans les préoccupations, on ne communique pas sur l’enjeu social de diversité des rencontres et de préservation de l’intégrité des humains, c’est à dire de leur liberté de prendre le rôle qu’ils souhaitent quand ils le souhaitent en fonction de qui ils rencontrent.

L’expérimentation consiste donc à créer les conditions pour maximiser ce facteur “foisonnement” : je rencontre un maximum de personnes, de tous horizons, mais avec qui je passe du temps de qualité (donc besoin d‘une forme de sélection naturelle), tout en me préservant la quantité de calme et d’isolation nécessaire à mon travail personnel. La biodiversité des échanges intellectuels.

En perma humaine, on s’arrose les uns les autres !

En permaculture agricole, on observe dans quelle direction les plantes s’épanouissent, et malgré une mobilité réduite, elles ne se contentent pas toujours de pousser exactement là où on les a plantées. En permaculture humaine, énorme différence, les humains ont des jambes et sont bien plus libres de leurs mouvements. L’enjeu est alors d’offrir un espace qui va attirer les “bon” profils, leur abaisser le plus possible les barrières à l’entrée et leur permettre ensuite d’y exprimer toutes les facettes de leurs individualités.

Les “bons” profils, c’est évidemment une notion très subjective. En première approximation, on va se choisir de rassembler les personnes qui partagent un ensemble de causes en commun. Ainsi, il y a toutes les chances qu’on ait envie de s’entraider, d’apprécier les projets des uns et des autres, et même si nos caractères sont divergents, nous serons toujours enclin à plus de compréhension et tolérance avec quelqu’un qui veut aller dans la même direction.

Pour abaisser les barrières, il faut un lieu sans badgeuse à l’entrée, gratuit d’accès, et facile à rejoindre, central, de sorte que l’on puisse passer à l’improviste pour prendre un café 5 minutes avant un rendez-vous dans le quartier. Il faut aussi la capacité d’acceuillir des personnes qui viennent de loin, leur proposer le couchage, voire le couvert. Tout en trouvant d’autres manières que l’argent de filtrer les passagers clandestins. Un discours bien rôdé, un attention commune à accueillir avec bienveillance les visiteurs tout en maintenant un discours ferme sur nos valeurs, a réussi à faire ce travail à Officaire (non sans quelques moments difficiles, dont on a appris). Le passage à l’échelle est un beau défi que nous sommes prêts à relever !

Maximiser l’accessibilité pour mettre toutes les chances de notre côté.

Enfin pour permettre à chacun d’être soi, plutôt que d‘imposer 30 minutes de méditation quotidienne, offrir un lieu multifacettes qui déboulonne un peu ces cloisons, invitant chacun à jongler avec ses différents rôles, et à croiser les autres dans différentes postures également. Des gens venus faire du sport, d’autres qui jardinent… On en a parlé dans un billet précédent, j’irai ici encore plus loin : pourquoi ne pas avoir une famille, avec enfants, qui habite le lieu ?

Les écolieux ruraux m’ont l’air de se révéler bien plus pérennes que les tiers-lieux parisiens, qui, quand ils ne ferment pas, doivent se réinventer assez rapidement et deviennent trop souvent accro aux grandes entreprises. Je me demande si le fait d’avoir l’âme d’un foyer familial ne serait pas un facteur de résilience. J’ai bien envie de tenter cette expérience avec Alexandra. Et pour nos enfants, eh bien puisqu’il paraît qu’il faut un village pour élever un enfant, voyons si le collectif d’un écolieu peut faire le job ! L’existence d’une famille résidente construira sans doute une relation différente avec le lieu, qui devient un ainsi un hybride entre “chez quelqu’un” et “un espace public”, toujours dans cet esprit de mettre de la distance avec rôles conventionnels de la société fordiste. Sans oublier les bénéfices matériels et logistiques de la mutualisation.

Bien sur, comme je disais plus haut, l’idée n’est pas de dire “nous construisons l’habitat du futur où pour une famille il y aura 1000m2 de bureaux et une salle de yoga”. L’idée est d’apprendre comment maximiser ce critère de foisonnement des idées pour mieux concevoir l‘urbanisme de demain, qui devra bien entendu tenir compte des autres contraintes. A ce titre, je suis curieux de savoir si notre initiative va susciter l’intérêt des grands acteurs de l’immobilier, du côté de l’innovation, la prospective ou la RSE… Si vous en connaissez, faites-leur donc suivre cet article ;-) !

(Bravo encore à la Creative Tribe pour les illustrations)

Une fois stabilisée cette expérimentation, il faudra travailler les interactions avec les autres tribus

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Duc Ha Duong
l’avenir appartient

Entrepreneur, father, barbarian, dreamer, prospectivist, teal evangelist, optimistic, french-vietnamese, parisian, feminist, caretaker. Blind to legal fictions.