Haïti: du Jardin des Délices à l’Enfer de Dante

Max Jean-Louis
Les Oubliés de l'Histoire
6 min readSep 5, 2021

Durant cet été 2021, Haïti s’est rappelée, une fois de plus, au « bon souvenir » des opinions publiques internationales, suite au chapelet de tragédies qu’a connu le pays : assassinat du Président Jovenel Moïse le 7 juillet, puissant séisme le 14 aout puis passage de l’ouragan Grace le 17 aout…Et hop, voilà que pendant 5–10 jours, la presse internationale s’est subitement « souvenue » de ce pays, souvent en utilisant des formules très peu journalistiques telle que « malédiction ». Ci-dessous le parcours d’Haïti du Jardin des Délices à l’Enfer de Dante.

Beaux rivages, sables mêlés d’or, forêts denses, oiseaux rivalisant de magnificence, tels étaient quelques éléments constitutifs du cadre dans lequel vivaient les Taïnos, le peuple qui habitait l’ile avant l’arrivée des Européens. Etant un peuple doux, la majorité des 2 à 3 millions de Taïnos passait une bonne partie de leur temps soit à cultiver, à pêcher, à chasser, à participer au jeu de balle, à des cérémonies rituelles (comme l’areyto) ou à certaines activités spécifiques telles que la poterie…La notion de propriété privée était quasi-inexistante : comme la lumière du soleil ou l’eau présente un peu partout, la terre et ses fruits étaient perçus comme des cadeaux de la déesse-mère : Atabey et des autres cémi (divinités) à partager en toute amitié…Comme le dira beaucoup plus tard Jean Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) : « Les fruits sont à tous, et la terre n’est à personne ! ». Dans cette Ayiti des aborigènes, il était même permis à certains hommes d’avoir jusqu’à 7 à 8 femmes (et même 30 dans le cas du cacique Bohéchio). C’était le Jardin des Délices !

Le Jardin des Délices (voir ci-dessous), est le titre d’une peinture célèbre du primitif néerlandais Jérôme Bosch datant la période comprise entre 1494 et 1505, coïncidant avec la rencontre entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Cette œuvre-maîtresse qui fascine tous les amants de l’art depuis plus de cinq siècles est un triptyque représentant à gauche le jardin d’Eden, à droite l’Enfer et au centre la troupe des descendants d’Adam et Eve. Au fil des siècles, plusieurs observateurs avisés ont développé une certaine appréciation ésotérique du Jardin des Délices qui dénoterait la coexistence du plaisir infini et de la pureté édénique.

Jardin des Délices (Jérôme Bosch)

Le 5 décembre 1492, Christophe Colomb et les Européens débarquent donc sur la terre d’Ayiti. C’est l’entrée du serpent tentateur dans le jardin d’Eden taïno et l’ouverture de la boite de Pandore des malheurs d’Haïti ! Le premier territoire visité sera celui du Marien, dans le Nord de l’ile. Très vite l’arrivée des envahisseurs inquiétèrent les aborigènes. Guacanagaric, le cacique (chef) du Marien sera le premier à rencontrer Colomb. Rêvant, dans un premier temps, de paix et de fraternité, Guacanagaric déchantera très vite ! De 1494 à 1508, la population taïno qui fût forcée à exploiter ses propres terres afin d’envoyer l’or dans sur le Vieux Continent, passe de 3 millions à 70.000 ! Ainsi, l’arrivée des Européens en Ayiti, serait comme La Maison Dieu du Tarot de Marseille (voir ci-dessous), cette carte montrant un puissant éclair qui foudroie une tour, provoquant la chute de ses habitants. La Maison Dieu renvoie à ces évènements-catastrophes qui ébranlent les fondements de la vie d’un individu ou d’un groupe d’individus.

Ainsi, afin de suppléer à la main-d’œuvre indigène qui venait à manquer, la traite des esclaves est autorisée « officiellement » par Charles Quint en 1517. En réalité, elle avait commencé bien avant sur l’ile d’Hispaniola (nom donné par les Espagnols à Ayiti)…L’Eglise a, dans un premier temps jusqu’à l’arrivée du pape Paul III, légitimé l’esclavage qui se présentait comme une œuvre louable visant à sauver les âmes de ces « pauvres » Noirs. Donc, pendant près de 3 siècles, des hommes et des femmes arrachés de leurs terres sur le continent africain allaient opérer le grand voyage pour arriver en terre haïtienne. Le 14 aout 1791, la cérémonie du Bois-Caïman qui rassembla une quantité d’esclaves près du Cap-Haïtien allait lancer la Révolution aboutissant à libération du pays du joug colonial, le 1er janvier 1804…

La France vaincue par l’armée indigène allait tout de suite refuser de reconnaitre l’indépendance d’Haïti. Ce ne sera qu’en date du 17 avril 1825 que la France consentira à le faire…et cela au prix fort! Cette reconnaissance sera conditionnée au “versement de la somme de cent cinquante millions de francs, destinés à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité”. Selon une estimation de l’économiste français Thomas Piketty, cette dette de la honte qu’Haïti prendra 125 ans pour acquitter, représenterait aujourd’hui « au minimum 28 milliards de dollars ». La Première République Indépendante du Monde, avec ce lourd fardeau, était quasiment condamnée à la pauvreté ! Cette misère sera entretenue par les Américains qui occuperont Haïti de 1915 à 1934. Cette occupation, qui n’est rien de moins qu’« un acte d’agression d’un pays indépendant par un autre », aura comme conséquences, entre autres, La déstructuration progressive de l’économie paysanne, la dépendance financière sans cesse croissante d’Haïti envers les Etats-Unis d’Amérique et le pillage des mines du pays…Plus tard, en 1991, suite au coup d’état contre Jean-Bertrand Aristide, l’Organisation des Etats Américains (OEA), l’Organisation des Nations-Unies (ONU) et les Etats-Unis de Georges H.W. Bush imposent un « embargo » sur Haïti. Les impacts immédiats de cet embargo seront dévastateurs pour une population déjà à genoux. Pire encore, ces sanctions économiques imposées jusqu’en 1994, laisseront des séquelles qui perdurent à nos jours. Pourtant, les « étrangers » ne peuvent et ne doivent être accablés de tous les maux d’Haïti, ce serait d’une scandaleuse malhonnêteté intellectuelle…

En 1804, Dessalines devient le premier chef d’état haïtien. Deux ans plus tard, en 1806, celui-ci sera assassiné par ses anciens frères d’armes. Ce parricide ouvrira le bal de l’instabilité politique d’Haïti : entre 1804 et 1957, 24 chefs d’État sur 36 seront renversés ou assassinés. De 1957 à 1986, le pays connait une paix de cimetière, avec le régime dictatorial des Duvalier. Il s’agit, en realité, que d’une stabilité « imposée » par la Terreur et incarnée par un Président “à vie”. De 1986 à 2021, l’instabilité repart pour la plus belle jusqu’à l’assassinat du Président Jovenel Moïse dans sa chambre, à sa résidence privée par un commando étranger, le 7 juillet 2021… Qu’ont donc fait les haïtiens de la terre d’Ayiti dont le flambeau a été transmis aux ancêtres africains par les derniers survivants Taïnos, dans les maniels, au début du XVIe siècle ? Qu’ont donc fait les haïtiens de la terre d’Haïti pour laquelle le sang de tant d’africains assujettis fut versé ?

La responsabilité des malheurs qu’a connu Haïti au fil des siècles renvoie dos à dos haïtiens et étrangers. La “nature” et le “mauvais sort” paraissent donc comme des boucs émissaires idéaux pour sortir de ce polemos : notion grecque abondamment explorée par Hieraclite puis Heidegger, évoquant l’idée de querelle (intellectuelle ou physique) …Les catastrophes naturelles comme les séismes et ouragans sont même présentés par certains journalistes, locaux et internationaux, comme « une malédiction ». Les églises locales et missionnaires étrangers appellent à la « repentance » tandis que certains vodouisants parlent de la « colère des loas qui se sentiraient délaissés par la population ». A chaque catastrophe, ONG haïtiennes et étrangères, églises, éternels candidats et autorités se retrouvent sur le terrain pour « assister » tandis que les initiatives pour réduire durablement les conséquences néfastes de ces catastrophes sont plutôt rares.

L’Haïti d’aujourd’hui apparait donc comme l’Enfer de Dante, qui en 1307, entreprend l’écriture de la Divine Comédie, dans laquelle il invente un enfer littéraire et spirituel, structuré en 9 cercles, où se côtoient créatures effroyables et personnages respectables, originaires de l’élite. Haïti est ce bateau ivre sans capitaine, voguant de catastrophes en catastrophes, certaines naturelles et d’autres pas. Comme pour la Divine Comédie qui se présente, in fine, comme un voyage poétique et initiatique vers et avec Béatrice Portinari, l’amour perdu de Dante avec qui il arrivera à retrouver le Paradis, Haïti doit retrouver son chemin, sa voie vers ses paradis perdus.

Lucifer, Codex Altonensis

Max Jean-Louis

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Max Jean-Louis
Les Oubliés de l'Histoire

MBA, Commissaire d'art, Journaliste et Spécialiste en Engagement Communautaire. MBA, Art Curator, Journalist & Community Engagement Expert