Charles Sirot : “La question du climat[…] est un des problèmes collectifs les plus complexes auxquels nous faisons face.

EPISODE 4 : L’intelligence collective vue par les doers

Zelda Bas
SCIAM
8 min readFeb 17, 2021

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Image par Zelda Bas de SCIAM

INTERVIEW - Charles Sirot est co-fondateur de l’association la Fresque du Climat, facilitateur lors des ateliers d’intelligence collective de l’association, et co-auteur de la Fresque de la Biodiversité, un atelier participatif et pédagogique pour mieux comprendre la biodiversité.

Après avoir passé plusieurs années dans le monde des start-up, la naissance de sa fille aînée pousse Charles à aligner sa forte conscience environnementale avec sa vie professionnelle. Il se rend donc en 2018 à Berlin pour être formé par Al Gore au sein du Climate Reality Project, une organisation formant des leaders à travers le monde sur le dérèglement climatique. Depuis, Charles a élargi son domaine de compétence vers la biodiversité.

En parallèle de son rôle de facilitateur au sein de la Fresque du Climat, il accompagne les entreprises dans le respect des neuf limites planétaires.

SCIAM . - Après être partis à la rencontre de Nina Bufi, Marc Santolini, et Francois Taddei, nous sommes ravis de partager ce quatrième épisode de notre série exploratoire sur l’intelligence collective au cours duquel nous sommes partis à la rencontre de Charles Sirot.

Comment définiriez-vous l’intelligence collective ?

Charles Sirot. - L’intelligence collective est une méthode qui consiste à créer un environnement au sein duquel les membres d’un groupe s’écoutent, construisent ensemble et se nourrissent des intelligences individuelles des uns et des autres afin de maximiser l’intelligence du groupe.

SCIAM . - Vous êtes le co-fondateur de “La Fresque du Climat”, une association qui anime des ateliers collaboratifs pour sensibiliser au changement climatique.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les ateliers ?

Charles Sirot. - A la Fresque du Climat on aime jouer ! Convaincus de l’importance du jeu dans l’apprentissage, l’association anime des ateliers - créés par Cédric Ringenbach - ludiques et scientifiques autour de quarante-deux cartes issues des rapports du GIEC (Groupe d’experts Intergouvernementale sur l’Evolution du Climat, créé par l’ONU). Les participants doivent y reconstituer les liens de causes à effets inhérents au dérèglement climatique entre différentes cartes reliées par des flèches. Ce processus de co-construction aboutit sur une fresque géante. Un atelier rassemble entre six et huit participants. Il dure trois heures et est découpé en trois phases : réflexion, créativité et débrief. Tous nos ateliers sont animés par un facilitateur qui encadre et guide les participants.

SCIAM . - Comment les principes de l’intelligence collective se sont-ils traduits lors de la création de l’Association ?

Charles Sirot. - Au moment de créer l’association, nous avons décidé de nous inspirer du mode de gouvernance utilisé par le parti pirate suédois, le swarmwise.

Le swarm se définit comme l’essaim d’abeilles. Dans un essaim certes il y a une reine, mais il y a surtout beaucoup d’abeilles qui communiquent entre elles pour prendre les bonnes décisions selon leurs places dans l’essaim. Cette approche distribuée se traduit en un mode d’organisation très délocalisé. Ce dernier permet à tout le monde, sur le terrain, d’être le plus efficace possible, de pouvoir prendre des décisions et d’avancer. Cela fonctionne quand l’objectif est clairement défini et partagé par tous.

Motivés par l’envie que tout le monde à la Fresque du Climat puisse prendre des initiatives, chacun à son niveau, nous avons instauré la fameuse règle de trois : un collectif de trois personnes est suffisant pour prendre des décisions, même lorsque cela engage l’association, selon des règles précises définissant qui, quand et comment. Très concrètement, quand un membre adhérent de l’association a une proposition ou une idée, il en parle consécutivement à deux personnes qu’il juge légitimes pour valider sa proposition. Les deux personnes en charge de se positionner peuvent répondre comme suit :

  • Joker (Je passe mon tour car le sujet ne m’intéresse pas, je n’ai pas d’avis, je n’ai pas le temps, …)
  • Oui c’est une bonne idée, je valide : +1 point pour le décompte
  • Non, je ne valide pas : STOP ! (L’idée est alors rejetée immédiatement et n’ira pas plus loin, du moins pas avec la règle de trois. Il faudra trouver d’autres mécanismes pour la faire adopter comme la proposer au conseil d’administration.)
  • Peut être :+0 point pour le décompte. Il faut alors trouver une autre personne qui puisse légitimement donner son avis sur la question. La personne qui dit « peut-être » peut recommander de consulter une personne en particulier. Dans ce cas, la recommandation doit être suivie.

Au bout de trois “oui”, l’idée est adoptée.

Cette règle de trois n’est pas infaillible mais permet une rapidité d’exécution intéressante. Nous partons de toute façon du principe que la pire erreur serait de ne rien faire face au changement climatique ! La règle de trois rejoint beaucoup d’autres règles de la Do-ocratie la légitimité et le pouvoir sont confiés à ceux qui font, aux doers.

SCIAM . - Quel rôle ses principes jouent-ils pendant les ateliers ? De façon plus large, comment l’intelligence collective entre-t-elle en jeu dans la question du climat ?

Charles Sirot. - La question du climat nous concerne tous. C’est un des problèmes collectifs les plus complexes auxquels nous faisons face. Tout le monde a au moins une idée dessus, un avis de comment il se positionne par rapport à cette question. Même les climatosceptiques peuvent comprendre mais par déni sont sceptiques. Les solutions sont donc forcément collectives. Les gestes individuels c’est important et nécessaire, mais insuffisant. Nous ne pouvons pas faire l’économie d’une mobilisation collective à très grande échelle.

Dès lors, le but de nos ateliers est de rendre tangible ce problème commun, de le mettre « au milieu », puis de mobiliser l’intelligence collective pour que chacun s’en empare et puisse contribuer aux solutions.

Lors des ateliers, la dimension émotionnelle est très présente. J’ai assisté à de réelles prises de conscience, j’ai vu des gens pleurer, j’ai vu des personnes très éloignées de la question du climat faire des observations très pertinentes. Le fait d’être un collectif permet d’accueillir ces émotions de manière partagée, mais surtout de manière productive. Plutôt que de regarder des vidéos angoissantes sur le climat seul derrière son ordinateur et de se sentir submerger, la Fresque du Climat sensibilise collectivement ce qui génère une mise en mouvement. L’intelligence collective de la fresque s’incarne alors au travers du sentiment d’appartenance qui émerge au cours d’un atelier. Je suis assis autour d’une table avec des personnes qui comprennent le même sujet, au même moment : c’est très puissant.

SCIAM . - Quand avez-vous pris conscience de ce phénomène d’intelligence collective pour la première fois ?

Charles Sirot. - Dès mes premières animations de la Fresque du Climat en tant que facilitateur. J’avais beau ne pas maîtriser le sujet comme aujourd’hui et y aller à tâtons en commençant à m’y essayer auprès de ma famille et mes amis, j’ai dès le début été frappé par ce mécanisme de “construire ensemble”. Les participants sont acteurs de la fresque, qu’ils soient novices ou experts sur la question. Cette expérience d’intelligence partagée donne un “supplément d’âme” à la sensibilisation.

SCIAM . - Selon vous, pourquoi parlons-nous de plus en plus d’intelligence collective ? L’intelligence collective répond-elle à un contexte particulier ?

Charles Sirot. - Je ne suis pas un spécialiste de la question, mais je dirais qu’il y a trois raisons :

  1. L’émergence des réseaux sociaux a donné aux citoyens beaucoup plus d’occasions de donner leur avis, à tort ou à raison. Nous avons donc plus l’habitude d’échanger à très large échelle pour proposer des idées afin de construire collectivement.
  2. Les organisations évoluent rapidement avec la digitalisation, comme l’explique bien Frédéric Laloux dans “Reinventing organizations”. Il souligne deux points clefs : une culture de la hiérarchie qui est de moins en moins attrayante et la notion d’information beaucoup plus partagée. Résultat, les gens ont une vision 360 des choses.
  3. C’est une méthode redoutablement efficace qui se démocratise à vitesse grand V notamment avec des catalyseurs comme MakeSense, Ticket for Change et bien d’autres…

L’intelligence collective répond à un très grand nombre de contextes, mais pas n’importe comment !

SCIAM . - Comme le montre James Surowiecki dans “La Sagesse des foules”, l’intelligence collective ce n’est pas simplement mettre des personnes en groupe.

Votre expérience vous a-t-elle permis d’identifier ce qui permet de faire émerger l’intelligence collective ?

Charles Sirot. - Deux éléments clé favorisent l’émergence de l’intelligence collective : le cadre et le facilitateur.

Chaque Fresque du Climat est unique et l’expérience vécue va énormément dépendre du contexte et surtout de la posture du facilitateur. On parle parfois de cadre de sécurité pour préciser qu’il est important que les participants connaissent les règles de la collaboration pour qu’ils puissent pleinement participer au processus.

Je voudrais également insister sur l’importance du facilitateur. La Fresque du Climat touche à un sujet sensible. De plus, les informations scientifiques qu’on partage sont parfois complexes. Enfin, le niveau de connaissance des participants varie énormément. Le facilitateur doit être capable de prendre en compte tous ces éléments et arriver à générer un momentum qui va faire émerger une énergie collective. Un bon facilitateur doit faire preuve d’énormément de pédagogie et d’empathie. Et je rajouterai de joie — il en faut pour un sujet grave.

SCIAM . - Pourriez-vous nous raconter votre pire et votre meilleure expérience d’intelligence collective ?

Charles Sirot. - Mes pires expériences d’intelligence collective se sont à chaque fois produites lors de séquences où nous utilisions ce processus alors que le pouvoir ne voulait pas être partagé. Le processus d’intelligence collective produisait des idées intéressantes mais menait le collectif dans une impasse car celui-ci n’était pas maître de la prise de décision.

J’ai eu la chance d’organiser plusieurs “Startup Weekend” autour des sujets durables avec notamment Yvain Mouneu et Anne Désérable, également des membres de la communauté des fresqueurs. Lors de ces hackathons, dont le concept est de monter des projets entrepreneuriaux en 48 heures avec des équipes qui se découvrent le vendredi soir pour pitcher le dimanche soir devant des investisseurs, il y a eu des pépites d’intelligence collective. C’est une expérience assez incroyable en tant que participant mais aussi en tant qu’organisateur !

SCIAM . - Selon vous, quel est le piège de l’intelligence collective ?

Charles Sirot. - Le piège est de vouloir l’appliquer à toutes les sauces sans la bonne méthode. Et le pire est de vouloir l’appliquer alors que le pouvoir n’est pas prêt à être partagé. Dans ces cas là, la production issue de la démarche d’intelligence collective ne sera pas utilisée, ce qui sera extrêmement déceptif pour le collectif. La Convention Citoyenne pour le Climat illustre parfaitement cela. Les 150 ont montré une incroyable intelligence collective après avoir été (in)formés sur le sujet climatique. Leurs 149 propositions vont clairement dans le bon sens du challenge climatique, sauf que leur production n’a pas du tout suivi le chemin promis du “sans filtre”. Résultat, la déception est immense.

SCIAM . - Dans une interview précédente, Nina Bufi soulignait que « l’intelligence collective n’est pas la solution magique à tous les problèmes ». Pourquoi selon vous ?

Charles Sirot. - Typiquement, des problèmes de comportement individuel ne peuvent pas vraiment être réglés par de l’intelligence collective. Parfois, cette volonté de vouloir profondément changer doit venir de la personne elle-même. L’intelligence collective pourra aiguiller et aider, mais la solution à ce problème ne pourra venir que de l’individu en question, car il est le seul maître à bord !

SCIAM . - Avez-vous un livre, podcast, article en lien avec l’intelligence collective à nous recommander ?

Charles Sirot. - La vidéo du créateur du Parti Pirate Suédois sur la méthode Swarm Wise qui nous a beaucoup inspirés au début de l’association de la Fresque du Climat. J’en profite pour remercier Marc-Antoine Garrigue qui me l’a initialement montrée.

Les travaux de la Convention Citoyenne pour le Climat qui sont le fruit d’un exceptionnel travail d’intelligence collective.

Mais surtout, inscrivez-vous à un de nos ateliers !

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